PAR AHMED CHENIKI
Il est tout à fait clair que la représentation artistique et littéraire nord-africaine porte les traces des expériences antérieures, depuis l’adoption des formes européennes. Les questions : pourquoi et pour qui écrire, en évoquant la littérature maghrébine d’expression française ne manqueraient pas d’interpeller des notions considérées, certes définitives, mais qui n’en sont pas moins sérieusement à interroger : nation, identité, altérité, hybridité, interculturalité. Ainsi, serais-je amené à me poser de très nombreuses questions me permettant peut-être d’ouvrir un certain nombre de pistes, en partant de l’idée de l’existence possible d’une manière d’écrire et de lire particulière, au Maghreb, mais qui ne fonctionnerait nullement comme un espace radicalement négateur des tissus critiques européens, d’autant que l’Europe coloniale est à l’origine de l’adoption imposée des formes littéraires dites modernes dans nos pays.
On ne peut nullement parler de la fonction de la littérature et de l’altérité sans la mettre en relation avec la question de la réception. Ecrire, c’est lire. Il y a une sorte de relation dialectique entre l’écriture et la lecture. Je me poserais ces questions : Comment l’écrivain maghrébin arrive-t-il à user d’une langue qui n’était pas la sienne, condamnée parfois à la transformer pour dire son vécu ? Réussit-il justement à en faire un « butin de guerre » efficace, c’est-à-dire à la faire sienne ? Peut-il la dépouiller de son histoire culturelle, de ses discours antérieurs, subissant une certaine métamorphose ? Sa propre mémoire, c’est-à-dire celle de son « peuple », s’égare-t-elle définitivement ou apparait-elle comme un système de signes latents dans les espaces interstitiels de l’écriture ?
Les expériences de Kateb Yacine, de Mohammed Dib, de Rachid Boudjedra sur l’impact de leurs textes dans la société ne manquent pas d’interpeller le critique. Aussi, cherchent-ils souvent à rencontrer leur public, à travers une autre manière d’écrire ou même une nouvelle aventure esthétique, linguistique et artistique comme chez Kateb Yacine, Amine Zaoui ou Rachid Boudjedra. Les jugements sentencieux de Mostefa Lacheraf sur la question de la réception sont, peut-être, l’expression de ce malaise. C’est autour de ces préoccupations que s’articule mon interrogation qui risquerait de proposer encore d’autres questions appelées à occuper le rôle trop ingrat de « propositions ».
LE MOI ET L’AUTRE
Une plongée diachronique est nécessaire pour aborder la question de l’altérité et du « syncrétisme paradoxal ». Tout avait commencé par une sorte d’« hypothèque originelle » pour reprendre cette belle expression du sociologue tunisien, Mohamed Aziza, qui permit peut-être la découverte de l’altérité, celle-ci fortement imposée, engendrant de terribles césures. Les Maghrébins durent, malgré eux, accepter de reproduire les différentes formes de représentation européennes dans des moments historiques marqués par une extraordinaire faiblesse, les incitant à délaisser leurs propres formes.
L’altérité est, au même titre que le langage, une affaire de rapports de force. Les élites, notamment celles qui allaient s’exercer au métier d’écrivains, découvraient l’ambigüité de leur fonction, condamnés à user d’une langue qui ne leur appartenait pas, de surcroit, trop marquée historiquement et socialement et se voyaient prendre une distance avec leur société, au départ, peuplée d’une écrasante majorité d’illettrés. Ce n’est pas pour rien qu’un des personnages du « Polygone étoilé » de Kateb Yacine ne s’était pas empêché de faire ce douloureux constat : chaque mot français que j’apprenais m’éloignait davantage de ma mère.
L’adoption de la forme romanesque et du théâtre que nous avions appris à connaitre, suite à la tragique rencontre avec la colonisation, pose plus problème que l’usage de la langue elle-même. C’est la structure elle-même de la représentation qui détermine la mise en œuvre de tel ou tel discours. Ecrire en arabe ou en français des romans ou des pièces de théâtre était déjà un piège, au même titre, bien entendu, que les autres formes de représentation politiques, sociologiques ou culturelles. Le roman et le théâtre sont des arts importés, obéissant à leurs propres normes et à une logique particulière. Le fait d’adopter les formes européennes, notamment littéraires, engendre de sérieux malentendus et provoque la résurgence permanente de graves césures. L’appareil, par excellence, qui fait fonction de propagateur de la parole de l’Autre est sans aucun doute la structure scolaire. Christiane Achour et Fanny Colonna ont sérieusement analysé ce phénomène dans leurs thèses. Si l’école française n’était pas ouverte à tous les Maghrébins, parfois boycottée par eux, une élite intellectuelle s’était, par contre, constituée et avait commencé par assimiler la culture de l’Autre et, paradoxalement, contester le pouvoir colonial en usant de sa langue (cf. Une tempête).
La transculturation (je le préfère au mot « acculturation » ou même aliénation dont la définition n’est pas forcément négative) assumée, parfois revendiquée, affecta tous les courants culturels et politiques. Le regard éclectique et étranger porté sur le corps du colonisateur correspondait paradoxalement à la montée du nationalisme. C’est à une expérience de type syncrétique que nous avons affaire. L’adoption du théâtre et de la littérature par les Maghrébins correspondait à une nécessité sociale et historique et à des manifestations latentes. L’emprunt est souvent vécu par les peuples dominés comme une sorte d’excroissance suspecte ou un espace d’aliénation négative.
Dans ce contexte, la représentation littéraire associait en quelque sorte les éléments du terroir qui traversaient toute la société et la nouvelle structure qui apportait de nouvelles données et imposait sa propre forme. L’appropriation du théâtre et de la littérature n’excluait pas la présence de faits culturels autochtones qui caractérisaient le fonctionnement de la représentation. Ainsi, des pièces « syncrétiques » où se faisaient voir les gestes du conteur et l’espace théâtral voyaient le jour.
Depuis l’adoption du théâtre et du roman, de nombreux traits et éléments appartenant à différentes cultures s’interpellent, s’entrechoquent et s’interpénètrent dans la représentation dramatique et littéraire. Certes, les structures empruntées dominent, mais n’effacent pas de l’imaginaire collectif les espaces culturels autochtones qui refont surface dans toute situation de communication. C’est d’ailleurs dans ces conditions qu’apparaissent dans de nombreux textes dramatiques et littéraires des résidus et des stigmates d’une mémoire populaire réfractaire à tout embastillement et à toute fermeture, suggérant ainsi la complexité des actes d’écrire et de lire.
L’assimilation du modèle français n’effaça pas les lieux culturels populaires qui se manifestaient dans les pièces et les romans écrits par les auteurs trop marqués par l’imaginaire collectif et les stigmates de la littérature populaire. C’est vrai que plusieurs formes « traditionnelles » connurent une disparition certaine, une fois le théâtre et les formes littéraires européennes adoptés par les Algériens, et surtout sous la pression des changements et des événements qui secouaient de fond en comble la société algérienne. C’est surtout l’inattendu qui caractérise cette intrusion dans des espaces apparemment fermés. Les marques extérieures ou exogènes ne peuvent donc effacer, de manière définitive, les structures internes ou endogènes.
Ces structures, productions investies de savoir et d’histoire, investissent la représentation dramatique et littéraire algérienne. Les textes contiennent, bon gré mal gré, les résidus de la culture originelle qui obéit tout simplement au primat de l’appareil théâtral et romanesque. Dans son théâtre, Kateb Yacine articulait la structure narrative autour du personnage de Djeha (devenu, pour la circonstance Nuage de Fumée ou Moh Zitoun) se transformant radicalement sur scène et qui devenant le centre d’événements actuels. Cette association syncrétique de deux formes apparemment antithétiques marquait la représentation artistique et littéraire maghrébine.
Kateb Yacine, Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki, Berrechid, Nouveau théâtre, Fadel Jaziri, Saddiki représentent largement ce courant qui reprend volontairement certains éléments de la culture populaire. Kateb Yacine qui faisait appel à Djeha, tentait de démultiplier les espaces et les temps en fragmentant le récit et de provoquer une relation tout à fait productive avec le public, comme il avait déjà fait dans ses romans, Nedjma et Le polygone étoilé. Le temps mythique, celui du conte, agitait les contours d’instances temporelles actuelles, concrètes et se conjuguait avec des espaces souvent précisés, déterminés par l’auteur.
La démultiplication des temps et des espaces et la présence du merveilleux et du fantastique apportaient aux pièces une dimension poétique et engendrait un morcellement du parcours narratif. Cette fragmentation spatio-temporelle caractérise substantiellement le mouvement narratif dans la production romanesque de Rachid Boudjedra qui convoque intentionnellement l’espace mémoriel qui ne s’embarrasse nullement de politesse pour pénétrer avec effraction dans la structure des textes. Le discours originel laisse place à une transmutation dramatique et littéraire qui met l’une à côté de l’autre, deux conceptions du monde et de l’écriture. Cette transmutation des signes opère un surinvestissement du sens et met en mouvement un geste double, mais paradoxalement concourant à la mise en œuvre d’une unité discursive. Ce nouveau mode d’écriture se met paradoxalement au service d’une structure externe ou exogène qui impose sa primauté au niveau de la représentation définitive.
Les signes portent et produisent un système de représentation engendrant une sorte d’ambivalence discursive. Les écrivains n’ont pas tous rompu avec les jeux privilégiés de la culture populaire. Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Malek Ouary, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Tahar Djaout, Salah Guemriche, Amine Zaoui ont explicitement revendiqué la part de la culture populaire dans leurs travaux littéraires. Mais déjà, implicitement, leurs textes sont sérieusement marqués par la présence de résidus puisés dans la culture de l’ordinaire. Le texte est le lieu d’articulation de plusieurs discours et de nombreux espaces. Il conjugue la géographie à une certaine transfrontalité et évacue toute saisie strictement immanente.
La structure circulaire, en spirale, la fragmentation du récit, la scénographie et les jeux de situation ne sont pas étrangers au discours populaire qui cultive une certaine étrangeté à l’égard du genre romanesque ou théâtral, donnant à voir deux univers structuraux, engendrant une unité discursive disséminée, c’est-à-dire cultivant une certaine méfiance. Dans de nombreux textes, l’altérité s’inscrit dans une structure ternaire (moi et l’autre à la fois, en face de l’Autre), déterminée par une double énonciation et une nouvelle forme de langage malheureusement piégée par le primat de l’appareil romanesque ou théâtral. Younès dans le roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit, est travaillé par une posture trivalente faisant cohabiter le moi et l’autre, nourri par l’école et l’Autre, l’étranger qui ne l’accepte pas totalement. Ici, c’est comme si l’un, Younes voit sa quête aboutie grâce à la « nuit coloniale ».
La frontière est ténue, floue entre le Moi et l’Autre. Ce double hiatus ou ce dédoublement paradoxal nourrit de nombreuses productions littéraires et théâtrales. Les textes romanesques et dramatiques de Mohammed Dib par exemple, surtout après 1962, convoquent des entités doubles, les personnages, le temps et l’espace sont fracturés, travaillés par un sérieux dédoublement. Les personnages, souvent en crise, ne semblent pas trop concernés par une illusoire identité ou une nation trop fragile, trop mouvante. La production littéraire et dramatique dans les pays du Maghreb, perçue comme une littérature périphérique, désignée comme « francophone », « beur » (péjorée, tribalisée), c’est-à-dire singulière, ballotée entre un discours s’autoproclamant postcolonial et une propension à une quête de territoires et d’identités illusoires, donne à voir un univers syncrétique paradoxal et une altérité à trois facettes, posant inéluctablement la question de la place du sujet dans l’économie générale des textes littéraires et dramatiques.
Cette double posture du centre et de la périphérie, obsessionnellement présente dans le discours francophone, se retrouve également reprise par les tenants du discours postcolonial qui reprennent parfois des idées de Frantz Fanon et d’Edward Said qui, malgré le magistral démontage du fonctionnement du discours colonial, tombent parfois dans le travers qu’ils dénoncent en rejetant l’ « Occident » dans sa totalité, privilégiant les jeux trop peu clairs de la géographie dans la définition des rapports entre un « Tiers-monde » censé être pur et un « Occident » corrompu et violent. Comme l’a fait Sartre dans sa préface à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache, Orphée noir, célébrant une poésie noire, la seule révolutionnaire, selon lui. Comme d’ailleurs Homi Bhabha qui, dans sa proposition de mettre en œuvre l’idée d’hybridité, semble oublier que l’hybridité caractérise tout discours social et littéraire. L’essentialisme et les jeux d’une nostalgie d’un passé mythique ne sont pas loin, rejoignant ainsi le regard binaire d’une pensée européenne nourrie des résidus de la culture chrétienne, à l’image de Paul Ricœur ou d’Emmanuel Levinas qui voient le monde, en partant de leur propre centre judéo-chrétien, évacuant les autres territoires. D’où aujourd’hui, se pose la nécessité d’un questionnement des différents territoires ontologiques et épistémologiques marquant certains textes-phares de la pensée européenne.
La critique littéraire reprend souvent, comme espace fondateur, Aristote et articule son discours autour de ce lieu de légitimation du parcours historique et épistémologique européen, évacuant toute autre parole. Les spécialistes maghrébins reprennent justement, souvent sans les interroger, les territoires notionnels puisés dans cet univers, reproduisant le regard fondé sur une altérité limitée, excluant d’autres espaces.
Cette manière de faire reprenant l’idée centrale du discours grec, illustrée par l’hypertrophie du moi, péjorant les autres cultures, est paradoxalement présente dans les interventions des spécialistes maghrébins de la littérature. Une lecture des thèses et des mémoires, comme de la production romanesque et du discours critique nous permettrait de nous rendre compte de la reproduction automatique des mythes grecs et européens. Ce qui limite ainsi les jeux de la réflexion faisant du locuteur maghrébin un simple répétiteur de la parole de l’Autre sans une interrogation approfondie du parcours notionnel et de la possible application opératoire des grilles et des espaces interprétatifs et herméneutiques, en réfléchissant à cette notion de « syncrétisme paradoxal » qui partirait de l’idée de la présence dans notre imaginaire d’éléments duaux marqués par les jeux de la mémoire indigène ou autochtone et de l’Histoire européenne, tragiquement installée avec, essentiellement, la colonisation, venant se greffer sur celle-ci et se comportant comme espace dominant.
LE RETOUR DU TEXTE
Ce retour du texte est une sorte d’assimilation qui ne dit pas son nom. Aussi, souvent, cherche-t-on à écrire pour faire plaisir à l’Autre. L’anthropologue et penseur, Mohamed Arkoun parle ainsi du désir de l’Autre d’inciter l’étrange étranger à s’assimiler : « L’Autre est ainsi vraiment l’étranger radical, qui ne peut entrer dans mon espace citoyen ou dans mon espace de valeurs religieuses et/ou démocratiques que s’il se convertit ou s’assimile, comme on dit encore à propos des immigrés ». Notre intention n’est nullement d’exclure tout apport étranger de toute exploration critique, ce qui est une entreprise impossible, ou de célébrer un passé révolu ou une authenticité biaisée. La colonisation a permis la découverte d’une altérité imposée, provoquant une profonde coupure épistémologique et l’émergence d’un nouveau langage, d’un nouveau discours et de nouvelles attitudes. La question de l’altérité présuppose la présence de relations concrètes et continues entre les cultures, mettant en pièces la notion de singularité dont l’implicite vocation est d’exclure tout métissage et tout brassage. La littérature algérienne, comme les autres littératures, s’est nourrie des différents apports littéraires, artistiques, sociologiques et politiques de l’humanité.
Le roman qui est un art emprunté à l’Europe en Algérie et dans les pays africains, au même type que les autres formes de représentation européennes, est l’expression de la relation ambigüe et ambivalente avec l’Europe. Il n’est donc nullement possible d’en parler sans évoquer les différents emprunts qui traversent la littérature algérienne, comme d’ailleurs tous les arts. Le texte est le lieu d’articulation de brassages, de traces et de moments hybrides. Il ébranle radicalement les frontières.
La question de l’identité est ainsi saisie dans une perspective historique, privilégiant l’hybridation des cultures et le mouvement et récusant fermement les oppositions binaires. Certes, dans ce contexte, la culture conquérante, pour reprendre Fernando Ortiz, prend le dessus sans exclure la présence de traces hybrides et d’éléments culturels épars qui contribuent au façonnement d’une identité jamais statique. Les postures transfrontalières et transidentitaires régissent le fonctionnement et la structuration des différentes littératures et apportent néanmoins une touche singulière à une écriture articulée par des éléments littéraires et culturels épars et diffus. Le discours littéraire est le produit de la rencontre de nombreuses strates culturelles.
La littérature algérienne de langues arabe et française est, il faut le souligner, d’origine européenne. Quand on évoque la production romanesque et artistique de langue arabe, on efface sciemment les rapports avec la France, comme pour dissimuler tout apport historique, favorisant une lecture essentialiste et réductrice de l’histoire littéraire. Les textes empruntèrent carrément sans les interroger les sources françaises, en passant par le Moyen-Orient dont les élites reproduisaient avec une extraordinaire fascination les formes européennes sans aucun questionnement. Les écrivains algériens de langue arabe reprirent le discours littéraire français en faisant un détour par les élites du Machrek qui singèrent essentiellement Daudet ou Dumas et le théâtre de boulevard, notamment au 19ème siècle après la « renaissance arabe » ou la « Nahda ».
Tout texte se caractérise par la présence d’autres traces et de rencontres avec d’autres textes avec lesquels il entre en dialogue. Il est donc normal que la production littéraire algérienne s’abreuve dans le fonds littéraire et culturel universel. L’implicite côtoie l’explicite. Notre objectif n’est nullement de retrouver toute trace ou tout emprunt, ce qui est une quête impossible, mais de mettre à jour les espaces intertextuels essentiels travaillant la production littéraire algérienne. Ce qui semble paradoxal, c’est la multiplicité et la dominance des sources françaises dans les œuvres littéraires d’expression arabe, à l’instar d’ailleurs de la production littéraire et artistique moyen-orientale, contrairement à la production de langue française ou au théâtre en arabe populaire marqués par la présence de traces puisées dans la littérature anglo-saxonne, italienne ou dans d’autres territoires (tragédie grecque, Brook, Grotowski, Kantor, Mnouchkine…).
LES LIEUX DE L’EMPRUNT
Les textes romanesques de la période des années cinquante sont essentiellement traversés par des résidus de textes d’auteurs anglo-saxons ou italiens, mais également des 1001 nuits et des contes populaires. Chez Mohamed Dib par exemple, l’impact du néoréalisme italien est important. Nous retrouvons également dans sa trilogie L’Algérie des réminiscences du texte de Carlo Lévi, Le Christ s’est arrêté à Eboli ou d’Elio Vittorini, Conversation en Sicile. Passionné de cinéma, il reprend avec une grande maîtrise la technique du montage parallèle de Dziga Vertov qui lui permet de mettre en œuvre une construction double, une architecture où deux discours parallèles dialoguent, s’affrontent et s’entremêlent. La génération de Dib, de Kateb Yacine et de Malek Haddad était extrêmement séduite par quelques auteurs anglo-saxons (Dos Passos, Faulkner, Hemingway, Woolf, Caldwell, Joyce).
Si Mouloud Mammeri et Assia Djebar étaient nourris d’une culture classique, Dib, Kateb et Haddad, anciens journalistes d’Alger Républicain, un journal proche du parti communiste algérien (PCA) marqués par Rimbaud, Gérard de Nerval, Nazim Hikmet et Louis Aragon, usent d’une écriture avec une impression de discontinu, convoquent Goya et Picasso et reprennent, à leur compte, l’expérience surréaliste, se définissant comme des poètes rebelles, sensibles aux rumeurs de l’engagement militant. Eschyle et Sophocle traversent toute l’œuvre de Kateb Yacine qui reconnait avoir puisé dans le territoire culturel grec. Si cette génération de la lutte de libération, outillée politiquement et littérairement, arrive à proposer des textes d’une extrême densité, d’autres comme Bourboune, Boudjedra, Myriam Ben, Hadj Ali, Benzine et bien d’autres, eux aussi, très marqués politiquement, possédant une grande culture philosophique et littéraire, écrivent des textes où le politique structure l’écriture investie par les traces paradoxales de textes différents : Faulkner, Joyce, Claude Simon ou Alain Robbe-Grillet.
Des personnages et des situations tirés des romans d’Albert Camus sont parodiés, neutralisés, marqués du sceau d’une écriture travaillée par les jeux de l’engagement. Rachid Boudjedra, par exemple, installe la quête du personnage central de « L’escargot entêté » dans un désir de réagir au discours de Rieux dans « La peste ».
Kateb, Boudjedra ou Bourboune parodient des personnages et des situations puisés dans la production romanesque d’Albert Camus, alors que de nombreux romanciers des années 1990-2000 revendiquent fortement l’héritage camusien : Salim Bachi, Abdelkader Djemai, Kamel Daoud…Salah Guemriche met en scène un dialogue singulier et original entre Monsieur Albert (Camus) et le fils de « l’Arabe » qui a cette fois, un nom, Tal Mudarab. Ce roman devrait-être davantage connu. Mourad Bourboune, lui, transporte le lecteur dans les rets de l’écriture kafkaïenne (« Le mont des genêts » et « Le Muezzin »), employant comme Dib, des monologues intérieurs et de courtes phrases, rompant avec le style linéaire de certains auteurs algériens. A côté de traces implicites et d’éléments extraits de la mémoire, des auteurs comme Rachid Boudjedra assument le choix de la citation et l’autocitation et n’hésitent pas d’aller dans le sens du propos de Gabriel Garcia Marquez qui estimait que la littérature était le produit de 10000 ans de littérature.
On ne peut cerner les traces de textes présents dans la production littéraire et artistique algérienne si on n’interroge pas le système scolaire et les différents manuels ayant présidé à la découverte de la littérature et à la formation de l’écrivain. La critique littéraire et professeure à l’université Cergy Pontoise, Christiane Achour a, dans sa thèse de doctorat d’Etat déjà citée, montré l’impact des manuels scolaires sur le style de Mouloud Feraoun. L’érudition de Rachid Boudjedra et sa connaissance de la culture arabe lui permettent de reprendre certains auteurs arabes et persans, reprenant, la structure narrative des contes dans Les 1001 années de la nostalgie et s’inspirant largement de la mise en œuvre du fantastique et du merveilleux dans les deux romans de Gabriel Garcia Marquez, 100 ans de solitude et L’automne du patriarche. Boudjedra revendique et assume la paternité des auteurs cités et estime qu’un texte n’est autre qu’un assemblage d’autres marques textuelles qui le constituent, devenant partie intégrante de sa structure, reprenant à son compte l’idée de « machine cybernétique », chère à Roland Barthes.
Il est peut-être temps de tordre le cou à certaines « vérités » et assertions comme celles donnant à tout prix à voir une littérature du Maghreb, trop singulière et trop particulière condamnée à fonctionner comme le réceptacle de certains thèmes-bateaux comme la quête d’une illusoire identité ou d’une pensée trop circulaire (quatrième page de couverture de Nedjma de Kateb Yacine).
LE CENTRE ET LA PERIPHERIE
Cette vision est renforcée par cette absurde distinction entre un centre et une périphérie, littérature francophone/littérature française. Justement, des écrivains comme Albert Memmi, Mohammed Dib, Driss Chraibi, Kateb Yacine ou Rachid Boudjedra tentent de montrer que tous ces thèmes ne sont pas opératoires. Ainsi, le texte devient le lieu de rencontre de plusieurs traces culturelles, faites de négociations et de réappropriations identitaires, débordant les frontières identitaires, mettant en pièces une série de clichés et de stéréotypes binaires, préférant inscrire leur discours dans une quête transculturelle et transidentitaire, hybridant le sujet à ses autres possibilités d’être.
Nous pourrions en interrogeant rapidement l’expérience de Rachid Boudjedra travaillée justement par cette question de l’emprunt qui traverse tout texte et révèle les différentes instances scénographiques structurant les textes de Boudjedra fonctionnant comme le lieu de rencontre de plusieurs traces littéraires, artistiques et historiques puisées dans plusieurs univers littéraires et historiques. Il n’est nullement possible de questionner les textes de Boudjedra sans relever ces instances et ces traces translittéraires qui travaillent ses textes marqués par la mise en accusation de tout discours essentialiste, épousant les contours d’une perspective historique. Même dans ses emprunts de quelques éléments formels à Butor, Simon ou Robbe-Grillet, il évacue leur regard, inscrivant ses sujets dans l’Histoire.
Sa formation marxiste et ses choix politiques et idéologiques y sont pour une grande part dans le choix de cette écriture qui se rapproche beaucoup de l’expérience de Marquez. D’ailleurs, les deux auteurs revendiquent ouvertement l’héritage des 1001nuits, Woolf, Hemingway, Faulkner, Joyce et Kafka.
Partant de l’idée que tout texte est une production infinie, inépuisable, s’écrivant dans un dialogue ininterrompu avec d’autres textes, Boudjedra n’hésite pas à mettre en pièces, à l’instar des auteurs du nouveau roman, le style balzacien et le personnage traditionnel, tout en insistant sur l’importance de l’Histoire et de l’engagement qui sont au centre de son projet romanesque et poétique depuis ses premiers textes (« La Répudiation » et « L’insolation » et même son recueil de poésie, « Pour ne plus rêver »). Les techniques du nouveau roman fonctionnent tout simplement comme un simple accessoire. Le discours idéologique du nouveau roman investi d’un nouveau contenu est ainsi subverti. Il s’approprie les techniques d’organisation structurale du nouveau roman qu’il adapte à son discours romanesque fait d’éléments hybrides déterritorialisés puis reterritorialisés dans une perspective historique, mettant en scène les entrelacs d’une écriture marquée par les jeux et les lieux catalytiques de la « différance », pour reprendre la belle expression de Jacques Derrida.
Ces procédés littéraires ne sont pas absents des territoires de certains autres romanciers algériens, comme Bourboune, Mimouni, Djaout par exemple séduits par les techniques et les procédés formels employés par les auteurs du nouveau roman : éclatement de la narration, réification et remise en question du personnage traditionnel, minutie et jeux labyrinthiques.
Dans de nombreux textes, comme ceux de Mimouni ou Djaout, la narration reprend la structure aléatoire et discontinue de la mémoire. Les jeux mémoriels caractérisent profondément le fonctionnement des textes de Boudjedra et de Bourboune faisant éclater les frontières traversées par des personnages qui, comme SNP et Messaouda, portent des pans entiers de souvenirs, de bribes d’Histoire et d’actes manqués, mais également réussis, rejoignant ainsi le discours sartrien sur le littéraire.
La présence explicite de bribes et d’extraits de textes obéit au désir de certains auteurs d’assumer et de reconnaitre la puissance de l’héritage littéraire. C’est ce qu’affirme Rachid Boudjedra : « C’était une façon de rendre hommage, au lieu de mettre sur la première page d’un roman, « à Proust » ou « à Faulkner » ou « à Simon » ou « à Céline », comme font certains. Je mettais carrément à l’intérieur de mes textes quelques repères que j’appelle « traces ». »
Kateb Yacine et Mohamed Dib sont souvent convoqués et revendiqués par de nombreux écrivains algériens. Rachid Boudjedra, Salim Bachi, Rachid Mimouni, Tahar Djaout et bien d’autres romanciers algériens revendiquent la paternité et l’héritage katébien, mais beaucoup d’entre eux semblent ne pas pouvoir épouser ni les contours de son discours idéologique ni ses procédés littéraires. Kateb Yacine est convié à tous les strapontins d’écrivains en mal de légitimité et de reconnaissance.
Chez Boudjedra, Bourboune, Mimouni, Djaout, Kafka, Robbe-Grillet, la présence de Kafka est extrêmement importante. D’ailleurs, le style labyrinthique structure les différents récits, la linéarité est mise à mal, le temps et l’espace sont éclatés et le personnage est dépouillé de sa charge psychologique. La métaphore du labyrinthe caractérise profondément la structure du « Muezzin » de Bourboune, « Le fleuve détourné » de Rachid Mimouni, « L’invention du désert » de Djaout, « Topographie idéale pour une agression caractérisée » de Boudjedra qui, contrairement à Robbe-Grillet ou Kafka, l’emploient pour affirmer une quête politique. Les textes constituent une critique acerbe des maux de leur société, des pouvoirs en place et du regard porté sur l’immigré et l’étranger, mettant en scène la question de l’altérité et une virulente dénonciation du système bureaucratique.
Ainsi, les auteurs reprennent, certes, quelques procédés utilisés par Robbe-Grillet ou Kafka, mais tentent de les dépouiller de leur discours idéologique. Est-ce possible ? Pour Jean-Paul Sartre qui a toujours insisté sur la relation dialectique entre style et vision du monde, la chose ne semblerait pas possible. Il l’explique dans ses travaux sur Faulkner et Baudelaire. Il s’exprime ainsi à propos de Faulkner et de son style : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. La tâche du critique est de dégager celle-ci avant d’apprécier celle-là » (Situations I, 1947).
Comme Chez Kafka, le personnage du fonctionnaire dans « L’escargot » est insomniaque, n’arrêtant pas de faire des cauchemars, faisant également penser à Gogol (« Le manteau »), Rodwan dans « La danse du roi » connait également un sort identique, Ramiz dans « le Muezzin », se bat seul contre un monde immonde. L’altérité est vécue comme une mise en jeu d’une identité plurielle. SNP dans « Les mille et une années de la nostalgie » de Rachid Boudjedra est le lieu de rencontre de plusieurs cultures puisées dans l’ancien passé arabe et dans les grands moments européens. Ses personnages sont nomades, constituant une multiplicité possible, le communiste Tahar Ghomri porte en lui les stigmates de la culture autochtone et les résidus du discours politique et syndical européen. Il fonctionne comme un rhizome pour reprendre ce beau mot de Gilles Deleuze, c’est-à-dire sans centre, une sorte d’arborescence, mettant en œuvre un processus de déterritorialisation-reterritorialisation, pouvant produire un texte nouveau, un nouveau discours puisé dans une multiplicité d’instances littéraires, artistiques, culturelles et historiques.
La démultiplication ne se contrôle pas, elle déborde les frontières identitaires. Les personnages ne s’accrochent pas aux éléments empruntés, mais fonctionnent comme des micro-unités en fonction d’un projet possible et d’une sorte de quête transdiscursive. Rachid Boudjedra, Mohamed Dib, Rachid Mimouni et Yamina Mechakra se refusent à tout discours de singularité géographique proposant des textes truffés de références littéraires (Eschyle, Joyce, Faulkner, Dos Passos, Caldwell, Céline, Proust, Simon, Robbe-Grillet, El Jahiz, les Mille et Une Nuits, Ibn hazm, Ibn Khaldoun…) ou historiques allant jusqu’à reprendre des passages entiers puisés dans des textes qu’ils affectionnent comme « Ulysse » de Joyce ou « Le bruit et la fureur » de Faulkner ou « la bataille de Pharsale » de Simon. Kateb Yacine, Boudjedra et Dib citent souvent le roman de Faulkner dans la structuration du récit. Boudjedra, par exemple, reprend certains procédés techniques de l’écrivain américain dans « La répudiation » et « Fascination » : le personnage central de La répudiation a les mêmes traits que Benjy, un malade mental, le narrateur de la première partie du roman de Faulkner. Chez ces écrivains, la présence des traces de la culture autochtone et de rudiments de la culture arabo-berbère est patente.
Le texte qui est le produit d’héritages littéraires et humains fonctionne comme une « machine cybernétique » où s’entremêlent de nombreuses strates culturelles.
MEMOIRE, LES 1001 NUITS ET LE TEXTE
Aussi reprennent-ils des passages entiers d’Ibn Battouta, Ibn Khaldoun, Ibn hazm, El Jahiz, le Coran. Tahar Ouettar dans « L’As » et « Ars Bghal » (« Noces de mulet ») et Yamina Mechakra dans « La grotte éclatée » font appel à la culture populaire et au texte coranique (Ahl el Kahf ou Les gens de la caverne). De nombreuses traces de « 100 ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez marquent l’écriture de certains écrivains, Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Mustapha Nettour ou Djillali Khellas. On ne peut évoquer des romans de Rachid Boudjedra, « Les Mille et Une années de la Nostalgie », de Rachid Mimouni, « L’honneur de la tribu », de Mustapha Nettour, « L’année de la corde », sans les mettre en relation avec un texte-culte de la littérature latino-américaine, « 100 ans de solitude », du Colombien Gabriel Garcia Marquèz dont les marques de l’unique roman du Mexicain Juan Rolfo, « Pedro Paramo », sont très fortes. Il est inutile de reprendre la polémique entre Marquèz et Asturias, à propos de la présence manifeste de ce texte du Mexicain dans leurs textes. Il n’est pas encore opératoire de déterrer le débat fort houleux à propos de la relation Boudjedra-Marquèz où certains avaient soutenu que Boudjedra avait plagié 100 ans de solitude alors que l’écrivain algérien se défendait en disant qu’il n’avait pas lu le texte de l’écrivain colombien avant la rédaction de son roman. Ainsi, peut-être se poserait la question de l’interrogation des sources et des instances littéraires et culturelles marquant le processus de l’écriture dans les deux territoires.
Les deux écrivains ont revisité la culture arabe et perse, notamment « Les Mille et Une Nuits » et les « Maqamate » (Séances) d’El Hamadhani et d’El Hariri tout en reprenant le schéma structural de ce texte emblématique.
Comment les deux romanciers ont repris en charge le texte, « les 1001 Nuits » ? Quels sont les espaces qui se retrouvent dans les deux textes ? L’écriture semble dominée dans les deux cas par la présence de plusieurs territoires formels et de nombreux repères esthétiques. Ainsi, le fantastique, le merveilleux, le fabuleux et le réaliste se conjuguent comme dans une sorte de rencontre fortement sublimée.
Dans ces textes, Macondo se transforme en Manama chez Boudjedra, Zitouna dans « L’honneur de la tribu » et Sidi Achour dans L’année de la corde. Les deux auteurs revendiquent la présence explicite d’autres territoires littéraires et culturels dans leur travail. Ainsi, Marquez, ne revendiquait-il pas l’existence de traces des « Mille et Une Nuits » et de Juan Rolfo. Il avait dit ceci, confirmant ses choix intertextuels et expliquant les espaces inconscients travaillant le texte et involontairement présents : « Je suis le produit de dix mille ans de littérature ».
Rachid Boudjedra, lui aussi, même s’il ne reconnaît pas l’influence de Marquez qu’il n’aurait pas lu, reconnaît avoir puisé dans « Les Mille et Une Nuits », terreau commun aux deux écrivains. Les Mille et Une Nuits a profondément marqué la littérature hispanique et latino-américaine.
D’ailleurs, le récit, dans les deux cas, est marqué par une sorte d’éclatement faisant du texte une œuvre ouverte tout en mettant en branle une structure paradoxalement close, caractérisée par la floraison de personnages, de micro-récits, d’espaces et de temps pluriels. Cette pluralité d’univers esthétiques et thématiques définit les contours de l’écriture posant fondamentalement des questions d’actualité comme celle du pouvoir par exemple, trop présente dans les deux territoires romanesques.
Le jeu de rôles et de personnages oriente et détermine les différents choix formels apportant une série d’oppositions fonctionnant comme autant d’espaces autonomes où le réel côtoie le mythe et transfigure la parole. La proximité des textes d’auteurs algériens avec la littérature latino-américaine révèle les lieux de rencontres culturelles, les métissages et les diverses mosaïques historiques et culturelles donnant à lire des romans nouveaux et originaux faits de renégociations et de contacts continus et pluriels.
L’Histoire se réinvestit dans les espaces littéraires et artistiques. L’Andalousie, « les 1001 nuits » et les rumeurs historiques, comme d’ailleurs d’autres traces permettent l’émergence d’une certaine hybridation et de pratiques transculturelles, mettant en pièces cette idée de singularité ou de cet excès de particularisme et de différence caractérisant certains discours mettant en avant l’idée de choc des cultures et des civilisations. Nous sommes en présence d’un « plagiat généralisé » pour reprendre cette judicieuse formule de Barthes et de Borges, mais cela n’empêche nullement la production d’un texte singulier et original, résultat du travail sur le langage entrepris par l’auteur.
Il est temps de mettre fin à la complainte de l’excessive singularité dont on veut affubler la culture maghrébine. Le roman est d’origine européenne. Comme d’ailleurs les différentes formes « modernes » adoptées durant la période coloniale. Le roman qui est le produit de multiples transmutations, décloisonnant les frontières et installant des identités en mouvement, est l’expression de ces métissages et de ces traces hybrides échangées et construites de telle sorte à devenir des entités renouvelables, jamais achevées. C’est une sorte de syncrétisme paradoxal faisant émerger une unité disséminée, multiple dont le processus de développement est continu, irréversible.
Ainsi, se trouve déstabilisée cette confortable attitude d’un individu installé dans une statique et paresseuse strate identitaire. La lecture des emprunts et des traces littéraires et culturelles traversant la production romanesque algérienne permet d’évacuer toute vision essentialiste et d’inviter le lecteur à interroger les épistémès européennes qui ont tendance à réifier les cultures « orientales » et africaines, saisies comme des entités intemporelles, mythiques.
LE REGARD DE L’AUTRE ET SUR L’AUTRE
Le regard porté sur l’Autre est tout simplement une construction faite de clichés, de stéréotypes et de pans mémoriels et historiques recomposés, contribuant ainsi à la sécurisation du locuteur marqué par l’hypertrophie du moi, se plaçant comme le lieu central du débat. Le texte est une machine complexe constituée de résidus littéraires et sociaux, de traces mémorielles et de nombreux codes et langages, il est porteur et producteur d’Histoire et d’idéologie. Contrairement à une façon de lire datant des années 1960, avec la découverte en France des formalistes russes et de l’analyse structurale, une mode s’était installée dans le milieu de la critique évacuant toute dimension historique et sociologique, réduisant la lecture critique à un assemblage de procédés techniques, favorisant une vision essentialiste, immanente du texte littéraire, rejoignant finalement, sans le vouloir, l’approche positiviste et scientiste. On avait vainement proclamé la « mort » de l’auteur dont les traces sont diffuses dans le texte littéraire, célébrant une « littérarité » qui enlèverait au texte littéraire sa complexité et sa puissance ludique. Foucault et Barthes tentent justement de donner à saisir cette disparition résiduelle, disséminée de l’auteur.
Ces dernières décennies, sont apparus des textes romanesques marqués par la reproduction des clichés et des stéréotypes du courant algérianiste et des réseaux thématiques des textes de l’école d’Alger. Les écrivains, malgré les graves crises vécues par leur société, tentent de s’attaquer aux pouvoirs en place, en continuant souvent à emprunter certains procédés littéraires au roman anglo-saxon, à Kafka, au nouveau roman et à l’art cinématographique. Mourad Bourboune propose dans Le Muezzin une lecture sans complaisance de la réalité algérienne, usant d’un style où se côtoient le dérisoire et le tragique, le bouffon et le comique. Tahar Ouettar met en scène des personnages qui prennent vite conscience de leur marginalisation. Le style réaliste dialogue dans une sorte d’affabulation sublimée avec le fantastique et le merveilleux (Ars bghel, Noces de mulet et El houet wal qasr, Le pêcheur et le palais).
De nombreux romans et pièces de théâtre présentant de manière critique le passage du passé (la lutte pour l’indépendance) au présent ont été publiés. Nous pouvons citer notamment Le Muezzin de Mourad Bourboune, Les martyrs reviennent cette semaine de Tahar Ouettar, La danse du roi de Mohamed Dib, Le fleuve détourné de Rachid Mimouni, La traversée de Mouloud Mammeri, Les chercheurs d’os et L’invention du désert de Tahar Djaout…Tous ces récits mettent en scène des personnages vivant un présent difficile, tragique. Ils font souvent appel à la guerre de libération comme une sorte d’espace sacrificiel. Nous retrouvons d’ailleurs ce thème dans les littératures de l’Afrique subsaharienne. Dans Les malheurs de Tchako, Charles Nokan présente un héros de la lutte de libération trahi par ses camarades de combat juste après l’indépendance. Des textes comme Le soleil de l’aurore de Alexandre Kum’a N’dumbé et Les soleils des indépendances de Ahmadou Kourouma abordent ce sujet. Passé et présent dessinent leurs propres limites. Ils fonctionnent souvent comme deux univers antithétiques, antagoniques. Deux temps, deux espaces structurent le récit. Mais le présent reste le temps souverain, à partir duquel se mettent en place actions et récit. C’est à partir du présent que se construisent passé et futur et se mettent en scène les éléments travaillant le processus narratif et les différentes formations discursives.
LE RETOUR DE L’INDIGENISME ?
Dans les années 1990-2000, juste pendant et après les violences qui ont marqué l’Algérie, des romanciers allaient développer un discours révisionniste, s’attaquant souvent à la période historique ou reproduisant les clichés et les stéréotypes du courant algérianiste. Ainsi, Boualem Sansal, par exemple, dont les livres sont en vente dans toutes les librairies algériennes, tentent dans Le village de l’Allemand par exemple d’accréditer l’idée selon laquelle le FLN et le mouvement national auraient accueilli des nazis, ce qui, historiquement, ne résiste nullement à l’analyse. Dans un autre roman, 2084 (Gallimard, 2015), il reprend l’idée de l’écrivain islamophobe, Michel Houellebecq (Soumission, Paris, Flammarion, 2015) mettant en scène un monde dominé par le « totalitarisme islamique ». Les deux écrivains singent relativement mal 1984 de George Orwell.
De nombreux auteurs obéissant souvent à l’horizon d’attente de leurs éditeurs et des publics étrangers reproduisant l’image désirée dans le pays d’accueil, reprenant les clichés et les stéréotypes du discours colonial. Les images éculées et les métaphores zoologiques du roman colonial traversent la grande partie de nombreux écrivains des années 1990-2000. Le poète Malek Alloula s’insurge justement contre la « version relookée de l’indigénisme d’antan » : « J’ai effectivement été le témoin et très souvent l’ami de ces écrivains algériens que l’on désigne, dans la terminologie du découpage décennal du temps, comme étant ceux de la génération des années 1960. J’arrive, pour ce qui me concerne, dans le wagon de la décennie suivante. Je suis plein d’admiration et de révérence pour les œuvres des prédécesseurs, leurs personnalités, leurs trajets - leur aura en quelque sorte. Ce sont les grands aînés lus et relus avec passion et aussi envie. Des modèles, bien sûr, en fonction de nos choix personnels. Nous pouvions nous faire une idée de la valeur de leur œuvre, tout en sachant que, tôt ou tard, allait arriver l’heure de la confrontation - l’heure iconoclaste de l’affirmation de soi en tant qu’écrivain. Il n’y a là rien que de biologiquement naturel. Cela fait que nous sommes toujours meilleurs juges des œuvres de ceux qui nous ont précédés que de celles de ceux qui vont nous suivre. Ne me sentant ni l’âme ni la qualité d’un juge, je vous ferai une réponse tautologique à souhait : il y a, dans la littérature produite jusqu’ici par cette relève de la génération de 1960, le meilleur et le pire. Comment définirai-je le pire ? Voici le second aveu de notre discussion : j’abhorre à l’extrême ces textes que porte et soutient l’exotisme le plus trivial (i.e. la version relookée de l’indigénisme d’antan) que vient conforter un autodénigrement de bon aloi et tous azimuts, qui dans cet Occident triomphant sont devenus la monnaie indispensable pour avoir droit à un bien dérisoire ticket d’entrée. Tout se passe, dans ce pire littéraire ainsi désigné, comme si nous n’avions jamais eu de valeurs culturelles propres et que, de ce fait même, celles-ci devaient obligatoirement se résumer, se ramener à des valeurs et des idées d’emprunt (i.e. la francophonie à vaste rayon d’action — celle du formatage esthétique et idéologique). Vous voulez un exemple de phrase digne du pire littéraire ? Voici : «Ce jour-là, ma mère posa sur la maïda familiale un plat de barbouche odorant et défit la ceinture de son seroual et appela khalti qui».
Les mêmes métaphores zoologiques, de longues descriptions donnant l’illusion d’un discours réaliste, une célébration continue et paresseuse de Camus caractérisent la production romanesque de ces dernières décennies. L’autochtone est présenté sous les traits d’un sauvage, incapable de s’adapter aux nécessités du monde moderne. L’Histoire du pays est dévalorisée comme d’ailleurs les espaces sociaux et politiques, reproduisant les mêmes canons européens et s’appropriant le regard de l’Européen sur la société algérienne. L’écrivain se fait finalement le porte-parole indirect de la représentation de l’Autre sur sa propre société marquée du sceau de la négativité, à travers les orientations et les appréciations de l’éditeur français ou du Moyen et Proche-Orient qui insiste sur la construction d’un espace correspondant à l’horizon d’attente du lecteur européen ou du Machrek. L’indigénisme traverse les contrées du monde littéraire algérien piégé par les jeux ineptes du complexe du colonisé. La course à la consécration européenne (prix…) ou du Golfe altère la communication avec le public algérien. Les relations de l’écrivain avec l’éditeur déterminent la mise en œuvre du texte définitif élaboré après maintes négociations et appréciations éditoriales. Ainsi, de nombreux écrivains virent leurs manuscrits revus et retravaillés.
Ces derniers temps, on n’arrête pas de célébrer les prix littéraires et de suivre l’itinéraire de tel ou tel écrivain qui pourrait, selon diverses supputations, glaner telle ou telle récompense qui est, avant tout subjective et fortement marquée idéologiquement. La littérature, au sens plein du terme, est reléguée au dernier plan. C’est l’horizon d’attente, souvent idéologique, qui détermine le choix des lauréats. On ne sait pour quelle raison des écrivains algériens cherchent, à tout prix, à figurer dans la liste des prix littéraires français.
Les journalistes algériens qui fonctionnent comme de simples reproducteurs ne cessent de gloser sur la possibilité d’un « indigène » de remporter le Goncourt, comme si la vie littéraire algérienne s’arrêtait là. Un écrivain n’a pas besoin de prix pour être reconnu comme tel, ses lecteurs restent, à ses yeux, ses seuls repères, même s’ils ne peuvent nullement constituer le lieu exclusif d’évaluation de l’écriture littéraire et artistique. Kateb Yacine, Mohammed Dib, Driss Chraibi n’ont pas eu besoin de ces « consécrations » pour être respectés dans le monde quelque peu spécial de la littérature. Qu’est-ce qu’un prix littéraire ? Il est surtout l’expression d’une subjectivité, d’ailleurs, pleinement assumée par les critiques qui distribuent des bons et des mauvais points aux uns et aux autres, marqués du sceau de leur formation, de leur appartenance idéologique et de pressions infinies d’éditeurs voulant, avant tout, faire la promotion de leur boutique. Tout le monde connait les magouilles et les pressions qui caractérisent l’univers trop biaisé des prix. A Paris, trois ou quatre maisons d’édition se partagent le plus souvent ces Sésame qui permettent parfois à l’heureux élu de voir ses livres connaitre une fulgurante ascension au niveau des ventes. Le fameux livre de P.Rotman et H.Hamon, « Les intellocrates », sorti en 1981, désormais un classique, avait dévoilé au grand dam des différents jurys et des éditeurs le fonctionnement teinté de traficotages de tous genres, de paradoxes et de multiples pressions des grands prix français (Goncourt, Renaudot, Médicis, Femina).
Jamais, un des grands écrivains algériens ou maghrébins ne s’est exposé de cette manière, faisant comprendre à son public que seuls les lecteurs et les critiques français comptaient alors que ses livres sont en vente partout en Algérie où les noms de Kateb, de Boudjedra, de Benhadouga et de Dib sont plus connus que les différents ministres et chefs du gouvernement qui se sont succédé depuis l’indépendance. On ne se souvient pas des trop rares prix qu’a récoltés Céline, mais son œuvre reste vivante, malgré toutes les attaques et les exclusions dont il a été victime. Qui ne connait pas ses immortels chefs-d’œuvre, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Ce qui reste, c’est la littérature, la bonne littérature. L’âne d’or d’Apulée est toujours présent. Les tragédies de Sophocle, Euripide et Eschyle, jouées il y a plus de vingt-cinq siècles témoignent de leur éternelle vitalité, les prix glanés lors des différents concours sont oubliés.
La bonne littérature traverse les siècles et se moque des prix, trop éphémères, exercices préférés des exégètes de la subjectivité. La dimension ludique investit l’acte de lire et relativise tout jugement, mettant en pièces toute lecture unique et univoque. Même « Nedjma » de Kateb Yacine et « Le fils du pauvre » furent restructurés en fonction des désidératas de l’éditeur. Deux chapitres avaient été retranchés du roman de Mouloud Feraoun alors que le texte de Kateb Yacine fut restructuré et dépouillé d’une grande partie reprise dans Le polygone étoilé (Paris, Le Seuil, 1966). La critique pourrait faire œuvre utile en questionnant les textes et les rapports qu’ils entretiennent avec les éditeurs et en explorant tout le processus de production. De nombreux auteurs ont édité leurs premiers textes en Algérie avant de se voir ouvrir les portes éditoriales étrangères. C’est le cas de Rachid Mimouni, Tahar Ouettar, Mohamed Mouleshoul (Yasmina Khadra), Abdelkader Djemai, Tahar Djaout et Kamel Daoud. Tahar Djaout et Kamel Daoud ont produit deux versions différentes du même texte : L’exproprié et Meursault contre-enquête, sur demande de l’éditeur français. Il serait intéressant de faire un travail de critique génétique suivant le parcours des manuscrits depuis les débuts pour analyser les différentes transformations des textes.