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Billet de blog 28 septembre 2022

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La littérature, c'est "le local sans les murs"

POSITIONS CRITIQUES (Point 3) : J’essaierais de publier des textes qui nous permettraient peut-être de confronter nos idées, au-delà de nos positions intellectuelles et scientifiques. Le choix du titre central, « Positions critiques » n’est nullement fortuit, il correspond à ce désir de (re)lire peut-être autrement certains concepts. C'est le deuxième point d'une série de textes.

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Lire, c’est une délicate entreprise, le plaisir accompagne une nécessaire distance avec l’objet, une jouissance drapée du sceau d’une paradoxale froideur. Ce n’est vraiment pas simple de lire un texte, tout s’imbrique, s’interpénètre, interagit et s’entrechoque. Un monde à part fait d’un amour parfait et d’une prudence qui rendrait le plaisir comme un sentiment réfléchie, une émotion froide. Singulière association oxymorique. Lire, c’est aussi être conscient de la nature du texte comme un ensemble d’éléments imbriqués suggérant du sens, lieu d’articulation de l’imbrication de tous les signes. Le signifiant littéraire est le produit de tous les signes inséparables, intimement liés les uns aux autres, qui le constituent. Comment lire un texte ? N’est-ce pas le pervertir en tentant d’interroger chaque élément à part dans la mesure où c’est le tout qui fait sens, cette fusion des signes qui constitue le signifiant produisant d’infinis signifiés traversés par la logique de la pluralité et de la successivité. Ainsi, une lecture plus ou moins sérieuse ne peut-être que pluridisciplinaire. Un texte est infini, inépuisable, otage de multiples complexités, des conditions de production, mais aussi des moments de sa réception.  

Il est extrêmement important d’adopter une démarche qui mobiliserait plusieurs disciplines et de nombreuses approches, rompant avec le regard traditionnel imposant au chercheur le choix d’une approche unique, alors qu’une lecture globalisante ou polysystémique permettrait de mieux cerner les problèmes. Un texte, un fait social, c’est un tout, il est singulier tout en étant travaillé par une indéniable pluralité, le signe est pluriel. On peut invoquer la spécificité du texte ou du terrain social sans évacuer l’extérieur. Tout discours est spécifique, mais cela ne l’empêche pas d’entretenir des rapports sans cesse renouvelés avec d’autres discours, d’autres espaces.

C’est cet entrelacement des discours qui complexifie davantage la lecture des textes et fait de tout espace un lieu marqué par les jeux de l’incomplétude et une inépuisable quête de vérités partielles et partiales. C’est dans ce sens qu’Olivier Mannoni inscrit son entreprise critique : « Tout texte peut toujours en dévoiler un autre et donc une psychanalyse littéraire est possible à l’indéfini. Il n’y a pas d’exhaustivité de la critique analytique, qui semble atteindre, par la radicalisation de la démarche interprétative le comble de la critique littéraire ».

Je suis d’accord avec Todorov qui considère que toutes les méthodes sont efficientes à condition d’en faire un moyen d’investigation, non une fin en soi. Interroger la structure interne d’un texte est, certes, nécessaire, mais on ne peut évacuer les éléments exogènes, révélant la complexité de l’œuvre, ses espaces implicites, interstitiels et sa dimension humaine.

Déjà dans les années 1970, des chercheurs, conscients de la complexité de la lecture littéraire due essentiellement à l’ambivalence de son objet et aux questionnements inépuisables des textes, avaient proposé la mise en œuvre d’une lecture « totalisante », convoquant la sociologie, l’histoire, l’anthropologie et bien d’autres disciplines.

J’aime bien cette présentation de la sociologie littéraire (à ne pas confondre avec la sociologie de la littérature) proposée par Jacques Leenhardt dans Encyclopaedia Universalis) : « Orientée vers le texte et visant à en élargir la compréhension par la prise en compte des phénomènes sociaux de structures mentales et de formes de savoir, cette discipline, dans son extension, irait de la littérature comparée (de G. Lanson à R. Escarpit) à la sociologie des visions du monde (de W. Dilthey à L. Goldmann), rencontrant en son parcours aussi bien les « épistème » de M. Foucault ou les « habitus » de P. Bourdieu que la théorie des « appareils idéologiques d’Etat » de L. Althusser ou celle du « reflet brisé » de P. Macheray ».

Aujourd’hui, il serait bon de s’ouvrir à d’autres disciplines (Analyse du discours, Pragmatique, Sémiologie, Anthropologie…) qui pourraient permettre la mise en œuvre d’une lecture plus ou moins complète du fait littéraire. Il faudrait savoir qu’il ne peut exister en littérature un travail exhaustif. Toute entreprise d’investigation et d’interrogation est forcément parcellaire, partielle et partiale. C’est pour cette raison que j’insiste sur le syntagme « positions critiques » faisant cohabiter « jugement de fait » et « jugement de valeur », énoncés « scientifiques » et valeurs « éthiques ».

Je me souviens des polémiques interminables à propos de la possible cohabitation de la lecture marxiste du fait littéraire et de la psychanalyse avant qu’interviennent les travaux novateurs de Foucault, Derrida, Lacan, Althusser, Deleuze, Ricoeur et Guattari, qui, bien avant l’article d’Itamar Even-Zohar, publié en 1979, proposaient une manière de faire, marquée par l’articulation polysystémique et les sollicitations de l’analyse du discours et de l’énonciation psychanalytique. Ne serait-il pas pertinent d’utiliser dans nos critiques cette manière de lire les textes littéraires perçus comme des systèmes ? En 2005, la revue Littérature avait consacré un numéro spécial aux rapports sociocritique et analyse du discours, avec de longs entretiens avec Claude Duchet et Dominique Maingueneau comme s’il fallait attendre le quitus de ces deux mentors pour faire cohabiter ces deux approches. Depuis longtemps, j’encourageais mes doctorants à adopter ces deux approches qui pourraient permettre de cerner sérieusement les contours du texte littéraire. La sociocritique n’est ni une entreprise sociologique ni une méthode, au même titre que l’analyse du discours.

La démarche et la méthode empruntées devraient-être dictées par le choix du sujet et le problème posé. Le terrain est déterminant dans les choix méthodologiques. Toute démarche, toute méthode ne peut-être opératoire que si elle puise son essence du terrain. Les espaces théoriques et conceptuels et l’objet concret contribuent à la mise en œuvre de tout questionnement littéraire et de toute recherche en sciences humaines et sociales.

Je trouve qu’une lecture hybride, éclectique permet mieux de saisir les textes littéraires et les réalités sociales. Ainsi, on peut emprunter un certain nombre d’éléments à l’analyse structurale tout en convoquant l’environnement sociologique et historique et d’autres paramètres psychanalytiques ou pragmatiques et sémiotique.

Il a raison, Jean-Claude Chevalier qui soulignait l’importance de la dimension référentielle : « Toute démarche implique référence au monde et à son interprétation, ouvre la possibilité ou la nécessité d’un recours à l’Histoire » (Langage et Histoire, Langue française, N°15). Même Paul Ricoeur ne craint pas d’emprunter ce chemin : « Le récit de fiction repose sur la visée référentielle qui le traverse ».

Il n’y a de sens qu’en situation contextuelle. Les mots, la langue, seuls, ne peuvent permettre une lecture sérieuse d’un texte. L’objet pertinent de toute lecture critique demeure le texte, pas la phrase qui ne peut être saisie qu’en interaction contextuelle. Il faudrait néanmoins prendre en considération la place et la fonction des différentes co-occurrences, les catégories grammaticales, les champs lexicaux, les embrayeurs qu’il serait utile de questionner avant de les mettre en rapport avec le contexte. Même Ferdinand de Saussure va dans ce sens : « Pour aborder sainement la linguistique, il faut l'aborder du dehors, mais non sans quelque expérience des phénomènes prestigieux du dedans. Un linguiste qui n'est que linguiste est dans l'impossibilité à ce que je crois de trouver la voie permettant de classer les faits ». (Ferdinand de Saussure, Note sur le discours, cité par Jean-Michel Adam, 2001)

Le sens reste donc prisonnier des différents parcours interprétatifs faits de va et vient entre texte et contexte, des jeux permanents entre le texte, ses conditions de production et d’énonciation, sa réception. Un texte est en construction permanente, même après sa parution, il continue à interagir avec d’autres textes, le tissu social et les différentes pratiques esthétiques et mémorielles. La question de « l’intertexte » (ou transtexte, je préfère ce mot parce qu’il suggère que le texte est le lieu d’articulation de nombreux savoirs et de multiples traces, dans le sens de « plagiat généralisé » de Barthes, intertexte implique une distance, ce qui n’est pas vrai, même dans l’explication que donnent Kristeva ou Riffaterre, par exemple, ni dans le sens de « dialogisme » qui est, d’ailleurs, selon moi, plus proche de « machine cybernétique » ou «machine textuelle », ce qui me semble plus pertinent) est aussi importante, elle permet de comprendre les jeux esthétiques, sociaux et idéologiques qui parcourent le texte ouvert aux bruissements du monde.

Tout texte est le lieu d’articulation de plusieurs mémoires et de traces multiples. Pour Pierre Nora qui considère la trace comme un événement majeur, aucune marque ne pourrait exister d’elle-même, la dimension référentielle serait donc essentielle. Les traces subiraient un tri inconscient, une sélection qui ne peut être faite que par différentes structures inconscientes. Il y a donc une censure préalable. Le lecteur se transforme en artisan qui déconstruit /reconstruit des débris de mémoire, des fragments de réalité, découvrant l’impossibilité de reproduire tel ou tel événement à partir de ce que Pierre Nora appelait la « trace-témoin . Nous sommes ici face à un paradoxe, la trace primaire est nécessaire, mais en même temps fragile, se muant en un écueil méthodologique.

J’aime beaucoup cette phrase de l’écrivain portugais, Miguel Torga qui définit brillamment les rapports entre intertextualité et universalité : « L’universel, c’est le local sans les murs ». Aussi devra-t-on chercher les traces d’autres parcours culturels, d’autres littératures, des espaces mémoriels et historiques, des codes linguistiques et langagiers, des moments de vie qui participent de la construction du texte. L’interrogation des structures institutionnelles et de l’univers du texte pourraient aussi permettre une plus grande fluidité sémantique. Le questionnaire et l’enquête pourraient, entre autres outils, même s’ils risquent d’engendrer une certaine subjectivité, apporter des informations décisives à la compréhension du texte. Le questionnaire est souvent marqué par les jeux quelque peu trop personnels et subjectifs de celui qui élabore les questions et de celui qui y répond. Deux complexités et deux subjectivités se confrontent, avec comme élément médiateur les mots qui, eux-mêmes, se caractérisent par une extraordinaire complexité. Ce qui rend l’entreprise trop délicate.

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