Pour beaucoup, les mots sont dépouillés des bruissements sociaux et des choix idéologiques. Ainsi, on essaie souvent dans des situations particulières à détourner le mot de son sens « premier » considéré comme naturel le mettant en ordre de guerre. C’est ainsi que les mots font la guerre en se drapant d’oripeaux avec la singulière griffe « l’ordre des choses ». C’est contre cette manière de faire, une mécanique langagière de guerre que s’est élevé Pierre Bourdieu : "De toutes les formes de « persuasion clandestine », la plus implacable est celle qui est exercée tout simplement par l’ordre des choses". Les langues ne sont pas si neutres que ça, investies et instillées par des mots d’ordre idéologiques. Comme elles n’existent pas d’elles-mêmes. C’est pour cette raison qu’on peut dire que les langues disent les mêmes slogans dans des situations particulières, elles sont plutôt porteuses et productrices d’histoire et d’idéologie. On peut user de l’arabe, du français ou du tamazight pour développer un discours néolibéral, socialiste, social. Le sens est au-delà de la langue et du langage.
On ne peut saisir le sens d’un mot sans le situer dans le contexte de sa production. Le lexique politique est extrêmement marqué par les options idéologiques des uns et des autres. Les lieux de la réception déterminent la production du sens. Ainsi, chaque locuteur inscrit le sens dans sa perspective souvent réduite, mettant à mal les lieux de l’altérité. Ce qui piège le sens, c’est cette propension à emprunter « l’ordre des choses », intériorisant des « évidences » construites ici et là. Souvent, certains opposent au mouvement de l'Histoire et du monde le sens qui les arrange, immuable. Noam Chomsky a consacré quelques travaux à ce phénomène. Quelques exemples.
Le groupe de mots « langue de bois », utilisé, au départ, par Gilles Martinet, dans ses articles dans le nouvel observateur et son ouvrage, Les cinq communismes (Paris, Le Seuil, 1971), ciblent le discours marxiste et ménage la vulgate libérale. Au départ, l’expression est marquée par les jeux idéologiques et s’inscrit dans une démarche politique particulière. Pour le dictionnaire encyclopédique, Le Larousse, elle serait « la phraséologie stéréotypée utilisée par certains partis communistes et par les médias de divers Etats où ils sont au pouvoir », alors que le lexique libéral et néolibéral n’en fait pas partie. Mais il est possible de détourner le sens originel en l’élargissant à tout discours où interviennent clichés, stéréotypes, effets de dissimulation, logorrhée, enveloppant ainsi le vocabulaire néolibéral.
Le mot qui perd ses attributs sémantiques originels est affublé d’un groupe lexical trop imprécis et fortement drapé d’oripeaux idéologiques, « Langue de bois ». Le langage employé est marqué par la pauvreté du vocabulaire et la flexibilité sémantique. Des mots et des expressions reviennent comme des leitmotive, suggérant une extrême violence, l’exclusion et une réalité binaire : « terrorisme », « Etats voyous », « axe du mal » vs « axe du bien », civilisation vs barbarie, sauvage, liberté…Ces constructions lexicales sont censées incarner et porter les valeurs « occidentales ». Les mêmes catégories lexicales investissent le discours des journalistes, des militaires et des politiques.
Le mot impérialisme aussi a subi de profonds glissements, le sens change en fonction du locuteur, évitant une définition où interviendrait des réalités concrètes. Pour Lénine par exemple, il serait le stade suprême du capitalisme. Castro s’était attaqué à l’usage de ce mot par les différents dirigeants socialistes, implicitement soviétiques, qui useraient d’une enveloppe sémantique ambiguë, alors que la réalité de l’impérialisme serait concrète. Dans de nombreux textes de dirigeants politiques européens, le mot est marqué par une certaine transparence, ce qui le dépouille d’une explication claire. Le Larousse le définit ainsi : « Politique d'un État visant à réduire d'autres États sous sa dépendance politique ou économique » et il donne comme exemple, « l'impérialisme britannique au xixe siècle ». Certains considèrent aussi l’Union Soviétique comme un Etat impérialiste, alors que d’autres, notamment les communistes, soutiennent le contraire.
L’impérialisme qui est une réalité historique concrète est ainsi, souvent, dépouillé de son contenu initial, marqué du sceau d’un vide sémantique, « blanc ». Abdellah Laroui propose une très belle définition dans son ouvrage, L’idéologie arabe contemporaine, ne négligeant nullement d’évoquer sa complexité : « L’impérialisme devient une structure globale qui, survenue dans un pays, dessine aux autres le cadre de leur évolution future. Les autres pays ne peuvent plus penser ni agir que dans ce cadre donné. Seulement au lieu de considérer ce fait comme une malédiction, on tend à y voir la victoire de l’Universel ; si cette structure nouvelle s’est imposée d’une manière tellement incontestable, c’est qu’elle portait en elle plus d’universalité, c’est-à-dire de capacité d’unir les hommes que celle qu’elle a remplacée. Cette deuxième perspective (la première étant la quête de l’authenticité) est donc obligée de justifier historiquement l’impérialisme, non pas dans le détail de ses actes, mais dans son mouvement d’ensemble. Quant au moi, elle refuse de le ramener à une postulation négative, de le traiter comme la marque que laisse l’âme délestée d’elle-même ; elle l’identifie aussi à un processus, mais d’une manière positive ; le Moi, ancien fruit de la société détruite, s’accroche un bon moment, puis il sera remplacé par un autre Moi, fruit de la nouvelle société ; en attendant que ce dernier se cristallise, il y a un vide, cela est vrai, mais au lieu de le valoriser, il faut le relativiser, en faisant confiance au temps.
Pour Edward Said, Noam Chomsky, Juan Goytisolo et Félix Gattari, l’impérialisme est reconnaissable à ses dépassements et à sa tendance de dominer l’autre. Edward Said, en partant de la tragique occupation coloniale de la Palestine, , met en avant l’idée selon laquelle l’impérialisme en quête perpétuelle d’un ennemi cherchera à nier tout acte de résistance physique ou symbolique pour légitimer son occupation. Noam Chomsky démonte les mécanismes du discours « occidental » en interrogeant les catégories lexicales déterminées par l’emploi de mots et de groupes de mots subissant inéluctablement de sérieux glissements sémantiques. Des mots comme « liberté » ou « les amis de la liberté et de la démocratie » perdent leur sens initial pour être marqués idéologiquement et être cantonnés dans l’univers de la stéréotypie.
On tente de faire croire au monde, apparemment unipolaire, mais traversé fondamentalement par des voix et des sédimentations dissidentes, que la résistance à l’ordre désiré par le puissant relevait de l’entreprise terroriste. Le recours à des catégorisations simplistes, idéologiquement déterminées, servant un discours bien précis, participe d’une péjoration de l’Autre, étrange et étranger, saisi dans sa dimension primitive et sauvage, plongé dans un état de nature.