Pourquoi le président Maduro gagne les élections et perd la moitié de la population
La situation actuelle au Venezuela et l’apparition avec les pénuries d’une bourgeoisie bureaucratique me font penser à une analyse que j’avais faite en 1990 sur l’économie parallèle en Algérie « socialiste ». Elle montre que le président Maduro peut se prévaloir du soutien de la moitié des électeurs mais que son opposition est véritablement populaire.
J’écrivais : L’accès réservé aux devises a engendré l’existence d’un triple monopole (administration, secteur public, secteur privé) sur les facteurs de production, les biens de consommations à prix administrés, et sur les importations.L’existence conséquente d’un double système de prix (administré avec titre de rationnement d'un côté et libre sur le marché noir de l'autre) a conduit les acteurs sociaux à entreprendre des stratégies bien précises pour occuper les places et les positions suivantes :
- Position de commande de la distribution administrée des devises, des biens et des services ;
- Position de commande de l’accès au marché extérieur pour l’importation ;
Les positions de commande de la distribution des devises, biens et services sont celles que l’on trouve dans les administrations et les entreprises publiques. Ainsi, on cherchera à occuper une position bureaucratique forte pour commander la distribution de matériaux de construction à prix administré, très recherchés par les entrepreneurs en bâtiment et qui peuvent payer des pots de vin pour avancer dans les files d’attente. Les journalistes s’accrochent aux pénuries de pain, lait, etc. Mais c’est le marché parallèle des facteurs de la production (machines, outillages, matières, ciment, etc.) qui est le plus rémunérateur aussi bien pour la bureaucratie qui l’administre que pour les titulaires de bons à revendre. Si le prix au marché noir est le triple de celui du marché administré, importer un camion à 100.000 euros pour le revendre à 300.000 vaut mieux que trafiquer sous les regards suspicieux de la population sur du lait et de devoir revendre 300.000 litres de lait à 3 euros pour gagner la même différence, alors que la revente d’un seul camion suffit. Mais le matériau le plus demandé est le ciment. Des millions de tonnes circulent que la population ou les journalistes ne voient pas. La bureaucratie qui gère ces marchés administrés détourne leur attention en procédant de temps en temps à des arrestations spectaculaires de petits revendeurs de lait ou de cigarettes et leur organise des procès à grand spectacle. Les revendeurs de ciment, eux, peuvent dormir tranquilles.
Ce pouvoir de distribution est souvent délégué hors des sphères bureaucratiques : quand l’administration attribue un quota global à un organisme public (du carburant à l’armée, du lait à un hôpital ou des bons à un syndicat), c’est le responsable de cette institution qui devient redistributeur secondaire, détenant ainsi un pouvoir social formidable.
L’occupation de ces postes d’autorité est très recherchée et une véritable compétition sociale apparaît entre les prétendants à ce qui est devenu une bourgeoisie bureaucratique. Ces positions n’offrent pas seulement le pouvoir de gérer des files d’attente et avoir ainsi une grande influence sociale et, si l’on veut, encaisser des pots de vin pour distribuer les bons ou modifier l’ordre des files d’attente, elles permettent, également, sans corruption aucune, par un accès direct aux devises et biens administrés de se les procurer à leur prix administré, d’éviter le marché noir et d’économiser la différence entre prix administré et prix parallèle. Son titulaire multiplie ainsi son revenu réel par un facteur égal à la proportion dans laquelle se trouve le prix au noir par rapport au prix administré (trois, en général).
Cette bureaucratie a pour allié la partie du secteur privé à qui elle octroie les bons d’accès aux devises ou aux biens. Le capital installé bénéficie ainsi d’une rente de situation qui empêche de nouveaux concurrents de s’installer. En réalité, cette bureaucratie enrichit les personnes qu’elle a choisies et passe alliance avec elles. D’où la division des oppositions bourgeoise et petite bourgeoise entre ceux qui ont accès aux titres de rationnement et ceux qui ne l’ont pas.
Cette bureaucratie bénéficie aussi du soutien des syndicats qui, en tant qu’organisations, peuvent avoir accès, en gros, aux biens administrés et les redistribuer à leurs adhérents. Ceux-ci peuvent donc accéder aux biens en pénurie aux prix administrés et n’ont pas besoin de recourir au marché noir. Les membres des forces de l’ordre également. Leur revenu nominal leur suffit et tempère les ardeurs revendicatives. Mieux, ces adhérents peuvent eux-mêmes devenir revendeurs et arrondir leurs fins de mois. Imaginez le pouvoir social et d'enrichissement que l'on donne au dirigeant d'une organisation (armée, syndicat, etc.) en lui attribuant globalement un quota de devises ou facteurs de production ou bien de consommation pour l'ensemble de l'appareil qu'il dirige, à charge pour lui de délivrer aux membres les titres de rationnement individuels. D'où le soutien de ces appareils au régime.
Les sommes manipulées par l’économie parallèle font qu’il apparait aux yeux des gens qu’au lieu de chercher à obtenir une meilleure position sociale par un effort productif (mérite scolaire, travail ou investissement productif), il vaut mieux obtenir une position clé dans la distribution des devises, biens et services. Des enfants abandonnent l’école pour se faire revendeurs de savonnettes. Au lieu d’entreprendre une activité industrielle ou de service, des capitaux s’investissent dans le stockage et la revente de biens administrés sur le marché parallèle. Ils ont besoin pour ce faire de payer des réseaux de revendeurs tout acquis à leurs ordres mais qui gagnent ainsi leur vie et représentent une force sociale attachée à l'existence du marché noir.Toute mesure du chômage en devient impossible. L’économie ne croît plus mais les fortunes se multiplient.
Fin de l’analyse de 1990. On en trouvera l’essentiel dans
A.Henni, 'Qui a légalisé quel “trabendo”? Revue Peuples méditerranéens 52–53 (1990)
Revenons au Venezuela actuel. Le président Maduro bénéficie de cette alliance hétéroclite entre la nouvelle bureaucratie qui commande l’accès aux devises et biens administrés, des syndicats dont les adhérents peuvent se procurer les biens à leur prix administré, des patrons installés qui ont accès aux devises et peuvent importer les facteurs de production ou les biens de consommation pour les revendre avec plus-value (machines, matériaux, etc.), des titulaires de bons qui s’activent sur le marché des titres de rationnement, des petits revendeurs qui saisissent l’opportunité des doubles marchés, etc.
Qui est contre lui : tous ceux qui ne détiennent aucune position leur permettant d’accéder aux devises ou aux biens à leur prix administré : petits fonctionnaires comme les instituteurs, etc., travailleurs non syndiqués qui n’ont aucune relation leur permettant d'éviter le marché noir, qui n'ont que leur salaire nominal pour salaire réel, pensionnés et retraités condamnés aux files d'attente interminables, potentiels entrepreneurs qui n’ont pas accès aux devises et doivent payer un coût d’installation exorbitant pour acheter des facteurs de production sur le marché noir, etc. Cela fait du monde – la moitié des électeurs. Il n’est pas étonnant que ces gens manifestent et soient prêts à mourir.