« C'est pas une ville toute rose mais c'est une ville vivante
Il s'y passe toujours quelque chose, pour moi, elle est kiffante
J'connais bien ses rouages, j'connais bien ses virages
Y a tout le temps du passage, y a plein d'enfants pas sages
J'veux écrire une belle page, ville aux mille visages
Saint Denis centre, mon village »
Grand Corps Malade
Les usagères et usagers des bus qui se pressent à la station Basilique du 153 ne veulent pas y croire lorsqu’on leur présente la pétition. Supprimer les bus du centre-ville de Saint-Denis ? Voyons ce n’est pas possible. Comment peut-on envisager de couper sans discussion cette intense circulation interne à la ville, couper ainsi les quartiers périphériques de Franc-Moisin, La Sausssaie-Floréal-la Courtille (SFC) et La Plaine de ce centre-ville commerçant et culturel ?
Ce sera pourtant une réalité dès le 1 juillet 2023. L’annonce a été faite par le Maire (socialiste) de Saint-Denis, sans concertation préalable, lors d’une réunion publique sur la rénovation du centre-ville en février 2023.
Sourd aux protestations et aux pétitions, le maire s’arc-boute depuis sur une décision qui en dit long sur sa vision de la ville et de celles et ceux qui y vivent.
Le cœur battant d’une ville populaire et solidaire
Saint-Denis est souvent qualifiée de « la ville de province la plus proche de Paris ». Les grosses cités populaires et l’immense quartier de la Plaine sont toutes reliées par les lignes 153, 253 et 239 de bus à un centre-ville vivant, riche de ses services publics et d’une myriade de commerces adaptés à l’une des populations les plus pauvres de France.
Le centre-ville, lui-même populaire, a été rénové il y a un demi-siècle par une municipalité communiste qui y avait privilégié le logement social. Dans ce quartier semi piétonnier, la Basilique royale cohabite avec le plus grand marché (trihebdomadaire) d’Ile de France, le Théâtre Gérard Philippe avec des solderies et un magasin Carrefour, le cinéma l’Écran avec le tribunal, la librairie « La P’tite Denise » avec les vendeurs à la sauvette à la sortie du métro, la médiathèque avec le Mac Do… Un « village » particulier si bien chanté par Grand Corps malade, l’enfant du pays :
Au marché de Saint Denis, il faudra rester zik-phy
Mais si t'aimes pas être bousculé, tu devras rester zen
Mais sur tu prendras des accents plein les tympans et des odeurs plein le zen
Après le marché on ira che-mar rue de la République
Le sanctuaire des magasins pas chers
La rue préférée des petites rebeues bien sapées
Aux petits talons et aux cheveux blonds péroxydés
Dans ce cœur parfois grouillant bat le cœur d’une ville aux traditions solidaires, dure parfois à l’instar de la vie de celles et ceux qui y vivent, chaleureuse, tolérante, accueillant maintenant la Pride des banlieues, si loin des caricatures dont se délectent des médias islamophobes.
Ville populaire, ville ouvrière, Saint-Denis a su longtemps articuler solidarité, mobilisation et action municipale. La ville a pu ainsi être pour plusieurs générations, un lieu d’émancipation et de résistance tant sociale que politique.
Aujourd’hui, les femmes et les hommes qui vivent à Saint-Denis sont parmi les plus pauvres et les plus précaires de France. « Premières et premiers de corvée », elles et ils ont payé un lourd tribu à l’épidémie de COVID. Elles et ils sont les victimes les plus exposées à la politique de casse sociale systématique et de répression sécuritaire et raciste qui s’est accélérée avec l’élection de Macron en 2017.
Détricotage
Certes, si les pratiques solidaires ont traversé les années et les épreuves, force est de constater que les liens d’estime et de confiance réciproques de la population et des instances politiques se sont peu à peu défaits. Les bureaux de votes ont été boudés. La résistance a été affaiblie. La nouvelle équipe municipale élue en 2020 en raison de l’usure et des divisions fratricides de l’ancienne équipe, a décidé de transformer la ville. Mais dans quel sens ?
Le ton, hélas, a vite été donné. La municipalité semble décidée à détruire avec application tout ce qui permettait d’adosser une action collective ou de construire du commun : suppression du journal local JSD, armement d’une police municipale au bilan déjà désastreux, attaques contre les droits des salariés de la ville, attaques contre les services publics (horaires des médiathèques restreints dans les quartiers), privatisation du ménage dans les écoles, ludothèques fermées, projet de privatisation du cinéma l’Écran, arrêt du projet de Maison des arts, passivité lors de l'expulsion des artistes des "Bateaux lavoirs", arrêt du partenariat avec le TGP « jeune public »…), attaques contre des actions solidaires (association Mamama), soutien des attaques contre des enseignants (École Pasteur), exclusion des stands syndicaux et politiques de la fête annuelle des associations… A qui le tour ?
Il y a une forte cohérence dans le détricotage de l’héritage d’un communisme municipal largement modernisé sous l’impulsion du maire Marcellin Berthelot puis de celui qui lui a succédé en 1991, Patrick Braouezec devenu président de la communauté d’agglomération en 2004.
La rénovation du centre-ville est aujourd’hui le dossier phare du mandat municipal. S’y joue sans doute l’affichage du « territoire attractif » promu par le maire, Mathieu Hanotin, devenu président de l’Établissement Public Territorial Plaine Commune (qui remplace la Communauté d’agglomération), en lieu et place d’un « territoire de la création » valorisant les dynamiques endogènes sous le précédent mandat.
Le déménagement du marché fut la première étape de cette stratégie. Les commerces ambulants, majoritairement non alimentaires situés initialement à côté de la mairie, ont été déplacés hors du centre malgré une mobilisation forte des commerçants concernés. La halle (qui date de 1893) est l’objet de projets de « montée en gamme » alimentaire dévoilant les rêves de gentrification de la ville.
La place Jean Jaurès ainsi libérée doit donc être totalement piétonnisée et ne pourrait plus être traversée par des lignes de bus indispensables à la desserte locale. La suppression prochaine de 6 arrêts des lignes 153, 253 et 239 est annoncée lors d’une réunion publique le 11 février 2023, sans la moindre concertation préalable avec la population de la ville.
Comme d’autres, en plus haut lieu, le maire a préféré faire appel à des bureaux privés plutôt qu’à la compétence des usagères et des usagers eux-mêmes, à la technocratie plutôt qu’à la démocratie . Leurs rapports, sur de nombreux points très précis et factuels, méritent une lecture attentive.
« Apaiser. Mais apaiser quoi et comment ? »
Telle est la question posée par le premier rapport de janvier 2022, l’étude « Apaisement » confiée au cabinet Transitec (créé à Lausanne en 1954). Le tableau qui y est dressé des usages du centre-ville et des transports publics ne plaide pas particulièrement en faveur de l’oukase municipal !
Il argumente longuement sur la richesse du centre de Saint-Denis en services publics et privés et la très bonne qualité « une desserte optimale pour les usagers du réseau bus : desserte locale des commerces, des écoles, rabattements sur les stations de transport lourds … une très bonne desserte de proximité. » avec « des connexions nombreuses, diversifiées, capacitaires et performantes avec le territoire de Plaine Commune et la Métropole. »
Ce maillage en transport en commun génère « une forte attractivité piétonne » dans un centre très commerçant et riche de services publics, notamment scolaires.
Les point noirs sont d’abord à chercher du côté d’une circulation et d’un stationnement automobile anarchique et d’une insuffisance d’aménagements cyclables. Il est donc recommandé de « sécuriser » et « rendre plus lisibles et confortables » les « itinéraires piétons depuis les stations de transport en commun. »
Mais alors que reprocher aux bus ? Leur surcharge due à leur manque de fréquence (8’ selon le rapport, parfois 25 minutes selon l’expérience) et au mauvais aménagement des stations ! Toutes celles et ceux qui les empruntent vous le diront : il n’y a pas assez de bus. Plutôt que de proposer une amélioration du service et des aménagements, la logique gestionnaire du réseau par « Île de France mobilité » déplore « des phénomènes de congestion réguliers qui pénalisent les performances du réseau ». Bref les usages locaux ralentissent le flux global.
CQFD : les bus doivent passer ailleurs. Dévions ces lignes soudain qualifiées de « régionales » !
Punir les pauvres ?
La « déviation des lignes régionales » est ainsi annoncée d’emblée comme un objectif à atteindre dans le second rapport, demandé cette fois à Transamo, sur la « Caractérisation du besoin de déplacement pour la desserte locale en centre-ville de Saint-Denis » et daté de novembre 2022.
Mais c’est moins le « besoin de déplacement » qui y est sérieusement étudié que la contrainte « une population nombreuse et plus encline aux déplacements de courte portée et qui a davantage recours aux transports en commun (62%) que dans le reste du département ? »
Les gens, voilà donc le problème ! et surtout ces pratiques de « cabotage » (sic) qui surchargent les lignes et les stations du centre !
Mais qui sont-ils ces perturbateurs de flux ? Sans surprise, très majoritairement des Dionysiennes et des Dionysiens qui se déplacent à l’intérieur de Saint-Denis (87%). Leur revenus sont modestes au regard des titres de transport utilisés

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Traduisons les chiffres en expérience humaine. Une population particulièrement modeste et âgée utilise les bus pour sa circulation intra communale soit sur de courts trajets internes, soit entre les quartiers périphériques et le centre. Telle est la réalité de ce « cabotage » mis à l’index : la vie, tout simplement.
Vous exagérez ! rétorque de réunion en réunion une municipalité condescendante : 84% des personnes transportées ne seraient pas impactées ! L’effet négatif de la déviation des lignes régionales et de la fermeture des 6 arrêts serait donc marginal et ne se ferait sentir que sur 16 % de la population concernée.
Magie des chiffres et mensonge des annonces !
Les statistiques portent en effet sur la totalité des personnes voyageant sur la ligne ! Rappelons que le 153 roule de Stains à Porte de la Chapelle, le 253 de Stains à La Courneuve, le 239 de Paris (porte d’Aubervilliers) au centre-ville de Saint-Denis.
Bien sûr que les 75% de personnes qui ne s’arrêtent pas en centre-ville de Saint-Denis ne seront pas impactées, voire verrons leur trajet s’accélérer.
Il est certainement plus douteux de considérer que pour celles qui effectuent des trajets entre les arrêts supprimés (9%) , cet impact sera « limité ou neutre » car il s’agit pour l’essentiel de personnes âgées dont le déplacement piéton est difficile.
Restent les fameux 16% (très exactement 16.7%) de celles et ceux qui arrivent ou partent d’arrêts en centre-ville, celles et ceux qui habitent ailleurs et profitent ainsi du centre, ou y habitent et ont des obligations (professionnelles, scolaires) dans les quartiers.
Ces « petits » 16% , cette « marge » statistique, représentent 4223 montées en bus par jour ! Tel est le niveau d’usage interne à la ville des bus traversant. Tel est le nombre de personnes à qui on demande de « renforcer la marchabilité ».

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Il suffit de traverser la ville pour les voir en masse à chaque station, femmes avec des poussettes et aux caddies pleins en sortant du marché, de Carrefour ou d’Action, pour rejoindre leur quartier, Franc-Moisin, La Saussaie-Floréal- Courtille ou la Plaine ou personnes âgées à mobilité plus difficile, embarquant pour une ou deux stations.
« Renforcer la marchabilité » disent-ils !
Droit dans ses bottes
Passée la sidération, la protestation s’organise. Quatre pétitions sont lancées à l’initiative d’habitant.e.s des quartiers nord Saussaie Floréal Courtille (SFC), de la Plaine, du centre-ville et du Franc Moisin. Un rassemblement a lieu ce jeudi 30 mars à 18h, jour de conseil municipal, devant la mairie.
Toujours mal à l’aise devant des assemblées critiques et remuantes, le Maire convoque une visioconférence le 18 avril pour « répondre aux questions ». Sûrement pas pour débattre.
Les pétitions qui recueillent 5000 signatures se coordonnent et parlent d’une seule voix, s’appuient depuis la mi-avril sur le Mouvement National de Lutte pour l’Environnement (MNLE). Un recours gracieux a été déposé le 12 avril. La direction de la RATP, rencontrée, se déclare incompétente et renvoie sur le gestionnaire régional « Ile de France mobilité ». Interpellée la présidente de région ne répond pas.
Danièle, urbaniste et animatrice de l’une des pétitions l’assure: techniquement, le plan de piétonisation « dure » décidé par la mairie n’est absolument pas incompatible avec des traversées strictement limitées aux bus. Mais les collectifs pétitionnaire sont lucides sur la volonté municipale de « faire de notre centre-ville un lieu impersonnel, un écrin dédié aux touristes, où les plus fragiles n’auront pas leur place »(Lettre commune adressée à Mathieu Hanotin le 30 mars).
Droit dans ses bottes, le maire de Saint-Denis, "PME en expansion" et chantre cynique d’une démocratie participative sur questionnaire en ligne, reste implacable. Sa décision éminemment politique n’est pas discutable avec les intéressé.e.s. Le centre-ville « attractif » qu’il souhaite ne doit pas attirer celles et ceux qui vivent dans les cités périphériques de la ville.
Le 21 avril 2022, entre les deux tours de la présidentielle, Mathieu Hanotin avait reçu publiquement le candidat Emmanuel Macron en lui faisant les honneurs d’un centre vidé et « sécurisé ». La presse a eu bien du mal à visualiser un « bain de foule populaire » malgré les figurant.e.s engagé.e.s en nombre pour l’occasion. Image prémonitoire ?