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Billet de blog 24 novembre 2016

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Économie négationniste et économie divinatoire

La Loi d'aujourd'hui est la loi invisible du marché. Son éternité se traduit par un mouvement parfait susceptible d’être représenté par un système d’équations traduisant son équilibre et son indépendance par rapport à toute forme sociale. D'un modèle mathématisé de choses, on prétend inférer et prévoir, sinon dicter, la conduite à venir des hommes.

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Transcendance et extériorité de la Loi du marché

La Loi d'aujourd'hui est la loi invisible du marché. Historiquement, le statut de cette Loi, devenue transcendantale, a tendance à rejoindre celui d’une Loi première, extérieure, incréée et au dessus des hommes. De ce fait, le marché acquiert un statut cosmogonique et sa théorie devient sacerdotale. Produire la représentation parfaite du marché, à l’image de la Loi extérieure parfaite qui le régit, mais inconnaissable du commun, devient un sacerdoce. Comme la Loi Première, la Loi du marché apparaît tout aussi indépendante des hommes, abstraite, extérieure. Elle est fondatrice. C’est le « moteur » premier. Sa transcendance se manifeste par des signes "éclatants", visibles par tous: les prix (y compris les prix du travail et du capital). Elle est immédiatement publique – connue de tous – et les signes de sa manifestation sont accessibles à chacun.

Cette représentation du marché permet de lui conférer un statut d’autonomie et d’en reconstruire le concept autour d’une cosmogonie implicite reprenant les termes mêmes de la cosmogonie religieuse. Le marché est la Loi incréée et le moteur premier. Son éternité se traduit par un mouvement parfait susceptible de se reproduire indéfiniment et d’être représenté par un système d’équations traduisant son équilibre et son indépendance par rapport à toute forme d’organisation humaine. “ La mécanique rationnelle, écrit l’économiste Pareto, quand elle réduit les corps à de simples points matériels, l’économie pure, quand elle réduit les hommes réels à l’ homo œconomicus, se servent d’abstractions parfaitement semblables et imposées par des nécessités semblables ”1. Les lois du marché sont un ensemble de manifestations d'une Loi parfaite, éternelle et universelle: elle est la meilleure pour tous les hommes et elle s'applique aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée (les relations familiales ou sociales comme relations d'équilibre marchand2). Elle clôture de nouveau l'histoire3.

Par leur savoir – l’économie comme sacerdoce, les hommes ont tenté de retrouver les manifestations de cette Loi parfaite dans l'agencement des choses elles-mêmes. Ils reproduisent ainsi aussi bien la démarche des Anciens – attachés à découvrir dans l'agencement des choses les preuves de l'existence de dieux transcendants – que celle des physiciens modernes attachés à construire une connaissance ou une science de la circulation des étoiles autour d'une Loi indépendante des hommes – l’ordre transcendantal des Anciens ou la gravitation universelle des modernes. Cette science a engendré l’apparition de sciences divinatoires expliquant les événements humains par la circulation autonome des étoiles, considérée comme Loi extérieure. Les représentations du marché (ou du Plan) n'échappent pas à cet émanantisme du moteur premier incréé. Les hommes entrent dans des rapports quantifiables déterminés par la Loi extérieure. L’espace humain ne serait que le dual de l’espace des marchandises, non l’inverse. En appréhendant le mouvement des marchandises on pourrait anticiper celui des hommes. Du modèle mathématisé de la circulation des choses, on pourrait inférer et prévoir, sinon dicter, la conduite à venir des hommes.

En procédant par isomorphisme entre l’ensemble des étoiles et l’ensemble humain, la science divinatoire – l'astrologie – prétend appliquer aux événements du monde une Loi extérieure à eux et mathématisable – l'astronomie. Cet isomorphisme s’obtient par application de l’ensemble des choses sur l’ensemble des hommes. Il en résulte que toute modification dans l’ensemble des choses entraîne nécessairement une modification dans la vie des hommes. L’économie mathématique sacerdotale ne procède pas autrement. Sous le vocable de prévision, elle postule au statut de science divinatoire. Elle participe d'une application à la vitalité humaine – irréductible par ailleurs – d'une Loi extérieure à cette vitalité. Celle-ci devient une image ordonnancée par une mécanique quantifiable des choses et par indexation des humains à une collection de choses (les biens et les services, le prix du travail, le portefeuille en capital) elles-mêmes régies par les lois d'une mécanique céleste. Elle devient ainsi – comme l'astrologie qui s'appuie sur l'astronomie – une science prédestinatrice des actions humaines.

Cependant, si tout le monde peut voir et sentir les manifestations de cette Loi – prix, salaires, profits, etc. –, il n’existe que quelques individus qui, ayant reçu par émanantisme les signes de l’intelligence de ce moteur premier, peuvent, comme les devins, anticiper ou prévoir la concrétisation progressive de la Loi. Ce sont des élus, des gagnants4. Ils forment deux catégories: les élus qui, par l’entrepreneuriat, confirment la transcendance de la Loi et leur excellence individuelle – Henry Ford se prenait pour l’un de ces élus; les élus qui, par le sacerdoce, ont entrepris l'étude de cette Loi et lui confèrent le statut de science (l'Économie), la dotant d’une nature transcendante et divinatoire.

Cette élection conduit tout droit à la centralisation légitime des affaires ou de la science aux mains d’un Individu premier (de Wendel, Ford, Krupp ou Staline d'un côté, Marx, Walras, Keynes de l'autre). Sous la conduite de cet Individu premier et dirigée par lui, l'entreprise devient le lieu de transformation centralisée des œuvres individuelles en œuvre collective, transformant du coup ces œuvres individuelles en fractions d'une œuvre collective. Les individus deviennent les membres fonctionnels d’un Corps collectif agissant comme un seul homme et organisés comme dans une mécanique céleste au résultat prévisible, calculable comme dans la mécanique gravitationnelle. Mieux : les individus sont attachés par une force réciproque à un Individu central premier, comme les planètes au Soleil et c'est grâce à cette organisation que l'entreprise est efficace.

Il en est de même au niveau de la société globale dont les individus premiers du sacerdoce fabriquent la représentation.

Comme le résume Schumpeter à propos de Jeremy Bentham 5: Les plaisirs et les peines de chaque individu sont supposés être des quantités mesurables susceptibles de s'additionner pour former une quantité appelée le bonheur individuel....Ces bonheurs individuels sont de nouveau totalisés pour former un tout social, tous étant comptés pour un poids égal: chacun compte pour un, personne ne compte pour plus d'un 6.

Pondérer, comme on l'a fait depuis, l'importance de chaque individu en fonction d'une quantité de capital ou de travail ne fait que changer le mode d'indexation d'éléments dont on peut prévoir et calculer la destinée comme on calcule celle des différentes poussières de l'univers – sinon comme on la lit sur des cartes de tarot.

Mieux, l’inégalité quantitative participe de l’harmonie du monde. C’est parce que les individus sont différemment dotés en quantités que l'échange et le marché existent et les conduisent à mieux (Walras, Hayek). Le fait que la Lune ait un poids naturel plus faible et tourne autour de la Terre ne lui confère aucun statut d’infériorité. La différence qui fait de l’une le satellite de l’autre est purement quantitative et, loin d’engendrer un quelconque désordre, crée, au contraire, un mouvement ordonné et équilibré, constitutif du monde. Sans la Lune la Terre ne serait pas ce qu'elle est et réciproquement. En opérant une indexation entre hommes et quantités, les règles du marché, ne peuvent, entre des partenaires, qu’aboutir à une circulation ordonnée et équilibrée régie par des règles constituantes immuables. Elles permettent de dépasser l'inégalité quantitative (la Terre et la Lune) en créant l'ordre égal et équilibré de la réciprocité – du contrat (la perfection de la gravitation universelle). Elles forment une Loi parfaite engendrant l'abondance finale.

La différenciation sociale n’est plus l'expression de degrés différents de vitalité ou de passion, ni le résultat d'une humanité ou d'une histoire. Elle manifeste l’aptitude dans la maîtrise à des degrés différents de la circulation de quantités (abstraites et artificielles comme l'utilité ou la monnaie) régie par la Loi et pouvant être mise en équations. Il suffit d’opérer un calcul d’actualisation des coûts de consommation et de formation pour trouver la différence marchande entre un ouvrier analphabète et un ingénieur. L’inégalité entre l’analphabète et l’ingénieur n’est qu’une inégalité quantitative, comme celle entre la Lune et la Terre – chacun se situant à des degrés différents de capital (Gary Becker) – et, en aucun cas, une différence de nature. La réciprocité en fait un ensemble humain solidaire et harmonieux – un ordre humain transcendant – où chacun est indispensable à l'autre.

C’est pourquoi l’économie sacerdotale a la tentation permanente de vouloir construire un anti-humanisme (une Loi extérieure) établissant un isomorphisme simple entre l’ensemble des hommes et l’ensemble des choses. Il est de ce fait presque naturel d’appliquer les règles de structuration des ensembles d’objets concrets ou abstraits à l’ensemble humain d’autant plus que les structures de ces ensembles d’objets calculables sont souvent désignées par les noms attribués aux structures humaines (tribu mathématique, groupe, etc..).

1 Pareto V., Manuel d'économie politique, Genève 1906

2 L’économiste américain Gary Becker a reçu le prix Nobel pour cette généralisation des lois du marché

3 Sur cet avènement du marché ou du Royaume, voir Francis Fukuyama, La fin de l'histoire, tr. fr., Gallimard, 1990

4 L'économiste anglais Keynes a, l'un des premiers, fait de l'anticipation la vertu première de l'entrepreneur gagnant in Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, tr. fr., Paris 1936

5 Bentham (1748-1832), AnIntroduction to Principles of Morals and Legislation, Londres 1823, tr. fr., Paris 1848

6 Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, I, 1955, tr.fr., Gallimard 1983

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