On n’arrête pas d’entendre ces expressions, « la vie est ainsi faite », « c’est la vie », comme si nous étions prisonniers de la fatalité du moment et du triomphe définitif des plus puissants. Je viens d’apprendre pas plus loin qu’hier que les Chiliens viennent d’élire un président, continuateur possible de l’œuvre de Salvador Allende. J’aime le théâtre de Brecht qui exclut toute attitude naturaliste, préférant aller dans le sens d’un monde et d’êtres transformables.
Toute proposition ne s’inscrivant pas dans « l’ordre naturel des choses » n’est pas la bienvenue dans un univers conventionnel dominant considérant qu’il n’y a qu’une seule méthodologie allant dans le sens de la « nature des choses », la question de la norme est consubstantielle à ce débat. Cette attitude a été, à maintes reprises, dénoncée par le sociologue Pierre Bourdieu qui y voyait une grave dérive et un déni de démocratie provoquant, par la force de la puissance médiatique un dangereux « ordre des choses » naturel : « De toutes les formes de « persuasion clandestine », la plus implacable est celle qui est exercée tout simplement par l’ordre des choses ».
Il n’y a pas d’ « évidence », tout devrait-être questionné récusant tout argument d’autorité. Il n’y a pas si longtemps, parce que proposant une autre manière de faire, Edward Saïd (L’Orientalisme), Noam Chomsky et Edward S. Herman (La fabrication du consentement. L’économie politique des médias de masse), Jacques Derrida, Pierre Bourdieu (Sur la télévision et bien d’autres textes) et Michel Foucault (Surveiller et punir) avaient été considérés comme des « charlatans » et des personnages « controversés ». Même d’ailleurs, Sartre a « bénéficié » de cette qualification.
Ces auteurs tentent de remettre en question le discours dominant en entreprenant un travail de déconstruction/reconstruction et en contestant « l’ordre naturel », fait de récits collectifs préfabriqués et d’une altérité biaisée. Ces intellectuels sont présentés comme des « charlatans » ou des « fous » qui n’obéissent pas aux carcans méthodologiques et épistémologiques dominants. Leurs propos sont souvent déformés.
Edward Saïd avait été présenté comme quelqu’un qui défendait le Sud avec ses dictatures contre le Nord qui serait de « véritables démocraties ». Noam Chomsky a tout d’un « fou », il publie beaucoup, génial, il déstructure les contraintes systémiques, relativise la tendance à l’excessive individualisation des relations sociales tout en refusant de réduire les constructions collectives à des instances individuelles, excluant le cirque de la « fin des idéologies », tout en étant proche de Claude Lévi-Strauss ( structures inconscientes) et Pierre Bourdieu (habitus) qui serait aussi ce chérubin, trop rebelle, non conformiste, n’incarnant pas le discours intellectuel dominant qui ose s’attaquer à « l’ordre naturel » des choses et aux espaces médiatiques. Le penseur algérien, Mohamed Arkoun, ancien professeur à Paris-Sorbonne, un empêcheur de tourner en rond, avait lui aussi eu ses contempteurs. Tous savent que les réalités sont complexes (Edgar Morin), en partant de l’idée d’un monde fait de métissages, de négociations et de constructions.
Deleuze parle de « rhizome », Ortiz préfère la notion de transculturalité ou Claude Lévi-Strauss qui exclut la présence de races ou de civilisations au pluriel vont remettre en question un (des) savoir (s) considérés comme stables, statiques. Tous ces maîtres à penser sont très nuancés dans leurs questionnements, partant du terrain n’excluant pas l’existence de contradictions. Chomsky explique ainsi son regard sur le fonctionnement des médias : « Je n’ai jamais dit que tous les médias n’étaient que propagande. Loin de là. Ils offrent une grande masse d’informations précieuses et sont même meilleurs que par le passé, mais il y a beaucoup de propagande ».
Il faut savoir que ces intellectuels, souvent attaqués, n’étaient souvent pas invités à s’exprimer, mais dénigrés sans un travail de confrontation ou de questionnement de leurs textes. Tout est construction. Le questionnement de la norme et de la contre-norme est fondamental. Lacan et Foucault accordent une grande importance à l’ici et maintenant et à la réalité pratique ou empirique, et au-delà à Ibn Rochd et Spinoza qui plaidaient pour la non dissociation du corps et de l’esprit, c’est-à-dire de la totalité.