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Billet de blog 25 septembre 2022

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L'université, le savoir et le dogme dominant

Ces dernières décennies, l'émergence du discours néolibéral tend à faciliter l'exclusion et la mise à l'écart de toute pratique intellectuelle autonome. Une lecture

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Je n’ai jamais saisi cette posture de l’universitaire comme simple suiviste, une sorte d’illustrateur du discours dominant, suivant sans fin la vox populi. L’universitaire devrait-être fondamentalement autonome, produisant un (des) savoir (s) à partir du questionnement du terrain marqué du sceau de la rigueur épistémologique, théorique et empirique.

Ces dernières décennies, d’interminables attaques ont visé de grands producteurs intellectuels, Sartre, Althusser, Bourdieu, Foucault, Deleuze et bien d’autres dont le crime est de réinterroger l’appareil conceptuel dominant et les pratiques méthodologiques et épistémologiques. Et de considérer l’université comme un « appareil idéologique d’Etat » (Althusser) traversé par les contradictions de la société, mais devant fonctionner comme entité autonome.

Derrière cette guerre des mots se dissimulent des positions politiques et idéologiques. Ainsi, ces derniers temps, il y eut, au terme de sérieuses recherches l’émergence d’une nouvelle manière de lire les êtres et les choses. Ce qui pose problème pour les tenants des pratiques dominantes soutenues par les aléas du conformisme. Il y eut même des tentatives en France, au nom de la neutralité de l’enseignement universitaire, de péjorer certains thèmes en sciences sociales, en usant d’un syntagme trop confus, islamo-gauchisme ou de déclarations dénonçant « l’engagement politique de certains chercheurs ». Heureusement, des structures scientifiques et des scientifiques se sont élevés contre ces attitudes maccarthystes, défendant « la liberté académique, la liberté de recherche dont l’évaluation par les pairs est garante ».

Au nom d’une supposée désidéologisation de l’université et de la recherche, on veut tout simplement imposer l’idéologie dominante et une « délégitimation des études post-coloniales, ou intersectionnelles, ou sur le terme de race » (Alain Liepietz). Paradoxalement, on s’attaque au modèle américain qui privilégie « études » à disciplines », donnant la possibilité de lire autrement le monde. Peut-être, ces opérations risqueraient d’être suivies par la mise à l’écart des travaux de Lévi-Strauss, Foucault, Deleuze, Morin, Vidal-Naquet et d’autres auteurs « incorrects », attitude inconcevable, pour le moment, en Europe tellement les instances scientifiques sont solides.

Il y a aussi cette tendance dans nos pays à ne pas interroger les notions en vogue comme « nation », « Etat-nation » ou idéologie, termes utilisés ici et la sans leur préalable définition. Je ne sais pas, mais dès qu’on parle d’idéologie ou de politique, c’est la méfiance. L’idéologie, c’est tout simplement, pour faire vite, la représentation du monde, un ensemble d’images et de signes. Je construis ma propre représentation du monde. On a façonné une vision péjorative de l’idéologie et de la politique, alors que la politique, c’est surtout tout ce qui est en rapport avec la culture de l’ordinaire, les questions sociales. C’est pour cela justement que dans de nombreuses universités, on accorde trop peu d’importance à Ibn Rochd, Al Kindi, Al Farabi, Ibn Rochd, Ibn Khaldoun, Al Ghittani, Son’Allah Ibrahim parce qu’ils développeraient un discours éloigné de l’idéologie dominante.

Dès qu’on parle de nation ou d’idéologie, les uns et les autres n’arrêtent pas de gloser, alors que ce sont de simples constructions ou représentations qu’il serait pertinent d’interroger. Pour cela, il faut disposer des outils nécessaires d’abstraction et de questionnement. L’Etat-Nation, au sens moderne, est étroitement lié à la conception jacobine du monde (remontant à la Révolution française de 1789), favorisant la centralisation de l’Etat et l’usage d’une langue commune, promue langue de l’Etat, identifiant la nationalité à la langue et donnant à voir un simulacre discursif mettant en scène langues, coutumes, valeurs religieuses. Le mythe nationaliste de l’unité culturelle, religieuse et linguistique, s’articule fondamentalement autour des langues « nationales », artificiellement établies dont la diffusion n’est possible que dans le cadre scolaire, placées dans une situation conflictuelle par rapport aux langues vernaculaires ou natales, réservées exclusivement aux usages privés, exclues de l’enseignement et de l’administration. Mais la tradition d’imposer une langue d’Etat est ancienne.

Une nouvelle mode voudrait faire de l’université et de la recherche des espaces prisonniers de l’entreprise. Tout devrait obéir, si on saisit bien le discours idéologique dominant, à la vulgate néolibérale qui impose le système LMD dans les universités un peu partout dans nos pays, produit du processus néolibéral de Bologne, livrant les universités aux logiques marchandes, mettant à mal la véritable vocation de l’université se caractérisant par les espaces de la recherche en la rendant otage de l’entreprise, usant d’un barbarisme, entreprenariat, qui la réduirait à une simple enceinte de formation pour les entreprises, la formatant et lui enlevant sa dimension critique. Jacques Derrida a très bien analysé ce phénomène, notamment en insistant sur l’importance des techniques d’information et de communication permettant de « trouver le meilleur accès à un nouvel espace public transformé par les nouvelles techniques de communications, d’information, d’archivation et de production de savoir ». Dans le même sens, le chercheur Plinio Prado, insiste dans son livre, Le Principe d’Université ( Editions Lignes, 2009) sur la nécessité de « défendre le droit inconditionnel à la liberté de chercher et d’apprendre » : « L’autonomie de la pensée critique, la responsabilité devant celle-ci, et l’exigence éthique dont elle est indissociable (la recherche d’une vie qui vaille) requièrent que soit absolument préservée dans l’université une zone d’activité, d’expérimentation, d’investigation et d’enseignement non finalisés : gratuits, désintéressés, non-utilitaires, infonctionnels, non-rentables. C’est l’essence de ce qu’on appelle Université. »

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