On observe depuis le coup d’Etat de Laurent Gbagbo, et le drame qu’il fait vivre aux Ivoiriens, une étonnante réserve de la part de la conscience intellectuelle et politique occidentale et notamment française.
Mais où est donc passée cette capacité d’indignation collective face aux crimes d’Etat, aux violations flagrantes des droits humains ? La dose d’assassinats, de tortures et de mensonges n’est-elle donc pas encore atteinte ?

Plus étrange encore est cette façon, qu’on rencontre parfois dans une partie de la gauche française, de mobiliser l’héritage de l’anticolonialisme métropolitain pour renvoyer dos à dos ce qu’on se contente alors de nommer « les deux camps ».
Quoi que l’on pense d’Alassane Ouattara, de ses convictions politiques, de ses amitiés internationales, il a été élu sans ambigüité et sous contrôle international dans un pays pour une fois uni dans cet acte fondateur.
Cette élection et ce qui l’a précédé, notamment la difficile constitution de la liste électorale, représente un espoir pour la Côte d’Ivoire : l’espoir de la mise en place d’un Etat où tous les Ivoiriens, quel que soit leur patronyme, quelle que soit leur religion, quelle que soit leur région voire leur pays d’origine, soient considérés sans ambigüité comme des Ivoiriens à part entière.
C’est à cette conception ouverte du peuple ivoirien que Laurent Gbagbo fait la guerre. C’est au nom d’une identité nationale xénophobe et ethnicisée que ses mercenaires et que les milices de Blé Goudé sèment aujourd’hui la terreur à Abidjan et ailleurs.
Quel que soit le passé politique, quelles que soient les appartenances et les amitiés internationales de Laurent Gbagbo, il symbolise aujourd’hui, pour la Côte d’Ivoire, une figure politique sinistre et hélas mondiale : celle du déni de l’altérité, du racisme, de la guerre menée contre les gens.
Car tel est le sens profond du « patriotisme » revendiqué par Blé Goudé et de cette conception de « l’Ivoirité » qui n’a rien à envier, toutes choses égales par ailleurs, ni à l’identité nationale façon Eric Besson ou Brice Hortefeux ni aux diatribes xénophobes du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy.
La reconnaissance de la légitimité électorale d’Alassane Ouattara par la communauté internationale a une importance symbolique indéniable : elle maintient vivante l’hypothèse que la Côte d’Ivoire puisse rester (voire devenir) un Etat construit sur des principes de Droit en assurant un minimum de paix civile à ses citoyens et non se transformer en un de ces champs de bataille contemporains où ce sont toujours les civils qui meurent.
Mais ce gain symbolique est bien faible au regard de l’urgence que requiert la situation intérieure du pays. Pire, pour l’instant ses effets pervers font des ravages : ils justifient sur place la mobilisation nationaliste des putschistes et ailleurs l’attentisme politique et intellectuel.
En attendant, des femmes et des hommes meurent, sont enlevés, torturés dans un pays soumis à la censure. La guerre contre les gens : tel est le choix politique sanglant de Laurent Gbagbo. C’est la guerre civile qu’il appelle de ses vœux.
Dans ces conditions, la prolongation du mandat de l’ONUCI peut être une bonne nouvelle. Mais il nous faut ensemble exiger que les termes de son mandat définis par la résolution 1528 des Nations Unies du 27 février 2004 soient transformés et intègrent cette nouvelle urgence : c’est la population civile ivoirienne qu’il convient aujourd’hui de protéger.
Alain Bertho, anthropologue, Université de Paris 8
Article paru dans Nord-Sud (quotidien ivoirien) le 28 décembre 2010
Dessin original de Corentin Bertho alias Luigi