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Billet de blog 27 septembre 2022

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La littérature comme une entreprise subjective, la lecture comme passion froide

POSITIONS CRITIQUES (Point 2) : J’essaierais de publier des textes qui nous permettraient peut-être de confronter nos idées, au-delà de nos positions intellectuelles et scientifiques. Le choix du titre central, « Positions critiques » n’est nullement fortuit, il correspond à ce désir de (re)lire peut-être autrement certains concepts. C'est le deuxième point d'une série de textes.

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La littérature est marquée par une extrême ambiguïté et une indéniable ambivalence qui rend tout à fait difficile et peu simple l’identification de son objet. Elle est sens et signification. Elle est également l’objet d’elle-même. C’est pour cela qu’il est souvent ardu de saisir les jeux de l’écriture investie par une nécessaire subjectivité caractérisant les trois pôles régissant l’entreprise scripturaire, les trois complexités du phénomène littéraire : écrivain, texte et lecteur. Le lecteur critique est au milieu de toutes ces complexités qui fragilisent toute entreprise de lecture sujette à l’émergence d’inévitables failles méthodologiques.

La polémique Picard-Barthes autour de la critique, de sa fonction et de ses rapports avec le savoir et le langage a donné à lire certains aspects idéologiques de l’acte de lire. Nous sommes ainsi traversés par des jeux complexes de critiques, les uns privilégiant le savoir, les autres le langage comme objet exclusif de la recherche littéraire. Cette bataille des années 1960 avaient mobilisé deux camps, comme dans une guerre, les uns soutenant une critique lansonienne et les autres, une « nouvelle » critique dont l’objet exclusif serait le langage. D’ailleurs, durant cette période, même dans la grammaire transformationnelle, on considérait le langage comme un inconscient. Le langage est aussi corps, une entité dialectique traversée par l’extérieur.

Lire, c’est assumer sa subjectivité et comprendre qu’il n’est nullement possible d’être objectif dans un univers traversé par l’omniprésence de la dimension ludique. Toute lecture est le produit de relations intersubjectives. Le lecteur critique a tout à fait le droit d’aimer telle ou telle œuvre, mais cela ne le dispense pas d’user d’outils et de méthodes lui permettant de déconstruire le texte. Mais cela n’exclut pas la nécessité de la distance à prendre avec son objet, même si nous avons affaire à un méta-objet. L’ambivalence caractérisant la saisie de l’objet n’est pas le lieu exclusif des analyses littéraires, mais caractérise aussi d’autres disciplines. Cela n’exclut pas de partir de l’exploration des mots, de leurs rapports, l’implicite, le caché, leurs rapports dialectiques et les traces extérieures qu’ils portent dans leur chair. Lire, c’est, certes, explorer le langage pensé comme inconscient, mais aussi interroger les savoirs, l’un ne va pas sans l’autre. Peut-être devrions-nous emprunter une voie qui ne négligera pas le parcours anté-linguistique. 

Toute lecture est subjective, mais cela ne devrait nullement empêcher le chercheur d’observer une certaine distance avec l’objet. Roland Barthes insiste sur ce point, invitant le critique à « assumer pleinement sa subjectivité ». D’ailleurs, nous parlons souvent d’approche, ce qui n’exclut pas cette dimension subjective qui participe de la mise en œuvre de la lecture. C’est pour cette raison que je trouve le groupe de mots, « science des textes littéraires » trop peu opératoire. L’acte de lire est-il scientifique ? Je ne le pense pas dans le cas de l’analyse littéraire où de nombreuses voix(e) s’interpénètrent, se recoupent et s’entrechoquent, donnant à lire plusieurs subjectivités et de nombreuses complexités. Peut-être, serions-nous obligés, à l’instar de Michel Foucault, de redéfinir et d’interroger la notion de science.

La polémique Barthes-Picard, partie d’une analyse de l’auteur de Mythologies sur Racine, inaugure une autre conception du texte littéraire et de la fonction du critique qui se mue en écrivain. Le critique devient un véritable créateur. Ainsi, l’acte de lire s’assimile et s’identifie à l’acte d’écrire, opération prophétisant la « mort de l’auteur » dans le sens où le texte est perçu comme un dépassement du discours de l’auteur. Ici, Barthes met en pièces le discours positiviste, écorche sérieusement la critique structuraliste, alors qu’il avait connu, dans les années 1960, une certaine proximité avec les chantres de l’analyse structurale qui évacuaient la dimension référentielle. Il avait fini par convoquer les facteurs endogènes et les paramètres exogènes, les éléments anthropologiques, psychanalytiques, historiques…Cette manière de faire ressemble quelque peu aux propositions de Marx et de Lénine dans leurs questionnements de Balzac, Eugène Sue et Tolstoï.

J’ai toujours été séduit par cette invitation de Max Weber (Le savant et le politique) à adopter une passion qui signifie tout simplement un dévouement à l’objet à réaliser. La « passion ardente » devrait, insiste-t-il, cohabiter avec un regard froid ou « froid coup d’œil ». L’analyse doit s’en tenir à une « neutralité axiologique » qui devrait recourir paradoxalement à une sorte d’appareillage critique, même si cet idéal est extrêmement difficile à atteindre, car, il faut le souligner, les sciences dites exactes et les sciences sociales et humaines ne relèveraient pas du même postulat épistémologique. « Tout travail scientifique présuppose toujours la validité des règles de la logique et de la méthode, ces fondements universels de notre orientation dans le monde ».

Mais le discours de Weber n’est pas une invitation à une lecture scientiste ou positiviste, il permet au chercheur d’opter pour son objet de recherche, sa méthodologie, sa problématique, en fonction de ses engagements et de ses positions philosophiques et politiques. Même si le chercheur est marqué par certaines attitudes philosophiques et personnelles, il est appelé à entreprendre un processus d’objectivation, excluant ainsi tout recours à des jugements de valeur. La lecture critique présuppose donc la présentation des faits et leur explication et leur interprétation. Tout travail de questionnement devrait partir du terrain (texte) pour aller à l’extérieur et revenir au terrain (texte) en dernière instance, limitant le paradigme universel du savoir et épousant les contours du contexte de production.

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