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Billet de blog 9 mars 2020

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Après eux, le déluge?

Chaos social, incurie gouvernementale, incompétence d’État, mensonge sans vergogne, mépris social sans limite, violence assumée, impunité célébrée voire récompensée. N’allez-pas croire qu’ils gouvernent. Ils font à peine semblant. Ils organisent la survie des puissants dans la catastrophe qui commence. Ce pouvoir est mortifère. L’heure est au soulèvement de la vie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comment établir un rapport de force avec un pouvoir indifférent ? Insensible aux grèves longues et massives, insensible à la résistance collective de métiers aussi indispensables que des chefs de clinique hospitaliers, des directeurs de laboratoires de recherche, des avocats. Insensible au rejet de la réforme du Bac par la jeunesse, insensible au rejet de la réforme des retraites par les deux tiers du pays, insensible au rejet du 49.3 par les trois quarts. Comme si la menace du Rassemblement national leur suffisait comme assurance réélection…

Toute notre culture militante repose sur une évidence caduque résumée dans les premiers vers de « l’appel du Komintern » écrit par Franz Jahnke et composé par Hanns Eisler en 1926 : « Quittez les machines ! Dehors prolétaires ! » C’est au nom de cette évidence que les modes d’action des Gilets jaunes ont été critiqués sinon moqués. C’est avec cette évidence chevillée au cœur que des milliers de salariés de la SNCF et de la RATP ont mené de façon admirable la grève la plus longue et la plus dure depuis des décennies. Sans résultat.

Même les moins révolutionnaires ont sous-estimé cette capacité à l’inflexibilité. Laurent Berger a fait l’expérience douloureuse de la suppression du poste de fou du roi. Ce pouvoir n’a plus besoin de  faire de la mendicité syndicale. Il n’utilise les rencontres partenariales, qu’on ne peut plus nommer négociations, que pour les photos et la communication. Il n’en a plus besoin parce que les riches n’ont plus besoin des pauvres.

1.    Le profit financier contre la vie.

La mobilisation sociale classique n’infléchit pas la posture gouvernementale car nous avons changé de capitalisme. Le capitalisme industriel du XX° siècle reposait sur l’exploitation directe du travail usinier et sur la réinjection « fordiste »  des revenus issus des gains de productivité qui permettait la circulation des marchandises. Le capital avait doublement besoin des pauvres : comme producteurs et comme consommateurs. Sur cette base , le compromis social du welfare-state a été conquis comme un dispositif gagnant-gagnant.

À partir des années 1980, la part du travail immatériel (ingénierie, créativité, invention de nouvelles valeurs d’usage) dans la production et donc dans le profit, est devenue peu à peu dominante. Le travail usinier, devenu secondaire, doit « coûter » le moins possible, ce qui explique les délocalisations et la robotisation. Mais d’autre part, le travail immatériel, si rentable et si indispensable, mais  indisciplinable a été systématiquement externalisé et précarisé. « L’usine sans ouvrier » devient l’horizon d’un capitalisme qui articule robotisation et externalisation précaire. C’est le modèle Amazon.

Le fordisme est mort. L’entreprise n’est plus le lieu de l’extraction de la plus-value et de la lutte pour sa répartition. L’exigence de profit rapide des actionnaires, d’au moins 15%, devient une exigence comptable, abstraite, déliée de toute contrainte gestionnaire concrète. Les entreprises rentables sont fermées et les inégalités explosent. Cette mutation, appuyée sur la numérisation générale des échanges et des stockages d’information et sur l’automatisation algorithmique des mécanismes d’exploitation ouvre la voie au capitalisme de « plateforme » (Uber, Amazon, Airbnb etc.). Comme dit  Ken Loach « Plus besoin d’un patron pour exploiter les gens, la technologie s'en charge »!

Cette financiarisation du capitalisme est aussi une financiarisation 2.0. L’extraction du profit est désormais globale et non entrepreneuriale. Un capital prédateur et rentier a mis en hypothèque l’avenir de la terre entière. Selon les chiffres du FMI, en 2018, les dettes souveraines auprès des banques représentaient 75 % du PIB mondial, les dettes privées 217. %. Les Etats sont devenus des agents directs d’extraction du profit financier .

Rien n’arrête cette financiarisation de toutes les activités humaines et du vivant en général. Elle inspire aujourd’hui l’essentiel des décisions gouvernementales en France. Elle est au cœur de la réforme des retraites. « Black rock » en est l’agent, au cœur même des institutions.

2.    Le « contrat » contre la politique.

La résistance politique n‘infléchit pas la posture gouvernementale car le dispositif macronien est une machine pensée pour dépolitiser le débat public.

On peut discuter du caractère démocratique de la gouvernance actuelle. Mais il y a une certitude : ce n’est déjà plus un dispositif représentatif. Juste un système délégataire. Ses principes en sont posés dès l’élection d’Emmanuel Macron ou plutôt dès son discours solennel devant le congrès le 3 juillet 2017. Il s’agit d’une conception « contractuelle » de la République entre les mandants (électeurs) et le mandataire (le président). Ce contrat est fixé au moment de l’élection. Il fixe les objectifs et les modalités de l’action gouvernementale « dans un cadre partagé entre le mandataire et le mandant, et non au fil des circonstances. »

La délégation est totale. Le gouvernement et le président ne manquent pas une occasion de nous le rappeler. Le « fil des circonstances » ne peut en aucun cas infléchir le contrat prétendument fixé en 2017.

La représentation nationale est remplacée par la « représentativité » de la « grande diversité française » : « Nous ne retrouverons la respiration profonde de la démocratie que dans le renouement avec la variété du réel, avec la diversité de cette société française à l’écart de laquelle nos institutions se sont trop soigneusement tenues, » (…) « Nous avons fait entrer ici la grande diversité française. Elle est sociale, professionnelle, géographique, de genre et d’origine, d’âge et d’expériences, de croyances et d’engagements. Nous ne l’avons pas composée comme un nuancier savant : nous avons simplement ouvert les portes aux citoyens auxquels le monde politique refusait l’accès. »

La loi n’est pas un produit du débat politique, « elle n’est pas faite pour accompagner servilement les petits pas de la vie de notre pays ». La loi « est faite pour en encadrer les tendances profondes, les évolutions importantes, les débats essentiels, et pour donner un cap. » Il serait moins important d’en discuter avant que d’en évaluer les effets après ! Emmanuel Macron propose même alors un vote direct en commission.

Dans ces conditions, à quoi peuvent servir les concertations, consultations et autres "conférences de financement" ? Surement pas à infléchir la loi, mais plutôt à évaluer les résistances voire à acheter des soumissions pour un demi plat de lentilles. S’assoir à la table avec le pouvoir pour la photo de famille, c’est déjà se mettre la corde au cou. Malgré toute leur expérience, des syndicats comme la CGT ont mis du temps comprendre ce que les Gilets jaunes, dès 2018, sans expérience autre que celle de gens ordinaires sans cesse bernés par les décideurs, ont senti d’emblée : discuter c‘est déjà céder, déléguer c’est risquer de se vendre. Contrairement à ce qu’on a trop dit et écrit, ce soulèvement n’était pas dirigé contre la démocratie représentative mais contre ce qu’elle est devenue : un système délégataire où les pouvoirs cooptent leurs opposants pour les neutraliser.

3.    Le bateau coule et le capitaine ment.

Ils s’accommodent du chaos car ils en sont les premiers instigateurs. Ce capitalisme de la catastrophe comme le nomme Naomi Klein dévaste le travail et ravage le vivant humain avec autant d’application qu’il dévaste la planète et ravage le vivant dans son ensemble.

Dans quel état était le pays avant l’arrivée du corona virus ? Après un an de mouvement des Gilets jaunes, deux mois de grève des transports publics ? Le système scolaire est en ébullition et le ministre fait passer en force une réforme du Bac dont personne ne sait où elle va, sinon à la liquidation du diplôme national. L’hôpital ne cesse de crier son abandon et son effondrement prochain comme le prédit le 14 novembre Rémi Salomon, chef de service à l’hôpital Necker à Paris. Plus de 1000 chefs de service y ont démissionné de leur fonction le 14 janvier. Dans une tribune du Monde, le 4 mars 2020, 800 universitaires et chercheurs menacent de même si le projet de loi sur la recherche est adopté. Le cœur du dispositif public français est en train de rendre son tablier à l’instar des avocats de l’Union des jeunes avocats du barreau de Mulhouse qui vendent leur robe sur le Bon coin en février ou de ceux d’Alès qui organisent une vente aux enchères le 10 mars.

Qui parlait de « République contractuelle » ? Le contrat qui liait l’État, et ses agents publics, avec le peuple de ce pays est en train de partir en confettis. Au travail social déjà en lambeaux ,à la mobilisation des associations dans les quartiers populaires dévastée par la fin des contrats aidés, s’ajoutent l’effondrement de la santé publique, de l’éducation, de la recherche, de la justice. Cette rupture du contrat social, ce pouvoir n’en a cure, pressé qu’il est de lui substituer de juteux contrats privés qui transformeront cette débâcle en profit. Seule la police est épargnée car c’est son seul rempart contre la colère légitime des professionnels comme des usagers.

Ce faisant, le pouvoir met la totalité du pays en danger. Quand arrive une vraie menace, celle d’une pandémie inattendue, l’incurie devient dramatique. Pas de stock de matériels ou de produits d’urgence, des hôpitaux exsangues en première ligne, une médecine de ville sans moyens, un état-major gouvernemental qui manie mieux la communication que la stratégie sanitaire, qui multiplie effets d’annonce et incohérences et profite de la pagaille pour recourir au 49.3… Pendant que les ministres se gargarisent de « stade 2 » ou de « stade 3 », de « Plan Blanc » et de mobilisation générale, les médecins libéraux ressortent du matériel de 2009 et on apprend que le gouvernement britannique a mieux anticipé les commandes massives de masques médicaux auprès du producteur VALMY que le gouvernement français !

« Every body knows that the boat is leaking, everybody knows that the captain lied », chantait Leonard Cohen. Le naufrage semble propice aux postures martiales, aux coups de mentons théâtraux et aux discours autoritaires. Car ce pouvoir ne manie pas que la matraque, il manie et dévoie le langage lui-même.

4.    La perversion des mots.

Ils sont insensibles au débat public car ils en ont vidé le sens.

Il y a longtemps que le mensonge fait partie du répertoire gouvernemental. Il y a déjà quelques années que les mots sont mobilisés systématiquement à contre sens. On sait qu’une loi qui se nomme « Sécurité liberté » risque fort de réduire les libertés sans garantir en quoi que ce soit la sécurité. On sait qu’un « Plan de sauvegarde de l’emploi » organise des licenciements. On a appris qu’un « Grand débat national » était l’organisation médiatisée d’un monologue présidentiel devant un public choisi ou que la « défense de l’État de droit » signifiait laisser les forces de l’ordre réprimer sans limites et sans règles.

Cette perversion des mots n’est pas une simple figure de style (l’anticatastase). C’est un dispositif politique qui détruit dans l’œuf toute possibilité de débat et transforme ce dernier en « polémique » selon la formule désormais chérie des journalistes mainstream. Car le service après-vente de la Novlang gouvernementale est assuré avec zèle sur les ondes et les écrans aux heures de grande écoute par des femmes et des hommes dont le métier n’a pas grand-chose à voir avec celui des journalistes d’investigation (qui continuent tant bien que mal à travailler). Leur salaire non plus.

Violence policière ? « Polémique » puisque le président a dit « État de droit ». Fichage informatique par l’application « Gendnotes » autorisée par le décret n°2020-151 du 20 février 2020 ? « Polémique » puisqu’il ne s’agit que de « faciliter le travail des gendarmes » ! Scandale des Césars à Polanski ? « Polémique » car il y a « lynchage médiatique » ! Jacques Maire, député rapporteur de la réforme des retraites, possède 359 000 euros d’actions d’Axa ? « Polémique » puisque c’est lui qui a déclaré ce patrimoine et cela prouve qu’il n’est pas un professionnel de la politique ! Flou sur l’indicateur « revenu moyen » qui doit servir de référence au calcul des retraites et qui n’existe pas ? "Polémique » puisque Sitbth Ndiaye a affirmé que la valeur du point « ne baissera pas » !

Qu’importe le mensonge, pourvu qu’on ait la dévalorisation « polémique » de la parole adverse ! Ce mépris du débat est si ancré, si intériorisé, qu’il autorise le 26 février Nicolas Turquois, rapporteur de la réforme des retraites, à ridiculiser les critères de choix de l’année d’application. Les tubes de la chanson de l’année, les poteaux carrés de St-Etienne, les bonnes années du vin de Bourgogne, tout y passe avec la conclusion : « la République c’est nous et vous n’êtes rien ».

5.    Le séparatisme social et gouvernemental.

Mais qui donc les croit ? Toutes celles et tous ceux qui ont peur du réel. Leur base sociale est au salon : conversations confites dans la peur, offusquées de la violence du peuple, de la dureté des « polémiques », promptes à condamner les « meutes ». Les salons n’aiment pas le réel, ils préfèrent les grandes phrases pour continuer à croire à leur légende, toujours prêts, comme Marie Antoinette, à conseiller la brioche à ceux qui n’ont même pas de pain.

A l’instar de Robert Badinter, ils pensent avoir gardé des principes et une faculté d’indignation. Mais il s’agit de mots vidés de sens et d’une indignation qui ne cible que les dominés indociles : contre la violence des Gilets jaunes, contre le caillassage des permanences d’élus LREM, contre des portraits en haut des piques, contre le « séparatisme musulman », contre le « lynchage médiatique » de leurs amis. Ils étalent leur bonne conscience sur toutes les ondes, invités tous les jours par le service après-vente du château.

Le vrai séparatisme est là , décrit par Frédéric Neyrat dans un récent article de la revue Terrestres : celui d’un pouvoir et de ses supporters fanatisés, persuadés au fond que leur règne est fragile et que chaque année, chaque semaine, chaque heure, chaque seconde gagnée est bonne à prendre. Ils se séparent du monde, des femmes et des hommes réels, du chaos qu’ils propagent ou qu’ils laissent propager parce qu’ils en ont peur.

Ceux qui nous gouvernent et celles et ceux qui les soutiennent sans faille n’ont pas de vision de l’avenir ni de projet pour le pays et le monde. Ils savent que le déluge commence, que l’avenir est sombre, que se manifestent partout les soubresauts d’un monde qui court à la catastrophe climatique, sociale et politique.

Ils veulent juste être les rescapés du déluge. Ce sont des survivalistes de l’effondrement qu’ils contribuent à organiser.

C’est pourquoi il est si difficile de les combattre avec les armes qui ont fait si longtemps leur preuve : ils sont insensibles à la raison politique, c’est-à-dire aux contraintes du collectif et aux arguments de l’intérêt général.

Cessons de faire semblant d’avoir des interlocuteurs ni même des « adversaires » et affirmons avec Virginie Despentes: « Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. »

Oui, leur « puissance est une puissance sinistre ».

Alors « se lever », évidemment ! « Se casser » sûrement, pour sortir de ce faux face-à-face avec des pouvoirs qui ont compris que pour eux seule la force compte, force de la matraque comme force de la contrainte constitutionnelle. Le reste n’est que diversion.

Et s’il faut « gueuler » , il faut surtout le faire avec la conviction profonde que ce pouvoir impose mais ne gouverne pas, violente mais ne gère pas. Il exerce ce droit de vie et de mort défini par Michel Foucault comme le droit de « faire vivre ou laisser mourir » et a fait le choix de « ne pas faire vivre et de laisser mourir » .

L’heure est au soulèvement de la vie.

Illustration 1

 Vient de paraître 

Quelques extraits publiés dans Lundimatin le 9 mars.

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