L’indécence
Oui, commençons par là : n’y a-t-il pas une forme d’indécence à écrire, à disserter, alors que d’autres vont mal, meurent ; que d’autres les soignent et, eux, agissent ; que d’autres encore tentent, comme ils le peuvent, de continuer à faire tourner le pays ; et que d’autres, enfin – les plus démunis, ceux qui sont déjà aux marges de la société – ont à perdre, dans cette crise, le très peu qui leur reste ?
Si, bien sûr. Mais… Mais le propre de cette crise n’est-il pas, d’une part, de requérir de chacun qu’il fasse tant ce qu’il peut que ce qu’il sait faire ? Et de requérir de tous, d’autre part, une forme de continuité, la vraie, la seule qui importe – celle de la pensée, en tant qu’elle soutient ce dans quoi nous sommes tous pris, le lien social ?
Alors faisons – tentons de faire, plutôt – ce que nous avons un peu appris jusqu’à présent : penser, et parler aux autres, parce que le maintien de ce lien social, en ce temps de catastrophe, est à ce prix.
Réel et réactions
Qu’y a-t-il à en dire, d’abord et avant tout, de ce temps ? Qu’il nous confronte à un réel, bien sûr : celui de l’épidémie, de la maladie, et de leurs conséquences. Craintes multiples, regains d’angoisse, modifications déroutantes des conditions et des rythmes de vie, deuils probables à faire et peut-être même, pour certains, « culpabilité du survivant » à assumer d’ici quelques semaines ou quelques mois. Rien là qu’il ne soit donné à quiconque de saisir aisément.
Mais aussi qu’il nous confronte, ce temps, avec les réactions à ce réel, les solutions qui deviennent des menaces, les discours de gestion de crise qui finissent par se retourner et contribuer à la développer encore. N’est-ce pas ce qu’il faut avant tout entendre dans les protestations qui se sont beaucoup élevées ces derniers jours, entre autres sur les réseaux sociaux : que nous sommes également, au-delà de ce réel de la crise, affrontés à une pression sociale qui nous fait tous régresser un peu, devenir par instants des enfants attendant des grands qu’ils leur disent comment agir, et prompts, dès lors, à prendre ces « grands » en flagrant délit de contradiction. (Et il n’en manque pas, des contradictions !)
À moins – autre solution subjective – que nous ne décidions plutôt de défier l’autorité perçue, parce qu’il devient parfois vital de s’en émanciper, ou urgent d’en dénoncer les carences.
Le « temps logique »
Pression du réel, pression sociale : nos repères habituels en sont bouleversés. N’est-ce pas ce dont nous pouvons tous témoigner (en tout cas tant que rien de plus grave ne nous arrive, qui rende assez dérisoire ce bouleversement) ?
Et puis il y a le temps. Non pas seulement celui du confinement. Mais ce que certains d’entre nous appellent le « temps logique ». Le fait d’avoir besoin de temps pour intégrer ce qui survient. Le fait de devoir procéder par étapes successives de compréhension. Par vagues de pensée. La nécessité d’anticiper. Et la contrainte de ne réaliser souvent que dans l’après-coup ce qui s’est vraiment passé.
Un temps logique qui est particulièrement mis à mal par la pandémie, admettons-le. Parce que son temps, à elle, s’entrechoque avec le nôtre. Qu’il le précipite par moments. Accentue les nécessités d’anticipation. Majore les effets d’après-coup, avec leur cortège de regrets, de remords et d’accusations. Fait que certains peuvent avoir le sentiment de vivre actuellement un « jour de la marmotte », un jour sans fin. Là où d’autres ont le sentiment, eux, que leur temps s’est réduit en peau de chagrin parce que la maladie est soudain venue leur imposer des échéances imprévues.
La défense
Face à cela, chacun se défend, comme il le peut et comme il a appris à le faire. Qu’une période comme celle-ci soit un remarquable révélateur des problématiques et des modes de défense individuels (subjectifs, plutôt) et sociaux est une évidence. L’humour y a toute sa place, bien sûr. Parce qu’il reconnaît ce qui se joue tout en permettant au sujet de prendre le recul (la distance de sécurité !) qui lui est nécessaire pour le supporter. Descendre promener son chien en peluche, au titre des déplacements autorisés pour les besoins des animaux domestiques, devient alors un acte d’hygiène psychique largement aussi important que celui de l’hygiène « réelle » consistant à aller faire pisser le « vrai » toutou.
Et puis il y a, au contraire, le déni. « Je sais bien… mais quand même… » Je sais bien que la situation est exceptionnelle, qu’il faut que j’intègre de nouveaux repères, que je prenne en compte l’inacceptable… mais quand même, non, ce n’est pas possible, faisons comme si de rien n’était, concentrons-nous assez fort sur ce déni, et nous arriverons à ce que rien ne change, même si c’est au prix d’un « illusionnement » général.
La « continuité » a – au moins – deux faces : celle du vœu légitime de pérenniser et sauver tout ce qui mérite de l’être ; et celle du déni de ce qui se déroule – la volonté de n’en rien savoir, dès lors qu’il s’agit de maintenir en place, coûte que coûte, les repères d’avant et de repousser la crainte de l’inconnu.
La fatigue de soi
Une parenthèse dans ces quelques remarques. Me la permet-on ? Pendant toute la première semaine du confinement (et les trois jours qui l’ont précédé), j’ai ressenti une grande fatigue, sans guère d’autres symptômes, ce qui ne m’a pas autrement soucié, à vrai dire, avant que quelques collègues ne me disent avoir éprouvé le même phénomène. Hypochondrie ordinaire, assez compréhensible au demeurant ? Effets de la pression des événements ? Infection virale à bas bruit ? Difficile à dire.
Mais important, pourtant, à déterminer. Que ce soit d’un point de vue épidémiologique (et donc prédictif), si c’était l’infection ; ou d’un point de vue social, s’il s’agit d’un mode de réaction collectif (et en quelque sorte « épidémique ») ; ou d’un point de vue psychologique, s’il s’avère que c’est la seule façon que j’ai trouvée de me dire à moi-même comment je vivais ce qui se passe. Mais il n’y a pas de tests. Pas plus biologiques (la France attend les réactifs nécessaires !) que psychologiques (et gageons que, pour ceux-là, nous attendrons encore longtemps les réactifs voulus).
Que conclure, dès lors ? Que la fatigue de soi est quelque chose que de nombreuses circonstances peuvent révéler ? Ou que l’épidémie est sûrement plus diffuse qu’on ne le dit ? Ou encore qu’il s’agit des deux à la fois ? À chacun de se prononcer, donc, puisqu’il n’y a pas suffisamment de tests…
La civette palmiste masquée, le dromadaire, le pangolin
Autre parenthèse. Ce pourrait être une devinette : qu’y a-t-il de commun entre ces bestioles (outre le fait que bien peu de gens aient auparavant entendu parler de deux d’entre elles) ? Réponse : qu’elles soient pour l’instant identifiées comme les chaînons animaux intermédiaires entre les « réservoirs » des dernières épidémies et l’humain.
« La nature se venge », ont déclaré certains (François Moutou, dès 2007 ; Frédéric Keck, à paraître). Ce que l’on a pu prendre pour une boutade, ou une métaphore, avant de comprendre que c’était très sérieux : nous – les humains – avons bouleversé les fragiles (de toute façon fragiles) équilibres écologiques, ce dont les passages interspécifiques de virus sont – aussi – la conséquence.
Un élément de plus à verser au dossier de cette crise : il faut décidément cesser de croire, non que l’on peut impunément faire n’importe quoi avec la nature, mais que la facture attendra un peu pour être réglée. Pas du tout, elle va nous être présentée de façon de plus en plus fréquente et insistante. D’autant que la rébellion des forces naturelles, qu’elles soient géologiques, climatiques ou zoologiques, semble nous être devenue proprement inacceptable.
Et après ?
Penser déjà la sortie de crise alors qu’on est en plein dedans ? Ou à peine ? N’est-ce pas de l’impudence ? Certes, mais gouverner (métier impossible, évidemment), n’est-ce pas prévoir ? Et si l’on veut qu’il y ait aussi des bénéfices (osons le mot) à ce que nous vivons à présent, n’est-il pas urgent d’anticiper, dès maintenant, sur ce qui se passera ensuite ?
Saura-t-on faire le bilan des erreurs passées ? De toutes les erreurs, bien sûr, mais en particulier de celles sur lesquelles il a beaucoup été insisté depuis dix, vingt, ans et plus. Des erreurs économiques et politiques accumulées. Qui ont conduit à nous asservir à une logique gestionnaire absurde, à une cause managériale inepte. À vider le cœur de nos métiers et de nos fonctions sous prétexte de les rationaliser. À prétendre obsolète ce qui avait pour (pauvre) prétention de maintenir de l’humain dans nos valeurs et dans nos pratiques réelles, et non dans un discours incantatoire destiné à masquer une réalité contraire.
Saura-t-on faire le bilan de ces erreurs ? Et, bien plus important encore, saura-t-on revenir sur elles ? Les corriger ? Nous en déprendre désormais ? Saura-t-on reconnaître les processus qui font prôner une solution dont l’application conduit à coup sûr à précipiter ce que l’on voulait éviter ? Saura-t-on reconstruire l’humain ? Retrouver nos valeurs ? Refonder un contrat social basé sur autre chose que des évaluations baroques ? Comprendre que les garanties que nous pensons nous donner relèvent bien souvent du domaine de la croyance ? Et cesser de vouloir exclure l’autre quand il ne pense pas comme nous ?
Saura-t-on renaître, et tirer avec humilité enseignement de ce que nous sommes en train de vivre ?
Il n’est rien de plus difficile.
Mais rien de plus essentiel.
Pourquoi ?
Ce mot – bien connu, et presque trop beau pour être vrai – est attribué à Churchill. C’était la guerre. Et l’effort de guerre était alors à son comble. On lui proposa pour y contribuer de supprimer tout le budget de la culture. Ce à quoi Churchill aurait répondu : « pourquoi se battre, en ce cas ? »
Si l’on ne tire pas les conséquences les plus nécessaires de ce que nous vivons actuellement, pourquoi se battre, alors ?