Après le parti communiste, c'est au tour de la social-démocratie historique de se déliter, sinon de disparaître. Ce n'était qu'une question de temps. D'une façon générale, dans les pays capitalistes développés d’ancienne industrie, toutes les forces sociales liées à la phase industrielle du capitalisme (patronat industriel, organisations ouvrières) sont laminées par de nouveaux venus. Dans la France contemporaine, et autres pays d'histoire similaire, les années 1980 représentent un tournant historique : le taux de rendement du capital-argent redevient positif et supérieur à celui du capital industriel, les plus-values de valorisation des patrimoines deviennent plus attractives que l'investissement industriel – ce que j'ai appelé le capitalisme rentier – et, pour la première fois dans l'histoire du pays, des salariés passent sous le seuil de pauvreté (2% d'entre eux environ) pendant que le montant des salaires reçus par les ménages passe, sous un gouvernement socialiste, en dessous de celui de la totalité des diverses prestations sociales redistribuées ( Rmi, allocations, aides, pensions, etc.).
Le socialisme lié à la société industrielle se proposait de se procurer, par le travail, des moyens de vie, des infrastructures et des dépenses collectives permettant de mieux vivre et, ce n'est pas le moins important, une dignité d'être humain. Or, depuis les années 1980, les politiques de stabilité monétaire ont radicalement avantagé les placements, rendant positifs le taux de rendement du capital-argent et les plus-values des patrimoines – plus d'un quart de la valeur ajoutée des entreprises non-financières en provient, et, simultanément, sécurisé le pouvoir d'achat des pensions dont bénéficie une part de plus en plus importante et vieillissante de la population. Celle-ci n'ayant plus de conditions salariales ou de travail à défendre se détourne des forces revendicatives ou protestataires pour alimenter plutôt une économie de loisirs.
Les taux d'intérêts positifs et les resserrements budgétaires qui ont accompagné ces processus ont touché aussi bien les investissements publics – le budget d'équipement de l’État tend vers zéro – que privés. D'où une croissance anémiée et des difficultés à entretenir un système d'aides et de pensions sauf à se procurer des ressources par l'endettement public. La dette des administrations publiques (État, collectivités, systèmes sociaux publics) est passée de 205 milliards en 1984 à 2.097 milliards en 2015.
L'équation socialisme = industrie + inflation est devenue obsolète et les appareils socialistes se sont épuisés à lui substituer une équation redistributive sans inflation : socialisme = redistribution + dette. On conforte ainsi la demande – souvent destinée à acheter des produits industriels importés et moins chers –, le pouvoir d'achat et les patrimoines des rentiers ainsi que les retours en intérêts pour le capital-argent. Or, les difficultés à trouver des financements aussi bien par l'impôt que les cotisations sociales ou par le déficit budgétaire et l'endettement ont conduit à l'épuisement de ce socialisme de la redistribution. La social-démocratie redistributive historique avait pu exister par l'industrie et l'inflation (favorable aux entreprises de production). La stabilité monétaire a d'abord tué l'industrie puis, maintenant, achève la redistribution (politiques d'austérité). Ce sont les patrimoines qui se valorisent et le capital-argent. Que faire ? Pour une Nation d'ancienne industrie, nulle nostalgie ne doit nous saisir. C'est, aujourd'hui, la valorisation au niveau mondial du patrimoine national (capital scientifique et technologique, savoir-faire industriel de pointe, innovations et savoir-faire numérique, capital-argent, savoir-faire dans l'économie soutenable, capital culturel et médiatique, patrimoine historique, etc.) qui peuvent drainer vers le pays des rentes propres à créer des emplois qualifiés, d’autres tertiaires et financer la redistribution.
Or, en s'épuisant à retrouver dans une nostalgie industrialiste le modèle d'antan, les appareils socialistes, qui tirent leur implantation locale d'une coûteuse redistribution, sont davantage enclins au protectionnisme, et même au chauvinisme, qu'à l'ouverture internationale. La social-démocratie ne peut renaître que par la pratique d'un nouvel internationalisme. Il est curieux que les appareils socialistes bavardent tant sur l'Europe mais ne formulent aucune proposition d'un rassemblement socialiste européen. À quand le parti socialiste européen ?
Ahmed Henni est l'auteur de : Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers, 2012, Paris