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Billet de blog 25 septembre 2022

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Le langage comme rapport de forces

Les mots ne sont jamais neutres, ils sont souvent investis d'un contenu particulier. Ils sont l'expression d'un rapport de forces idéologiques, sociales et politiques. Des termes et des syntagmes comme complot, langue de bois, controversé ou populisme ne sont nullement neutres.

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Je crois que ce qui articule la quête du (des) savoirs, c’est la liberté de chercher et aussi, bien entendu, de trouver. L’on passe ainsi de l’hypothèse, de la possibilité à la vérité, la certitude, la science. La recherche n’est nullement la science, mais une quête vers la science, un processus marqué par la présence d’une multitude de possibilités. Une hypothèse reste une hypothèse, pour reprendre une tautologie souvent employée dans des discussions dites scientifiques. La vérité absolue est de l’ordre du divin. Chaque locuteur défend sa propre vérité.

1- Des mots qui entretiennent le conformisme : Ces derniers temps, notamment à la télévision, beaucoup se présentant le plus souvent comme des « experts » emploient, à n’en plus finir, les mots « science » et « méthodologie » pour paralyser l’adversaire. Il faut savoir qu’un chercheur, c’est tout simplement quelqu’un qui cherche. Il n’y a pas plus simple formule que ça. Il n’a pas encore trouvé, mais il tente de trouver. La science, pour faire aussi, simple, c’est quand on a trouvé.

Les mots dans certaines situations, on s’en sert pour essayer de freiner son interlocuteur avec le moins d’arguments possibles. Quand on manque d’arguments, on use de mots marqués idéologiquement, ayant subi de profonds glissements. Il y a des mots qui reviennent beaucoup ces derniers temps sans que leurs utilisateurs ne prennent le temps de les questionner : controverse, langue de bois, populisme, science, méthodologie, liberté, entreprenariat. Ce sont des catégories lexicales puisées dans un champ idéologiquement déterminé. Ces mots ou groupes de mots ne sont nullement neutres idéologiquement. L’adjectif « controversé », ou les mots « populisme » et « langue de bois », « théorie du complot » sont souvent repris dans la presse quand il s’agit de personnes ou de réalités en porte-à-faux avec le discours dominant et l’ « ordre naturel des choses ». Si on suit la définition proposée par le Larousse, « controversé » signifierait : « qui suscite des controverses, des contestations, discuté ».

Est « controversé », celui qui développe un discours ne correspondant pas à l’imagerie dominante. Une autre formule adossée au terme controversé, c’est la « théorie du complot » et de la « conspiration », employée dans le but de décrédibiliser le discours différent, trop peu conformiste. A côté de ces syntagmes, pullulent des « évidences » qui font de l’adversaire un diable.

Même le groupe de mots « langue de bois », utilisé, au départ, par Gilles Martinet, dans ses articles dans le Nouvel Observateur et son ouvrage « Les cinq communismes », cible le discours socialiste et ménage la vulgate libérale. Au départ, l’expression est marquée par les jeux idéologiques et s’inscrit dans une démarche politique particulière. Pour le dictionnaire encyclopédique, Le Larousse, elle serait « la phraséologie stéréotypée utilisée par certains partis communistes et par les médias de divers Etats où ils sont au pouvoir ». Mais il est possible de détourner le sens originel en l’élargissant à tout discours où interviennent clichés, stéréotypes, effets de dissimulation, logorrhée, enveloppant ainsi le vocabulaire néolibéral.

Le mot populisme dont la définition est floue et ambiguë est souvent malmené, sans aucune interrogation de ses sources et de son évolution. Les puissances de l’argent détournent le sens du « populisme », avec le soutien des institutions officielles (académies, médias, prix…) en l’investissant d’un contenu péjoratif et négatif et en faisant admettre ce glissement sémantique au grand nombre. Dès qu’un intellectuel ou un leader politique évoque le « peuple », il est qualifié de « populiste », avec le sens voulu par les forces de l’argent, soutenu par la machine médiatique et les appareils politiques dominants.

Il serait utile que les journalistes et les universitaires apprennent avant de « bâtonner » quelque dépêche que ce soit, les politiques et les universitaires, d’interroger l’événement, ses conditions de production, la source tout en la confrontant avec d’autres éléments au lieu de reprendre telle quelle une quelconque dépêche d’une agence ou tel ou tel mot qui, il faut le souligner, restent prisonniers de postures idéologiques.

2-L’ « ordre naturel des choses », une tromperie : Toute proposition ne s’inscrivant pas dans « l’ordre naturel des choses » n’est pas la bienvenue dans un univers conventionnel, considérant qu’il n’y a qu’une seule méthodologie allant dans le sens de la « nature des choses », la question de la norme est consubstantielle à ce débat. Il n’y a pas d’ « évidence », tout devrait-être questionné récusant tout argument d’autorité. Il n’y a pas si longtemps, parce que proposant une autre manière de faire, Edward Saïd (L’Orientalisme), Noam Chomsky et Edward S. Herman (La fabrication du consentement. L’économie politique des médias de masse), Jacques Derrida, Pierre Bourdieu (Sur la télévision et bien d’autres textes) avaient été considérés comme des « charlatans » et des personnages « controversés ». Même d’ailleurs, Sartre a « bénéficié » de cette qualification. Ces auteurs tentent de remettre en question le discours dominant en entreprenant un travail de déconstruction/reconstruction et en contestant « l’ordre naturel », fait de récits collectifs préfabriqués et d’une altérité biaisée. Leurs propos sont souvent déformés.

Edward Saïd avait été présenté comme quelqu’un qui défendait le Sud avec ses dictatures contre le Nord qui serait de « véritables démocraties ». Noam Chomsky a tout d’un « fou », il publie beaucoup, génial, il déstructure les contraintes systémiques, relativise la tendance à l’excessive individualisation des relations sociales tout en refusant de réduire les constructions collectives à des instances individuelles, excluant le cirque de la « fin des idéologies », tout en étant proche de Claude Lévi-Strauss ( structures inconscientes) et Pierre Bourdieu (habitus) qui serait aussi ce chérubin, trop rebelle, non conformiste, n’incarnant pas le discours intellectuel dominant qui ose s’attaquer à « l’ordre naturel » des choses et aux espaces médiatiques. Le penseur algérien, Mohamed Arkoun, ancien professeur à Paris-Sorbonne, un empêcheur de tourner en rond, avait lui aussi eu ses contempteurs. Tous savent que les réalités sont complexes (Edgar Morin), en partant de l’idée d’un monde fait de métissages, de négociations et de constructions.

Gilles Deleuze parle de « rhizome », Ortiz préfère la notion de transculturalité et Claude Lévi-Strauss qui exclut la présence de races ou de civilisations au pluriel vont remettre en question un (des) savoir (s) considérés comme stables, statiques. Tous ces maîtres à penser sont très nuancés dans leurs questionnements, partant du terrain n’excluant pas l’existence de contradictions. Chomsky explique ainsi son regard sur le fonctionnement des médias : « Je n’ai jamais dit que tous les médias n’étaient que propagande. Loin de là. Ils offrent une grande masse d’informations précieuses et sont même meilleurs que par le passé, mais il y a beaucoup de propagande ».

Il faut savoir que ces intellectuels, attaqués, n’étaient souvent pas invités à s’exprimer, mais dénigrés sans un travail de confrontation ou de questionnement de leurs textes. Toute attaque du système dominant est assimilée à une conspiration. Tout est construction. Le questionnement de la norme, de la normalisation et de la contre-norme est fondamental. Lacan et Foucault accordent une grande importance à l’ici et maintenant et à la réalité pratique ou empirique, et au-delà à Ibn Rochd et Spinoza qui plaidaient pour la non dissociation du corps et de l’esprit, c’est-à-dire de la totalité.

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