J’ai toujours considéré Aimé Césaire comme celui qui a le mieux analysé le colonialisme, le poète le plus accompli, un militant politique à l’écoute attentive des pulsations de son peuple. Issu de la bourgeoisie intellectuelle martiniquaise, il fait les meilleures écoles de Fort-de-France avant d’aller à Paris comme boursier au Lycée Louis le Grand, puis l’école normale supérieure. C’est là qu’il rencontre Léon Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor, eux aussi poètes, qui décident de lancer le mouvement de la négritude, un cri de colère et aussi une tentative d’affirmer l’existence d’une culture et d’une Histoire africaine. C’est aussi une critique virulente du racisme et de l’esclavagisme.
C’était l’enseignant de Fanon, il a soutenu la cause algérienne, un Antillais qui sait que la Martinique est partie prenante de l’Afrique. Il a toujours eu l’Algérie dans son cœur, les nôtres l’ignorent comme ils excluent Fanon, Césaire et Montherlant des programmes scolaires et universitaires, ces écrivains et ces militants de l’anticolonialisme.
Il se distinguait de Senghor et de Damas, il accordait beaucoup d’importance à la dimension sociale et historique, ce qui n’était pas le cas de Senghor qui développait un discours essentialiste. A Paris, il prend conscience de l’effacement systématique par le colonialisme des valeurs africaines. Césaire, à partir de son expérience poétique et de ses deux essais-phares, Discours sur le colonialisme et Cahier d’un retour au pays natal et ses contributions dans les revues Tropiques, Légitime défense et L’Etudiant noir, avec Senghor et Damas, va poser crument la question de la colonisation.
La négritude va subir une virulente attaque de Frantz Fanon, ancien élève de Césaire, qui considérait que ce mouvement était révolutionnaire dans les années 1930-1940, mais il ne l’est plus dans la mesure où désormais, ce n’est plus une question raciale, mais sociale, le noir exploite le noir. Il visait surtout Senghor. Même Césaire épousera cette idée en considérant que la négritude était devenue « une « notion de divisions » après avoir été un espace de libération.
Pour lui, désormais, « il faudrait travailler à la construction d'un système fondé sur le droit à la dignité de tous les hommes sans distinction d'origine, de religion et de couleur »
Une fois, les études achevées, il retourne en Martinique parce que, estimait-il, que c’était là-bas, au milieu des populations antillaises, qu’il devait y être, pour participer concrètement à son développement. Il rejette l’idée de rester en France, c’est ce qui serait, selon lui, une sorte de « trahison ». « Comment pouvais-je parler de la Martinique à partir de Paris, ce serait une fumisterie », lançait-il lui qui venait de publier le texte le plus important sur le colonialisme : « Discours sur le colonialisme » où il démonte les mécanismes de son fonctionnement, considérant que colonialisme et le nazisme sont une même chose : « Il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s'ignore, qu'Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation contre l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique ».
Fervent anticolonialiste, il ne rate pas l’occasion de s’attaquer aux différentes entreprises coloniales. C’est dans ce sens qu’il publie ses textes-phares, « Le discours sur le colonialisme » et « Cahier d’un retour au pays natal » et de nombreux poèmes et pièces de théâtre qui vont dans ce sens. Il a publiquement dénoncé les massacres de mai 1945, les bombardements de l’armée française au Viêtnam et l’insurrection de Madagascar. Césaire a choisi d’être aux côtés des Martiniquais, refusant de demeurer loin du territoire, il a été maire-député de la Martinique et de Fort-de-France de 1945 à 2001. Il adhère aux jeunesses communistes quitte le PCF en 1956 après le discours de Khrouchtchev révélant les crimes de Staline.
Il a toujours pensé que le colonialisme était tout simplement la négation de l’humanité. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a refusé de recevoir Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, en réaction à la loi du 23 février 2005 sur les « aspects positifs de la colonisation ». Alors qu’un romancier algérien avait intitulé un de ses romans, paru en 2008, « Ce que le jour doit à la nuit », comme si la « nuit » coloniale pouvait enrichir « le jour ».
Césaire, c’est surtout le théâtre et la poésie, lui qui a entamé son expérience poétique dans les années trente. André Breton qui a découvert Cahier d’un retour au pays natal à sa parution est fortement séduit par la force poétique. Il rédigera par la suite la préface de son ouvrage, « Les armes miraculeuses », qui verra le poète intégrer le groupe surréaliste sans renier son engagement politique.
Il s’intéresse ouvertement, dans sa production dramatique, aux questions politiques. « Une saison au Congo » aborde le combat et l’assassinat de Patrice Lumumba, Et les chiens se taisaient est une parabole de la domination coloniale, La tragédie du roi Christophe est une plongée dans une histoire permettant d’éclairer le présent et de comprendre les problèmes de l’Afrique. Il évoque souvent l’idée de la nécessité d’un « théâtre politique » en Afrique. Kateb Yacine aussi. Les deux auteurs se connaissaient, leurs textes ont été mis en scène par un grand metteur en scène français, Jean-Marie Serreau. Il écrit ceci : « Mon théâtre est surtout politique parce que les problèmes majeurs en Afrique sont des problèmes politiques. ». Ainsi, se retrouve la relation Prospéro-Caliban de « La tempête » de Shakespeare, le personnage apprend la langue de l’oppresseur pour le maudire. Keita Fodéba, Kateb Yacine ou Mohamed Dib n’ont fait que retourner les outils de la culture européenne contre ses initiateurs.
La question du pouvoir personnel, autoritaire et dictatorial a marqué le paysage dramatique de Césaire qui a ouvert la voie en fustigeant les dirigeants africains d’après les indépendances dans ses pièces : La tragédie du roi Christophe (1963), Les Chiens se taisaient, Une saison au Congo (1964) et Une tempête (1969). Les pièces vont souvent présenter des dictateurs imbus d’eux-mêmes, mégalomanes et éloignés du peuple.
Le fonctionnement de l’écriture dramatique correspond souvent à ce schéma : conquête du pouvoir, exercice du pouvoir, fin tragique du personnage et, parfois, son renversement par un proche collaborateur qui emploiera les mêmes pratiques pour se maintenir à la tête du pays.
Je ne comprends pas comment Césaire, comme Fanon d’ailleurs, sont ignorés dans les universités algériennes, alors que le discours officiel n’arrête pas, usant de paroles bavardes, à chanter l’Afrique et l’anticolonialisme.