La faute de quelques uns ne doit pas introduire de dérogation au droit de tous, Tacite
Pour une partie de l'élite dirigeante de la Rome antique, donner des droits et des promotions aux affranchis était considéré comme une nécessité bénéfique. Tacite rapporte qu'on délibéra ainsi au sénat « sur les malhonnêtetés commises par les affranchis et on réclama, contre ceux qui se montraient ingrats, que le droit fut reconnu aux patrons de révoquer leur liberté ». Le droit et la coutume considéraient, en effet, l'ancien maître comme un « patron » ou parrain, vis-à-vis duquel l'affranchi se devait d'être déférent (obsequium). Dans la France d'aujourd'hui, cette attitude n'est pas codifiée mais est largement répandue : dans la société majoritaire, on estime, parfois ouvertement, que les anciens colonisés ont un devoir de déférence, d'obsequium.
Or, beaucoup d'affranchis, anciens colonisés, au lieu d'être « déférents », obséquieux et reconnaissants, s'autorisent à relever la tête et, pour quelques uns, ont l'affront de demander plutôt des compensations sinon des comptes.
Tacite poursuit donc : « Quelques [sénateurs] s'indignaient que l'insolence des affranchis, une fois la liberté assurée, en fut venue à un point tel qu'ils traitaient d'égal à égal avec leur patron, qu'ils ne tenaient aucun compte de son avis et même levaient la main pour le frapper, impunément ou suggéraient eux-mêmes leur propre châtiment. » Rien donc de nouveau : la même opinion existe aujourd'hui dans la population majoritaire qui considère comme « anormal » qu'un ancien colonisé et ses descendants puissent se considérer comme les égaux des ingénus.
Mais, ajoute Tacite, « on faisait valoir, en sens contraire, que la faute de quelques uns [ne devait pas] introduire de dérogation au droit de tous ; car la classe des affranchis s'était largement répandue ; c'est elle qui fournissait le plus souvent les tribus, les décuries, les auxiliaires des magistrats et des prêtres, et même les cohortes recrutées dans la Ville ; et un très grand nombre de chevaliers , beaucoup de sénateurs n'avaient pas d'autre origine. » (Livre XIII, XXVI)
Rome, en effet, petit groupe à l'origine, a étoffé sa population par absorptions successives. Mais cette nécessité démographique s'est toujours accompagnée d'une pratique d'assimilation en droits et en promotion des nouveaux venus, notamment les affranchis. Et, comme l'écrivait Tacite, « si l'on faisait une catégorie particulière des fils d'affranchis, on rendrait évident le manque de fils de citoyens ». C'est comme si, en France, aujourd'hui, on distinguait les descendants des Celtes de ceux des envahisseurs et immigrés successifs (Francs, etc.). On rendrait évident le petit nombre de descendants de Celtes – s'il y en a.
Tacite explique les raisons politiques objectives qu'il y a à bien traiter les vaincus et à les rendre Romains : « Quelle autre cause amena la perte des Lacédémoniens et des Athéniens, sinon qu'ils refusaient d'admettre les vaincus, les considérant comme d'une autre race ? (..) Mais notre fondateur, Romulus, témoigna d'une sagesse telle qu'il considéra la plupart des peuples, le même jour, comme des ennemis puis comme des citoyens. (..) Des étrangers ont été rois chez nous ; appeler des fils d'affranchis à des magistratures n'est pas, comme beaucoup le croient à tort, chose récente, mais cela s'est souvent fait (..) Désormais, mêlés à nous par la façon de vivre, les arts, les alliances de famille, qu'ils nous apportent leur or et leurs richesses plutôt que de les garder pour eux ! » (Livre XI, XXIV).
Extrait de : La macula: Ingénus et affranchis. Essai sur la diversité en France Par Ahmed Henni
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