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Billet de blog 28 janvier 2021

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Les jeux de l'histoire et les cuisiniers de la mémoire

La question dite mémorielle mobilise de nombreux acteurs politiques et des historiens surtout après l'élaboration par Benjamin Stora du rapport sur ce qu'il appelle la "conciliation des mémoires". Ainsi se trouve interrogée la fonction et la place de l'historien qui se mue ici en acteur politique et les relations algéro-françaises. Une lecture

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Ces derniers temps, il est question de « guerre », de « choc » ou de « réconciliation des mémoires » comme si le singulier de « mémoire » n’était pas paradoxalement investi par une pluralité de discours. Cette facilité avec laquelle on instrumente la mémoire saisie comme bloc informe, univoque renseigne sur les enjeux idéologiques. Ce qui pose également problème, c’est ce qu’ignorent apparemment de nombreux locuteurs, c’est ce fait simple : celui qui entame la discussion, souvent en fonction de ses échéances politiques, l’oriente et piège son « interlocuteur » occupant désormais une posture de sujet. Dans tout ce cirque, l’Histoire est évacuée pour laisser place à une mémoire reconstruite, supposée être unique, celle des uns, les puissants et des autres, les dominés alors qu’elle est trouée, partielle, partiale, subjective, faite d’oublis. J’insiste sur le fait que toute quête d’une mémoire française ou d’une mémoire algérienne est illusoire. Il y a plusieurs mémoires. Dans cet imbroglio logorrhéique, on a oublié l’essentiel, la définition du colonialisme, l’occupation.

Dans ce contexte fait de rapport de forces, parce que ce qui se joue dépasse la fonction des historiens, c’est un enjeu politique, l’historien est utilisé comme une caution de la décision politique. Cette décision est aussi préparée par une certaine élite qui, d’un côté comme de l’autre, cherche à légitimer le discours d’une des deux parties. Beaucoup de romanciers et d’historiens, ont cherché, par exemple, à péjorer la lutte de libération en mettant exclusivement en scène les lieux supposément dissonants, comme l’histoire de Melouza ou les conflits normaux entre moudjahidine, alors qu’on oublie que ce n’est pas une exception algérienne, taisant les aspects négatifs de la révolution française ou les massacres de la Commune de Paris. C’est une histoire de rapports de forces et aussi des cuisines intérieures des deux pays. Cela nous permet de voir ce qui distingue l’Histoire de la mémoire.     

L’Histoire et la mémoire se heurtent dangereusement aux échos et aux réminiscences de règlements de comptes et d’inimitiés hérités de désaccords tus, intériorisés. On tente de relire le passé à partir de préalables idéologiques et politiques en privilégiant les instances mémorielles marquées par les jeux de l’oubli, de l’omission volontaire et par une tendance à porter des jugements de valeur à partir d’un présent perpétuel et de catégories idéologiques précises. L’autocélébration, le rejet de l’Autre, les tendances régionalistes et clientélistes constituaient souvent les éléments nodaux de ces écrits réactivant une mémoire naturellement travaillée par les stigmates de l’oubli.

Il y eut, durant ces deux dernières décennies de très nombreux écrits (mémoires, archives, témoignages) mettant en scène la lutte de libération nationale. Plus de deux cents textes ont été publiés par différents éditeurs algériens, conscients de l’effet porteur sur le plan commercial et éditorial, de ce type de livres qui intéressent un large public. S’articulant autour de l’acteur, les mémoires se caractérisent par une grande subjectivité, la focalisation des événements autour du mémorialiste devenant le centre de l’action et la glorification de sa propre personne et de son clan. Règlements de comptes, suite d’événements, diabolisation de l’adversaire constituent les éléments de la construction de ces récits qui fonctionnent, par endroits, comme une sorte de réveil du refoulé.

L’Histoire est ainsi faite de constructions et de représentations donnant à lire des passages accusateurs ou louangeurs, mettant en œuvre une subjectivité extrême du langage caractérisée par des jeux de censure, des oublis manifestes et l’effacement de pans mémoriels ou la fabrication d’événements servant d’espaces de justification d’une parole préalablement préconçue.

Les mémorialistes sont souvent accompagnés par des universitaires et des journalistes qui prennent parti pour tel ou tel récit, réfutant toute critique de sources ou vérification de faits. Comment lire les articles publiés dans certains médias nationaux par des journalistes qui ne prennent souvent pas la peine de consulter l’ouvrage incriminé, mettant en avant une position politique et idéologique préalablement marquée sur le plan de la lecture historique ? La confusion, parfois volontaire, entre le travail de l’historien et du mémorialiste altère toute communication sérieuse et exclut toute analyse totalisante, privilégiant une vision essentialiste, événementielle, sans aucune relation avec l’environnement sociologique, anthropologique et politique. Cette manière de voir, anhistorique, évite souvent toute interrogation des faits et une véritable critique des sources, se satisfaisant d’une reprise paresseuse de faits et de thèses, évacuant toute recherche pluridisciplinaire et polycentrique et imaginant l’Histoire comme une suite d’archives publiques ou un travail d’extraction scientiste. A partir du début du vingtième siècle, les Algériens, ayant adopté les formes de représentation européenne, vont emprunter les techniques d’exploration historique au colonisateur.

L’Histoire qui est une discipline empirique ne peut faire abstraction des recherches sociologiques. René Gallissot explique dans un entretien qu’il m’a accordé sa vision de la « science » historique et de sa manipulation aujourd’hui : « L’Histoire dominante est devenue très liée aux archives d’Etat. On croit que l’Histoire, c’est l’exploitation des archives publiques. Les Etats sont des machines à produire du papier. C’est une Histoire qui se détache très peu du travail d’archivage et de compilation et qui, au mieux, établit des thèses très riches par empirisme. C’est l’histoire événementielle. Ce sont des récits de ce qui s’est passé de telle date à telle date. L’Histoire est, à peine, une science, elle n’est souvent qu’une discipline empirique. Il y a une autre Histoire, celle manifestée par l’Ecole des Annales. Déjà, aux Etats Unis, en Grande Bretagne et dans de nombreux pays, des historiens ont appris, bien ou mal, à faire de l’Histoire à travers le marxisme. L’Histoire, ce sont des problèmes à résoudre. Dans ce cas, l’Histoire, y compris l’Histoire-problématique ou recherche a été très longtemps dominée par l’évolutionisme (étapes, progrès de civilisation…). Tout ceci s’inscrivait dans une ligne d’évolution. C’est en quelque sorte le scientisme du 19ème siècle. Les changements sociaux sont de plus en plus massifs et se manifestent à travers la transformation et l’urbanisation du monde et la massification de la culture. »

 La frontière entre l’attitude historique et l’entreprise mémorielle s’illustre paradoxalement à la fois par une étroite rencontre et une large distance, mettant en jeu une objectivité illusoire et une subjectivité assumée. La vérité serait donc improbable, donnant à voir une volonté de mettre en œuvre des lectures critiques d’un fait, sujet à interprétation par les acteurs et les témoins du moment. L’oubli est un élément central de toute relation mémorielle ou historique. Il peut être volontaire, légitimant une opération idéologique, comme il pourrait-être une faille mémorielle. C’est un élément fondamental constituant un grand obstacle à toute entreprise de réappropriation historique, il est le lieu essentiel de la vulnérabilité des espaces mémoriels et historiques. Paul Ricœur qui a consacré un ouvrage à ce thème insiste sur la menaçante inquiétude de l’oubli tout en le considérant comme le défaut tragique d’une mémoire glorieuse et riche : « L’oubli en effet reste l’inquiétante menace qui se profile à l’arrière-plan de la phénoménologie de la mémoire et de l’épistémologie de l’Histoire ».

Cette inquiétante disparition des traces et l’apparition de failles et de béances fragilisant dangereusement la recherche historique ont constitué des éléments-clé du débat sur l’écriture de l’Histoire et ses travers (Michel de Certeau, Pierre Nora, Jacques Le Goff…). Ainsi, on essaie de mettre en œuvre des mises en scène et des représentations d’une Histoire transformée en un espace de légitimation du discours dominant. L’oubli qui favorise la fonctionnalisation du récit et fragilise dangereusement l’entreprise historique condamnée à épouser, par endroits, les contours du discours mémoriel, permet la mise en œuvre d’approximations conceptuelles et de flagrants amalgames entre le savoir historique et les attitudes mémorielles. Les acteurs de la guerre de libération qui rédigent leurs mémoires pensent faire œuvre d’historien, alors que leur travail n’est qu’un assemblage de fragments de vie, se caractérisant par une forte empreinte d’égocentrisme et une grande subjectivité. Les traces mémorielles s’illustrent par un trop plein de subjectivité faite d’autoglorification, de réécriture intéressée d’événements, de trous et d’oublis. Ces éléments mémoriels pourraient constituer un matériau devant être interrogé par l’historien, mais ne sont nullement suffisants pour être la source essentielle ou exclusive de l’historien. Plus de 200 ouvrages de mémoires ont été édités en l’espace d’une décennie, donnant à voir le parcours personnel de certains acteurs          .

Des historiens qui, parfois, accompagnent le mémorialiste, usent d’un vocabulaire et de modalisateurs, évacuant toute possibilité de questionnement, d’interrogation et de distance. Ainsi, adverbes, adjectifs qualificatifs, possessifs neutralisent cette nécessaire « objectivité » devant caractériser l’écrit historique et le distinguer de l’entreprise mémorielle. Partis pris, jugements de valeur, arguments d’autorité, informations de seconde main marquent le discours de nombreux historiens. Ce qui pose sérieusement le problème de la formation des historiens dans les universités algériennes, provoquant un sérieux déficit en matière de recherche historique. Certes, quelques noms comme Mahfoud Kaddache, Mohamed Cherif Sahli, Mohamed Harbi, Mohamed Teguia, Belkacem Saadallah et quelques rares auteurs, autonomes et critiques, ont produit des textes d’une importance majeure. Les centres d’études historiques et des archives nationales ne semblent pas efficients pour permettre aux historiens de puiser dans les fonds existants. Il est beaucoup plus loisible et plus simple de se documenter au niveau des différentes structures françaises chargées de la collecte des archives, notamment le service historique de l’armée de terre ou le centre des archives d’Outre-mer (CAOM). La question des archives est délicate. Elle est souvent posée sans aucun résultat. Le gouvernement français ne semble pas prêt à restituer les archives. Les dirigeants algériens, de leur côté, n’en font pas une priorité. Lors de son voyage en Algérie en 1975, le président français, Valéry Giscard-d ’Estaing, avait provoqué une grande polémique en déclarant que « la France historique salue l’Algérie indépendance », comme si l’Algérie n’avait pas d’Histoire. Ce qui avait, à l’époque, fait violemment réagir le chef d’Etat algérien, Houari Boumediene. 

Quand il s’agit de l’Histoire récente de notre pays, les passions se déchaînent, l’insulte et l’invective prennent le dessus pour marquer le paysage médiatique et politique. Les inimitiés personnelles, le régionalisme désuet et les raccourcis idéologiques refont surface. Cette propension à la fermeture du champ médiatique et politique par la presse et la « classe politique » est le reflet de flagrants partis pris idéologiques et d’une mentalité inquisitoriale. La censure est très présente, elle se caractérise par l’effacement de faits, d’événements et de personnages. L’oubli volontaire constitue un élément essentiel du discours de dirigeants cherchant à imposer une lecture officielle des faits historiques.

De nombreux historiens parlent de la nécessité de réinterroger un certain nombre de dossiers de l’Histoire de l’Algérie, la période « ottomane », les rapports MNA-FLN et d’autres sujets, au-delà des positions dominantes. Cette vision manichéenne de l’Histoire altère la communication historique. Le discours est surtout menacé par l’obsédante question de l’oubli qui fragilise l’entreprise historique et sociologique. L’historien est ainsi appelé à pallier ces absences et ces failles par le recours à un travail de recoupage et de reconstitution.

Les « vérités » doivent aujourd’hui être dites avec courage par des mémorialistes ou des historiens qui s’étaient jusqu’à présent dissimulés derrière des rideaux idéologiques et des considérations subjectives. Ce n’est pas en tentant de refaire l’Histoire à sa mesure que les choses deviendraient transparentes.

 Aujourd’hui, certains hommes politiques et quelques acteurs de la guerre de libération commencent à écrire les uns, des réflexions politiques, les autres, des « mémoires ». Déjà, des acteurs importants ont fixé leur regard mais enrichissant sur cette période : Ait Ahmed, Ferhat Abbas, Azzedine, Yacef Saadi, Benzine, A. Farès, Lebjaoui, Ouzegane, Ben Khedda, Lahouel, Haroun, Malek et bien d’autres. Ces témoignages constituent de sérieux documents et des matériaux intéressants à même d’éclairer les historiens qui restent encore prisonniers de schémas souvent sclérosants et de partis-pris idéologiques qui désarticulent l’argumentation. Ainsi, la plupart des travaux d’historiens, édités ici et là prennent position pour une cause idéologique déterminée, dissimulant des éléments d’information qui risqueraient de réduire en fumée la thèse défendue par le chercheur.

Le problème des sources se pose avec acuité. L’ouvrage de Mohamed Harbi, Le FLN, mirages et réalités, semble trop marqué par la dominance des informations et une sérieuse connaissance des territoires de la Wilaya 2 (Le Nord Constantinois) et de la Fédération de France. Mohamed Téguia, dans L’Algérie en guerre, apporte de très nombreuses informations sur la wilaya IV. Slimane Chikh dans son ouvrage, L’Algérie en armes, mais reste trop prudent dans la quête de la vérité en opérant, nous semble-t-il, une sorte d’autocensure mutilante sur certaines questions délicates. Ahmed Mahsas donne un éclairage personnel sur le mouvement révolutionnaire en Algérie, titre de son ouvrage. Il n’est nullement possible de travailler sur les origines de la guerre de libération et les tendances idéologiques en omettant Mahfoud Kaddache (Histoire du nationalisme algérien) et Ali Mérad (Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940) qui a entrepris un colossal travail de débroussaillage du paysage historique.

Quelques acteurs du mouvement national faisant office d’historiens tentent difficilement de prendre une distance critique avec les événements qu’ils avaient souvent vécus. L’entreprise est délicate et pose de sérieux problèmes d’ordre méthodologique. Toute entreprise d’interrogation et d’interprétation reste marquée par la subjectivité du langage. Quelques historiens connaissent cette situation. C’est le cas de Mahfoud Kaddache, Mohamed Cherif Sahli, Mohamed Harbi, Mohamed Teguia, Yahia Bouaziz (1929-2007), Mahfoud Bennoune (1936- 2004) ; La doctrine contre-révolutionnaire de la France et la paysannerie algérienne : Les camps de regroupement, 1954-1962, Sud/Nord, 2001), Danièle Djamila Amrane-Minne ( née en 1939 ; Les Femmes algériennes dans la guerre, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Plon, 1991 ; Femmes au combat, Préface d’André Mandouze, Alger, Ed. Rahma, 1993), Abderrahim Taleb-Bendiab (1926-1992, Chronologie des faits et des mouvements sociaux et politiques en Algérie, 1830-1954, Alger, Imprimerie du centre, 1983). Mouloud Gaid (1916-2000), lui, ancien combattant de l’ALN a consacré de nombreux ouvrages à l’Histoire ancienne et « berbère » : Agualid et Romains en Berbérie (1971) ; L’Algérie sous les Turcs (1973) ; Les Berbères dans l’Histoire (1990) ; Mokrani (1993) …

Il est nécessaire que les témoins et les acteurs continuent à apporter leurs témoignages, certes traversés d’élans subjectifs, même si les mémoires et les témoignages sont les lieux privilégiés de la domination du « je » de la subjectivité, à travers les différents réseaux d’embrayeurs et de modalisateurs caractérisant le discours. Le témoignage est une simple construction de faits, à partir de fragments et de pans mémoriels particuliers. Une sérieuse interrogation de ces territoires et leur confrontation par l’historien avec d’autres sources et matériaux permettraient la découverte de multiples espaces encore dissimulés (« bleuite », « Mélouza », « ambitions de pouvoir », etc. ) de ce combat héroïque de libération du pays qui faillit se terminer lamentablement avec cet « été de la discorde » (titre d’un ouvrage de Ali Haroun) qui fut le lieu de cristallisation de toutes les luttes de personnes, de clans et de pouvoir qui ont émaillé l’Histoire nationale.

La censure de l’histoire freine tout élan sérieux, mais ne peut, en aucun cas, arrêter les vrais chercheurs en Histoire, réfractaires à tout embrigadement, à l’image de Mahfoud Kaddache, Mohamed Harbi, Aïnad Tabet ou Belkacem Saadallah qui proposent des lectures personnelles et autonomes de l’Histoire de l’Algérie.

L’écriture de l’Histoire a été dominée pendant toute une période par une démarche traditionnelle et archaïque, se réduisant à une simple reconstitution chronologique des faits considérés comme suffisants à lire les processus historiques saisis comme une entité statique. Cette vision essentialiste allait être mise à mal par certains historiens qui saisissent le fait historique dans ses dimensions politique, économique et social ou par d’autres qui privilégient les aspects culturels et identitaires. Cette lecture globalisante prend en considération toutes les données socio-économiques, dédaignant toute vision essentialiste. C’est le cas de Mohamed Harbi, Mohamed Teguia, Djillali Sari (né en 1937 ; La dépossession des fellahs, 1830-1930, Alger, SNED, 1975 ; Huit jours de la bataille d’Alger, Alger, ENAL, 1987) ou Abderrahim Taleb Bendiab. Djillali Sari a la particularité de mettre en œuvre une lecture qui interroge l’espace (il est aussi géographe) tout en l’articulant avec les techniques de la recherche historique. L’historien Bendiab s’exprime ainsi sur ses choix méthodologiques : « La plupart des ouvrages relatifs à l’histoire du mouvement national algérien centrent l’essentiel de leurs réflexions autour des classes dirigeantes et de leur Etat-major. Cette approche a conduit très souvent ces historiens à des positions beaucoup plus idéologiques que scientifiques ; ce qui, par certains aspects, pourrait nuire à la recherche historique. Cette histoire qui centre toute sa réflexion autour de la vie politique peut nous amener parfois à des impasses dans l’étude que nous faisons sur le mouvement national ».

Certes, les manuels scolaires restent encore marqués par une lecture intéressée et trop subjective, évacuant des pans entiers d’une Histoire triturée. L’école et l’université demeurent confinées dans une fonction d’illustration du discours dominant, celui des vainqueurs. Les études d’Histoire à l’université se caractérisent par un schématisme, un conformisme et un manichéisme outranciers. Les thèses soutenues sont souvent des travaux de compilation manquant tragiquement de rigueur. C’est vrai que le déficit en documentation pose sérieusement problème. Les centres d’archives sont peu ouverts. Il faut ajouter à cela l’absence de travaux de terrain et de bourses permettant aux historiens de consulter des archives dans des centres de pays étrangers où se trouve la grande partie de la documentation relative à l’Histoire de l’Algérie.

Dans cet embrouillamini historique, commence à poindre une sorte de révisionnisme dévastateur qui tente de dénaturer les lieux fondateurs de la révolution en donnant exclusivement à lire des événements négatifs, comme l’histoire de Melouza ou en faisant de la lutte de libération une suite d’assassinats et de règlements de comptes, évacuant toute entreprise anticoloniale, comme si le colonialisme était légitime. Des tortionnaires et des ennemis de la patrie en guerre sont réhabilités. Bengana qui a tant fait de mal se retrouve marqué du sceau de la positivité. Des films comme ceux de Jean-Pierre Lledo (Algérie, Histoires à ne pas dire, 2008) proposent une lecture obscure de la lutte de libération présentée comme une suite de malentendus.

Le révisionnisme et les jeux de la manipulation de l’Histoire de la période coloniale sont aussi l’expression de différentes failles méthodologiques. Le travail sur les traces et les archives pose sérieusement problème. Certes, il est peut-être possible d’exhumer et d’interroger les archives existant dans un certain nombre de structures (Centres des archives nationales et de wilayas, archives des préfectures d’Alger, de Constantine et d’Oran conservées au centre des archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence, Série F : Police et maintien de l’ordre, CAOM ou Centre des archives d’Outre-mer dépendant du Service Historique de la Défense de Vincennes ; Archives nationales françaises dans les sites de Paris (CARAN) et de Fontainebleau (CAC), maintenant à Pierrefitte ; Aix-en-Provence ; Mémoires, témoignages d’acteurs, archives disséminées, fonds personnels…). Comment utiliser ces archives ? Ne sont-elles pas marquées par l’empreinte de leur émetteur ?

Le problème de l’archive et de la reconstruction du savoir à partir de débris et de ruines, reste d’actualité et ne peut être interrogée qu’en relation avec les rapports au pouvoir.  Dès qu’on évoque l’archive, on pense directement à la trace, à la marque. Mais qu'est-ce qu’une trace ? Qu’est-ce qu’une marque ? Jacques Derrida l’explique ainsi : « Sur ce fond général et sans limite, ce qu’on appelle l’archive, si ce mot doit avoir un sens délimitable, strict, suppose naturellement de la trace, il n’y a pas d’archive sans trace, mais toute trace n’est pas une archive dans la mesure où l’archive suppose non seulement une trace, mais que la trace soit appropriée, contrôlée, organisée, politiquement sous contrôle. Il n’y a pas d’archives sans un pouvoir de capitalisation ou de monopole, de quasi-monopole, de rassemblement de traces statutaires et reconnues comme traces. Autrement dit, il n’y a pas d’archives sans pouvoir politique ».

Il rejoint en partie Pierre Nora qui considère la trace comme un événement majeur. L’archive est contrôlée, surveillée, elle n’existerait pas d’elle-même. Les traces subissent un tri, une sélection qui ne peut être faite que par différents pouvoirs. Il y a donc une censure préalable. On choisit ce qui doit faire mémoire. C’est au chercheur d’entreprendre un travail de déconstruction faisant parler l’archive et ses ruines, rendre les silences parlants et se dire que la mémoire est inondée par les oublis volontaires ou involontaires. L’historien devrait se méfier également des bruissements volubiles, des archives trop bavardes et des traces trop chargées de subjectivité. Les archives existent, certes, mais elles sont disséminées. Parler, c’est déjà un exploit, dire devient une gageure. La trace peut, en fin de compte, s’avérer, vide de signification ou marquée par les jeux du politique et du policier, c’est-à-dire partiale et partielle. C’est là où il est indispensable d’être vigilant évitant de nourrir la trace de significations peu viables correspondant à notre discours idéologique. C’est ici que peut intervenir l’oubli volontaire, l’altération du fait, de l’événement, de la trace. L’oubli est subséquent à un contrat conscient ou inconscient, volontaire ou pas. L’oubli qui est une omission souvent traversée par les stigmates de la dépendance idéologique et politique ne peut être dissocié des jeux de pouvoir et du contrôle politique et policier. Nous sommes ici face à un paradoxe, la trace primaire est nécessaire, mais en même temps fragile, se muant en un écueil méthodologique. Comment en faire un élément de connaissance ? Michel Foucault, dans Surveiller et punir, explique très bien la relation de l’archive et des structures de pouvoir qui ne serait pas simple, mais obéirait à des considérations d’autorité. Qui écrit ? Qui parle ? Qui diffuse l’archive ? Ce sont des questions essentielles articulant la relation du chercheur avec le fait historique et les différentes instances de pouvoir. Ce sont autant d’éléments qui rendent l’histoire du mouvement national extrêmement délicate, otage du discours des archives et de l’attitude du locuteur et de celui qui détient le pouvoir et l’archive. Chaque locuteur exhibe ses arguments à partir de la manipulation des archives et de leur question. C’est dans ce contexte que pourrait-être saisi le discours des révisionnistes qui tronquent le propos des archives, souvent décontextualisées, apportant une information partielle et partiale, choisissant tel ou tel élément considéré comme péjoratif ou négatif tout en employant la technique du grossissement et de la généralisation. L’entreprise est idéologique, obéissant à une attitude personnelle particulière et à des postures métaphysiques. La presse trop marquée par les contradictions sociales et les bruits de la politique donne souvent à lire certaines réalités quelque peu ambigües caractérisant le trottoir politique.

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