Propos d’ouverture
L’objectif de cet espace est de mettre en œuvre un débat autour de questions en rapport avec la littérature, les arts et les sciences humaines, certes abordées, ici et là, mais restant toujours à interroger, pouvant nous permettre de nous libérer de certaines « évidences » et de « l’ordre naturel des choses » pour proposer des lectures et des questionnements s’inscrivant dans la quête d’une autonomie possible. Il se trouve que le piège des discours positivistes et d’une « scientificité » illusoire semble neutraliser toute entreprise critique sérieuse qu’elle soit marquée du sceau des lectures qualitative ou quantitative. C’est ce qui rend justement les choses difficiles, incitant les uns à chercher la « preuve » ou partir du « terrain » pour emprunter les logiques de Gaston Bachelard qui se considère comme un quêteur de choses, un « travailleur de la preuve » ou de Granger qui insiste sur la solidité du terrain (« fils de la terre »).
Ce type d’activités nous fournirait la possibilité de débattre sereinement de l’appareillage conceptuel dominant, caractérisant les différents questionnements marquant un certain nombre de disciplines relevant des sciences humaines et sociales et de voir si, dans un contexte aussi particulier, c’est-à-dire celui des sociétés anciennement colonisées, les outils conceptuels élaborés en Europe seraient toujours opératoires. Le choix du titre central, « Positions critiques » n’est nullement fortuit, il correspond à ce désir de (re)lire autrement des concepts construits à l’aune d’un discours idéologique dominant, donnant à lire le monde, selon une perspective essentialiste. Cette relecture nous permettrait peut-être de contribuer à une entreprise de déconstruction des représentations et des regards portés sur les pays colonisés. « Positions critiques » est aussi un clin d’œil à Louis Althusser, à Ibn Khaldoun et à Pierre Bourdieu.
Position 1 : La littérature comme passion
Edward Said a raison de considérer certains concepts « occidentaux » en rapport avec le regard porté sur le monde non-occidental comme un épistème raciste et impérialisant. En lisant des thèses ou en participant à quelques soutenances, je ne peux rester insensible à certains questionnements possibles et à de nombreuses positions critiques à revisiter.
Avant d’aborder quelques points suggérés par ces soutenances, il faut relever une chose simple, c’est qu’elles permettent peut-être de donner à lire la réalité actuelle de notre recherche et de certains présupposés méthodologiques et épistémologiques. Je pars souvent en évoquant la recherche en sciences humaines et sociales des questionnements de Max Weber dans son livre-maître, Le savant et le politique et des positions critiques de Claude Lévi-Strauss, Saussure, Benveniste, Derrida, Foucault, Bourdieu, Althusser et Lacan qui considèrent que le langage serait le lieu central autour duquel s’articule toute herméneutique, évacuant les oppositions binaires tout en conservant l’articulation des « écarts différentiels » nécessaires à l’interrogation de réseaux de signification complexes et à la mise en œuvre de lecture pertinente des formations discursives, littéraires et artistiques.
Je me suis toujours souvenu de cette recommandation que m’a faite mon directeur de thèse à l’université Paris IV et de mon habilitation (HDR) à Paris 12, Robert Jouanny soutenant que le chercheur en littérature devrait-être meilleur linguiste que les linguistes parce que la littérature s’intéresse aux mots et aux choses, rejoignant, sans le dire et peut-être sans y avoir pensé, Lacan, Foucault, Deleuze, Bourdieu, Althusser… qui considèrent que l’inconscient serait structuré comme un langage. D’où d’ailleurs, l’apport considérable de Claude Lévi-Strauss et de Pierre Bourdieu à l’analyse des structures sociales, littéraires et artistiques, en proposant la notion de « structures inconscientes » et d’« habitus ». Ainsi, pour de nombreux « nouveaux » critiques, l’objet de la littérature est le langage.
Ces propositions permettent de saisir l’inconscient des pratiques littéraires et sociales, en mettant en œuvre un processus de déconstruction n’écartant ni une plongée profonde dans les espaces ontologiques ni le questionnement des segmentations synchroniques et les structurations diachroniques. Le terrain reste, au-delà des séductions structuralistes et fonctionnalistes, le lieu central de tout questionnement, permettant une lecture diachronique et historique, convoquant maintes disciplines et langages et n’excluant nullement les manifestations référentielles. Toute lecture ne peut se dispenser de l’apport d’autres savoirs et d’autres disciplines comme l’Histoire, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie.
Il y a un paradoxe, celui de l’objet, lieu singulier tout en étant ouvert aux manifestations extérieures. En littérature, l’objet est glissant, il est l’objet de lui-même, un méta-objet. Toute lecture est souvent marquée par la passion, la subjectivité du quêteur ou du chercheur, même s’il doit faire l’effort d’emprunter les lieux peu confortables d’un « coup d’œil froid », pour reprendre Max Weber et son ouvrage fondamental, Le savant et le politique, que tout étudiant devrait avoir lu. Barthes parle de « plaisir du texte », d’« aventure érotique » et de « jouissance », rompant, comme Kant, Weber et Bourdieu avec les jeux zélés d’une lecture « académique » trop figée. Ainsi, Barthes va réagir aux critiques extrêmement virulentes contenues dans le pamphlet de Roland Picard de la Sorbonne (« Nouvelle critique ou nouvelle imposture », Julliard) contre son « Racine » (Sur Racine, Le Seuil, 1960) et « Essais critiques » (Le Seuil, 1964), il publie un texte fabuleux, Critique et vérité (Le Seuil, 1966), qui met en scène dans ce texte polémique le sujet et son langage, une posture métacritique tout en dénonçant l’ancienne critique, faite d’apriori, négligeant l’histoire et les territoires sociologiques et politiques. Sa conclusion est très belle : « La critique n’est qu’un moment de cette histoire dans laquelle nous entrons et qui nous conduit à l’unité, à la vérité de l’écriture ». Les développements de l’anthropologie, de la psychanalyse et de la linguistique allaient ainsi permettre l’émergence d’une critique et d’un autre langage, un texte ouvert, réfractaire à toute clôture et faisant du critique, aux côtés des poètes et des romanciers, un « écrivain » (rompant ainsi avec la posture d’écrivant). Sa définition de l’écrivain pose vite problème, il associe le statut de l’écrivain à celui du langage : « Est écrivain celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur, non l'instrumentalité ou la beauté ». C’est la question de l’objet-langage qui est fortement posée dans ce « manifeste », excluant peut-être toute approche antélinguistique, laissant le débat en suspens. Chez Barthes, la lecture est plurielle, l’œuvre propose des sens différents, distincts (« Pour un signe, combien de signifiés ? ») et suggère l’exploration de « l’au-delà du texte ».
Ce conflit Barthes-Picard, au-delà de la violence des positions en présence, était peut-être l’expression d’une crise profonde de l’acte de lire, mettant en opposition une certaine « critique universitaire » et lansonnienne et la critique dite moderniste (le langage et le savoir ?). Le geste critique devrait-être un acte politique et dialectique.
Dans son ouvrage, Homo Academicus, Pierre Bourdieu qui considère que cette violente polémique n’est pas éloignée de l’ancienne querelle des « anciens » et des « modernes » (Editions de Minuit, 1984) : « Il suffit en effet de connaître les positions occupées par les deux protagonistes dans le champ universitaire pour comprendre le véritable principe du débat qui les a opposés et que l'on chercherait en vain, comme l'ont remarqué les observateurs les plus avertis, dans le contenu même des prises de position respectives, simples retraductions rationalisées des oppositions entre les postes occupés, les études littéraires et les sciences sociales, la Sorbonne et l'École des hautes études, etc. ».