L’esclavage a été définitivement aboli en France et dans les colonies françaises le 27 avril 1848, un peu plus tôt dans les colonies britanniques (1833). Pour nombre d‘armateurs et négociant nantais, cette abolition ne sonne pas l’heure de la fin de la traite, juste celle d’une reconversion[1].
Nantes fut au XVIII° siècle le premier port négrier français.[2] La traite y a commencé en 1688. Elle domine l’armement négrier français dès le début du XVIII (63%) et atteint des sommets sous la Restauration (1815-1830) avec 70% des expéditions[3], alors même que la traite a été officiellement interdite en 1817. Elle a profondément marqué le milieu du négoce nantais qui affiche même les origines de sa fortune sur les façades de ses hôtels particuliers tandis que le nom de certaines rues continue de l’honorer.
L’ abolition laissait les négociants comme les colons dans une grande « difficulté ». A la libération d’une main-d’œuvre servile devenue plus indocile (les « nouveaux libres ») et plus chère s’ajoutait un besoin croissant de bras pour les plantations mais aussi pour la construction des infrastructures. Un nouveau système se met en place, bien connu des historiens qui le nomment « engagisme »[4]. Il se développe dans la seconde moitié du XIX° siècle. Entre 1834 et 1920, environs 1 500 000 « engagés » dont 85% d’indiens sont envoyés dans les colonies britanniques, un tiers à l’Ile Maurice, un tiers aux Antilles britanniques. Dans cette période 800 000 migrants forcés de toutes origines sont engagés et conduits dans l’espace Caribéen.
Un système officiel , garanti par les autorités coloniales.
Parfois en échange simplement de la liberté, ces femmes et ces hommes qui sont souvent captifs dans le pays d’origine (notamment en Afrique), signent un contrat d’engagement qui les lie au colon qui les attend. Le contrat peut aller jusqu’à dix ans. C’est le cas des africains engagés pour les Antilles françaises. Ce contrat peut être revendu par le colon à sa guise. Comme l’indique l’historienne Virginie Chaillou Atrous[5], l’engagisme africain à destination des colonies françaises de l’Atlantique et de l’Océan Indien s’apparente beaucoup à une traite déguisée. D’ailleurs les britanniques accusent la France d’embarquer leur « coolies » sans leur consentement et de les enrôler de force.
A la Réunion, entre 1848 et 1885, 117 813 engagés sont arrivés sur l’île. De 1860 à 1882, l’engagisme est réglementé par une convention franco-britannique. Elle concerne les engagés en provenance d’Inde mais aussi d’Afrique, de Madagascar, des Comores, voire de Chine.
L’embarquement est contrôlé. L’administration doit notamment s’assurer que chaque engagé dispose d’1,7 m² sur le bateau pour une traversée de 21 à 36 jours. À l’arrivée, une commission contrôle le nombre de passagers et le nombre de décès. L’engagé.e est inscrit.e au « matricule général » avec son nom, celui de ses ascendants et de ses héritiers, leur domicile, son signalement, son lieu de naissance, le lieu où le contrat a été passé, le nom du navire, la date d'arrivée, le domicile de son engagiste. Il ou elle est ensuite mis.e en quarantaine dans un lazaret, établissement insalubre qui sert à la fois de pénitencier pour enfants, d'atelier de discipline, de centre de soins et d'asile pour lépreux, pour un séjour de séjourau deux jours minimum.
La « liberté forcée »
Les engagé.e.s prennent la place des esclaves, travaillant sur « l'habitation » de son patron (champs de cannes, parcelles de cultures vivrières, terres enfriches), 6 jours de 9h30 (en principe) par semaine. À cette obligation minimale s’ajoute les tâches dans l'« établissement » (bâtiments de la sucrerie, ateliers de réparation, écuries), et les corvées (entretien des animaux et de l'établissement), y compris les dimanches. [6]
A un salaire payé de façon aléatoire, s'ajoutent 2 chemises, 2 pantalons de coton et 1 mouchoir de tête pour les hommes, 2 chemises, 2 robes ou jupes, 4 mouchoirs en coton pour les femmes. La ration journalière est de 800 gr. de riz, 120 gr. de morue ou 250 gr. de grains secs, 15 gr. de sel, 8 gr. de graisse. Le logement est constitué soit de paillotes (cases en bois recouvertes de paille) soit de « calbanons »[7], chaque pièce étant occupée par plusieurs personnes : soit une famille soit plusieurs célibataires.
En ce qui concerne, l’engagisme effectué en Afrique à destination de l’espace Caraïbe, il est plutôt modeste. Il concerne 18520 personnes pour 100 000 originaires de Madère, Inde et Chine. Mais il s’apparente encore plus à la traite d’avant 1848. Dans les premiers temps, entre 1854 et 1856, la population concernée était de statut libre. Puis on passa à la pratique des engagés« rachetés ». Les recruteurs français achetaient des captifs sur les marchés d’êtres humains du littoral ouest-africain, puis leur imposaient un « engagement » de travail de dix années outre-Atlantique, sur la base d’un contrat dans lesquels ils et elles figuraient en tant que « noirs libres ». Ce que les historiens nomment la « liberté forcée ».
Le capitalisme colonial invente ainsi une transition entre l’esclavage désormais aboli et les modes de mobilisation de la main-œuvre coloniale cette fois ci dans les usines de la métropole au XX° siècle.
[1] Virginie Chaillou Atrous, « De la traite à l’engagisme : le reconversion des négociants nantais et réunionnais dans l’Océan Indien occidental au XIX° siècle » in Les négociants européens et le monde, Presses universitaires de Rennes, 2016, pages 157-170
[2] Olivier Petre-Grenouilleau, Milieu maritime et monde moderne. Le milieu négrier nantais du XVIIIe siècle à 1914. Contribution à l’étude des rapports entre dynamique sociale et histoire, thèse d’histoire, Alain Croix (dir.), Université de Rennes 2, 1994. Une version abrégée de cette étude a été publiée : L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996. Bernard Michon, « Nantes au temps de l’apogée négrière: la place de la traite dans le commerce nantais », Cahiers de l’histoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie, Université du Havre, 208/1, « Villes portuaires du commerce triangulaire à l’abolition de l’esclavage » (sous la direction d’Éric Saunier) https://leboucan.fr/images/Revuephilanthrope/2008/Pages71-96.pdf
[3] Serge DAGET, Répertoire des expéditions négrières françaises à la traite illégale (1814-1850), Nantes, CRHMA Université de Nantes, 1988
[4] Stéphane Lax Hang, L' histoire de l'engagisme à la Réunion au XIXème siècle : heurs et malheurs de l'habillage juridique d'une réalité servile dans le bassin de l'Océan Indien (1828-1914), Thèse de Droit, Aix Marseille 2007
Céline Flory, De l’esclavage à la liberté forcée. Histoire des travailleurs africains engagés dans la Caraïbe française au XIXème siècle, Paris, Karthala, 2015. L’auteur étudie la mise en place au niveau politique de l’immigration africaine et la mise en pratique des opérations de recrutements. Jean-Claude Blanche, dans sa thèse d’histoire, 6000 « engagés libres » en Afrique et en Guadeloupe, 1858-1861, aborde la question de l’immigration africaine en Guadeloupe. L’accès à cette thèse n’a pu être que fragmentaire, celle-ci étant absente du dépôt central des thèses et du fonds de l’université Paris-I Panthéon Sorbonne où elle a été soutenue en 1994. Une historiographie détaillée des travaux sur l’engagisme africain a été faite dans le cadre de la thèse dont ce livre est une version réduite et remaniée : La liberté forcée. Politiques impériales et expériences de travail dans l’Atlantique du XIXe siècle, Paris, EHESS, 2011
[5] Virgine Chaillou Atrous, Jean François Klein, Antoine Resché (Dir.) Les négociants européens et le Monde, histoire d’une mise en connexion, Presses universitaires de Rennes, 2016.
https://books.openedition.org/author?name=chaillou-atrous+virginie
Virginie Chaillou-Atrous « La reprise de l'immigration africaine à La Réunion à la fin du XIXème siècle: de la traite déguisée à l'engagement de travail libre », French Colonial History, Vol. 16 (Spring 2016), pp. 27-54 (28 pages), Published By: Michigan State University Press.
[6] Firmin Lacpatia, Les Indiens de la Réunion : tome 1 : origine et recrutement, tome 2 : la vie sociale, Nouvelle Imprimerie Dionysienne, 1983 ; Michèle Marimoutou, Immigrants indiens, engagement et habitations sucrière. La Réunion,1860-1882, mémoire de maîtrise, Université de la Réunion, Saint-Denis, Université populaire,1986, (ISBN 2-906395-00-5). reprint aux Éditions du Travail, La Réunion, 1989 sous le titre' Les engagés du sucre.
[7] Un calbanon désigne à La Réunion une habitation de pierres, de chaux recouverte de tuiles ou de bardeaux. Avant les engagés, ils servaient de logement aux esclaves