Soixante après l’indépendance,
retrouver le goût de la liberté
Nous sommes le 5 juillet 2022 et l’Algérie fête le soixantième anniversaire de son indépendance. Celle-ci fut chèrement et douloureusement acquise après 132 ans d’une colonisation particulièrement meurtrière et déstructurante. Les Algérien.nes ont payé le prix du sang pour la recouvrer, prix de nombreux sacrifices et traumatismes durables : matériels, sociaux, psychologiques, humains.
Je garde en mémoire ces images de la fête d'indépendance, où jeune adolescent, un drapeau à la main, je partageais cette incommensurable ferveur, cette immense joie avec d’autres compatriotes, jeunes ou plus âgés, femmes et hommes dansant, chantant, s’accolant, s’enlaçant et s’embrassant dans une sorte de ballet fou et ensoleillé.
Mais aujourd’hui, mon cœur comme celui de nombreux compatriotes n’est pas à la célébration de ce moment de gloire nationale, encore moins à la fête. L’heure est au désenchantement, voire à la désespérance pour beaucoup d’entre nous.
Certes, il y eut bien des améliorations dans la vie des Algérien.nes en comparaison de la situation coloniale. Et d’abord, le fait que l’Algérie est devenue indépendante, libérée d’une sujétion coloniale mutilante et traumatisante. Mais que signifie l’indépendance pour ces millions de jeunes Algérien.nes (plus de 85 %) qui n’ont jamais connu les horreurs de la colonisation : humiliations, injustices, spoliations, tueries, massacres … mais dont ils retrouvent quelques relents soixante ans après la fin du régime colonial ?
Car, aujourd’hui, les Algérien.nes dans leur grande majorité vivent leur quotidien comme un véritable calvaire : une situation sociale et économique de plus en plus dure, un système de santé publique défaillant, une école sinistrée et une université formant des chômeurs en masse, enfin des administrations tatillonnes et « kafkaïennes » à tous les échelons poussant à toutes les combines et à toutes les humiliations.
Au niveau politique les Algérien.nes vivent leur pays comme une quasi-prison à ciel ouvert. Après une timide ouverture politique à la fin des années 1980, le système politique apparait pour ce qu’il est : une démocratie de façade où des élections à la Naegelen, de sinistre mémoire, sont régulièrement organisées. Trois ans après le début du processus révolutionnaire, populaire et pacifique, d'émancipation citoyenne, le Hirak, l'Algérie connaît aujourd'hui une situation intolérable et inédite de répression et d'atteintes aux libertés digne des régimes autoritaires avec la multiplication des dispositifs répressifs à l’égard de toutes les citoyennes et de tous les citoyens : de celle ou celui qui exprime son opinion, notamment sur les réseaux sociaux, jusqu'au dirigeant associatif ou politique, sans oublier la mise en détention, au prix d’allégations fallacieuses ou arbitraires, de journalistes, d'avocats, de syndicalistes. Toutes les catégories sociales, toutes les professions, sont ciblées dans toutes les régions d’Algérie. La pénalisation de tout engagement citoyen touche en fait toutes les organisations autonomes, indépendantes du régime (associations de la société civile, partis politiques de l’opposition démocratique) et leurs responsables sont incarcérés et condamnés pour leur engagement au sein du mouvement citoyen, le Hirak. Car, en fait, la dégradation permanente des droits de l’Homme et leur violation manifeste, depuis le mois de juin 2019, connait une aggravation et une accélération depuis mars 2020, au début de la pandémie du Covid 19, avec pour principale finalité pour le pouvoir autoritaire, de tenter de casser la dynamique politique émancipatrice et citoyenne que constitue le Hirak depuis le 22 février 2019.
Signe des temps, après une décrue durant toute la seconde moitié de l’année 2019, la harga, cette expression tragique du mal-être profond qui pousse nombre d’Algérien.nes à fuir un pays qui ne fait plus rêver est symptomatique d’une désespérance existentielle qui étreint nombre de mes concitoyen.nes. Des jeunes et des moins jeunes, parfois des familles entières, avec des enfants en bas âge, se ruent dans des aventures hasardeuses vers des rivages et des pays de plus en plus hostiles et inhospitaliers. Sans parler de ces milliers de cadres, notamment des médecins, auxquels le pays n’a su créer un cadre et des conditions de travail qu’ils vont chercher ailleurs.
Mais je ne veux pas, je ne dois pas me résoudre à oublier ces images de la fête d'indépendance. Je garde au fond de ma mémoire de jeune adolescent ces scènes de liesse, de joie, d’ivresse douce. Je sautais d’un véhicule pour remonter dans un autre sillonnant les rues de Belcourt, mon quartier de naissance et celui d’adoption Salembier (El Madania). J’ai même osé découvrir des quartiers et des rues où vivaient les Européens et qui m’étaient jusque-là interdits : « Place du cheval » (Place des Martyrs), les boulevards du front de mer, les rues d’Isly (Ben Mhidi) et Michelet (Didouche Mourad), … Et en un ballet joyeux s’entrelaçaient la furieuse liberté de l’adolescence et celle d’un peuple et d’un pays renaissants. Une croyance forte en un bonheur à portée de main illuminait les visages de ces millions d’Algérien.nes manifestant leur bonheur. Même le bruit des luttes fratricides pour le pouvoir n’a pu assombrir cette atmosphère d’allégresse partagée. L’Algérie était indépendante et cela suffisait au bonheur de la plupart des adultes qui nous entouraient de leur affection bienveillante. Leurs yeux, leurs corps, leurs êtres vibraient d’une ivresse folle et joyeuse en scandant « Istiqlal », « Hourria »,
Non je ne veux pas, je ne dois pas me résoudre à effacer ces images de la fête d'indépendance sous prétexte d’un bilan peu réjouissant et d’un avenir obstrué du fait de politiques menées par un pouvoir liberticide et prédateur. Des politiques qui ont mis en faillite des potentialités matérielles et décourager et inhiber des milliers de femmes et d’hommes poussé.es à la « Harga ». Des politiques qui ont abouti à une précarisation du tissu social et à une dangereuse fragilisation de la cohésion nationale.
Non je ne veux pas, je ne dois pas me résoudre à effacer ces images de la fête d'indépendance car en février 2019 l’Algérie dans toutes ses dimensions, politiques, sociales, culturelles, linguistiques, régionales, d’âge et de genre a redonné à l’indépendance un espoir de parachèvement.
Durant de nombreux mois des millions d’Algérien.nes ont défilé à travers les villes du pays, dans les plus petites bourgades invisibles sur une carte, clamant leur désir de liberté après celle du pays. Les Algérien.ne.s installé.e.s à l’étranger (Canada, USA, Belgique, Australie et même Chine) ne sont pas en reste. En France où la diaspora algérienne est la plus importante, les Algériens et les binationaux ont même organisé des rassemblements de soutien et de solidarité dès le 17 février à Paris et tous les dimanches qui ont suivi. C’est ainsi que chaque dimanche la place de la république rassemble des milliers de personnes dans une ambiance festive, colorée aux couleurs de l’Algérie et où des prises de parole libre sont organisées.
Pacifiquement, massivement, le Hirak a fait renaitre cette flamme et ce rêve d’une Algérie libre, démocratique et réconciliée avec elle-même. Les manifestations se déroulaient dans un esprit de fraternité et de respect mutuel qui rappelaient celui que les personnes de mon âge ont gardé de l’indépendance. Le Hirak a également brisé le mur dressé face à la création, l’imagination et le rêve. Ce rêve interdit depuis l’indépendance et que les Algérien.ne.s, notamment jeunes, vont réanimer avec force et détermination. Il va s’exprimer dans les rues, sur la Toile et dans de multiples supports d’expression où les Algérien.ne.s rivalisent en créativité, inventivité et humour: chants, danses, slogans, affiches, banderoles, masques ...
Oui, à ce moment-là nous avons vu le sentiment de liberté à l’œuvre … et quelle œuvre !
Oui, le Hirak m’a bien permis comme à des millions d’Algérien.ne.s de redécouvrir les joies et délices de la liberté jusque-là entravée.
Oui, le Hirak, cette immense clameur de la dignité retrouvée ne peut pas s’éteindre, car il a réanimé cette flamme qui éclaire le chemin encore à parcourir pour que nous goutions pleinement à l’indépendance de notre pays et de notre citoyenneté.
Ahmed Dahmani
Avignon le 5 juillet 2022