Alain Marshal (avatar)

Alain Marshal

Gueux de naissance et de vocation

Abonné·e de Mediapart

118 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 septembre 2025

Alain Marshal (avatar)

Alain Marshal

Gueux de naissance et de vocation

Abonné·e de Mediapart

Assassinat de ministres yéménites : quand les médias normalisent les crimes d'Israël

Israël a commis l'acte sans précédent d'assassiner le chef du gouvernement de Sanaa et 11 de ses ministres, pour punir le Yémen de sa solidarité avec Gaza. Les médias, complaisants voire complices, ne jugent pas utile de préciser que cibler une administration civile constitue un crime de guerre. Ce mutisme ne fait qu’encourager Israël à repousser toujours plus loin les limites de sa monstruosité.

Alain Marshal (avatar)

Alain Marshal

Gueux de naissance et de vocation

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Alain Marshal

Le 28 août, une frappe israélienne massive contre Sanaa, la capitale yéménite, a ciblé un conseil des ministres de l’autorité de facto au Yémen, assassinant le premier ministre, Ahmed Ghaleb Nasser al-Rahawi, ainsi que 11 membres du gouvernement : le Secrétaire du Conseil des ministres, Zahid Mohammed Al-Amdi, le Chef de cabinet du Premier ministre, Mohammed Qasim Al-Kabsi, ainsi que les ministres des Affaires étrangères (Jamal Ahmed Ali Amer), de l’Économie (Moeen Hashim Ahmed al-Mahaqri), de la Justice (Ahmed Abdullah Ali), de l’Énergie (Dr Ali Saif Mohammed Hassan), de l’Information (Hashim Ahmed Abdulrahman Sharaf Al-Din), de l’Agriculture (Dr Radwan Ali Ali Al-Rubai'i), des Affaires sociales et du Travail (Samir Mohammed Ahmed Baja'ala), du Tourisme et de la Culture (Dr Ali Qasim Hussein Al-Yafei), et de la Jeunesse et des Sports (Dr Mohammed Ali Ahmed Al-Mawlid).

Illustration 1

Les martyrs du Yémen

Israël, qui perpètre à Gaza et en Cisjordanie un génocide assumé et diffusé en direct depuis bientôt deux ans, et a attaqué, durant cette période, pas moins de 5 autres pays (Liban, Syrie, Yémen, Iran, Irak, sans parler de tous les pays dont il a violé l’espace aérien), a clairement revendiqué cette attaque, le ministre de la guerre Israel Katz affirmant avoir « porté un coup fatal sans précédent contre les plus hauts responsables politico-sécuritaires houthis au Yémen, dans le cadre d’une opération audacieuse et brillante […]. Le Yémen connaitra le même sort que Téhéran, et ce n’est que le début. » Le doute n’est donc guère permis quant aux intentions d’Israël.

Malgré cette attaque délibérée, le mot « assassinat » était introuvable dans les médias occidentaux : la dépêche de l’AFP, reprise par Mediapart et bien des autres journaux, ne parle que de la « mort » du chef du gouvernement et de membres de son cabinet, « tués » dans les raids israéliens, comme si le lien de causalité entre les bombardements et les décès était indirect. L’AFP reprend à son compte les qualificatifs de « houthis », « rebelles » et « soutenus par l’Iran », rappelant que « Le pouvoir yéménite internationalement reconnu, chassé de Sanaa, a son siège à Aden, la grande ville du Sud. » Sans préciser que le régime d’Aden, soutenu par l’Arabie Saoudite (qui mène elle-même une guerre génocidaire contre le Yémen depuis 2015, avec l'appui de l'Occident), a autant de légitimité à représenter le Yémen et sa population que n’en avait le Kuomintang, basé à Taïwan, à occuper le siège de la Chine à l’ONU (ce qu’il a pourtant fait de 1945 à 1971).

De plus, l’action d’Israël était rationalisée voire légitimée, l’AFP affirmant de manière péremptoire que ses frappes contre le Yémen intervenaient « en riposte aux tirs de missiles et de drones des rebelles contre le territoire israélien ». Quant à ce qu’affirme le Yémen lui-même, à savoir que ses attaques ne sont qu'une riposte visant à mettre un terme au génocide perpétré à Gaza et au blocus qui soumet ses deux millions d’habitants à la famine, l’article prend ses distances et en laisse l’entière responsabilité aux Houthis : « les houthis affirment lancer ces attaques en ‘solidarité’ avec les Palestinien·nes de la bande de Gaza, en proie à la guerre déclenchée par l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023. »

Le schéma est récurrent : ce que dit Israël, si grotesque que ce soit, est pris pour argent comptant (Israël ne fait que se défendre, ripostant contre le Hamas et contre le Yémen), tandis que ce qu’affirment ses adversaires, même quand cela relève de l’évidence, est sujet à caution, et mis entre guillemets pour s'en désolidariser. En filigrane, le sous-entendu est que les Israéliens ne seraient pas ciblés en tant qu’occupants qui dépossèdent les Palestiniens de leurs droits et les soumettent à une extermination méthodique, mais en tant que Juifs, par pur antisémitisme ou par haine de la « liberté » et des « valeurs occidentales », discours récurrent des Reagan, Bush et autres Netanyahou. Côté médias et société civile, les voix dites « réactionnaires » (BFM TV, CNews, etc.) reprennent ouvertement ce vocabulaire à leur compte, tandis que celles dites « progressistes » le disent en général de manière implicite, même si la CGT l’a proclamé en toutes lettres dans son magazine Ensemble, la Vie Ouvrière n° 19 du mois de novembre 2023, qui évoquait « l’action ignoble » du Hamas le 7 octobre, dénonçant, au sujet de de la rave party Nova, tenue aux portes du camp de concentration de Gaza, un ciblage « par le fanatisme religieux [de] la jeunesse et [de] l’expression de la liberté […] Au moins 260 personnes tuées, par balle ou à l’explosif, parce qu’elles étaient juives ».

Dans un article récent, Edwy Plenel lui-même qualifiait la campagne israélienne génocidaire à Gaza de « guerre israélienne de riposte au 7-Octobre », un propos négationniste manifeste qui occulte plus de cent ans d’histoire du sionisme, ce mouvement colonial visant explicitement à l’expulsion — voire à l’anéantissement — du peuple autochtone, condition sine qua non de son succès. La destruction totale de la bande de Gaza et la volonté de la vider de sa population s’inscrivent clairement dans la continuité du nettoyage ethnique de la Nakba (1948) et de la Naksa (1967), le 7 octobre n’ayant été qu’un catalyseur, un prétexte saisi machiavéliquement par le gouvernement fanatique de Netanyahou pour liquider une fois pour toutes la cause palestinienne, et œuvrer ouvertement au « Grand Israël ». Jusque-là, l’imposture du « processus de paix » avait permis à la colonisation de progresser lentement mais sûrement, mais l’heure est maintenant à la « solution finale ». La complicité des médias dans la liquidation de la cause palestinienne ne date pas du 7 octobre, et plutôt que de reconnaître leurs fautes, ils persistent dans le déni, alors même que les Israéliens ont tombé le masque et affirment plus clairement que jamais qu'ils ne tolèreront jamais d'Etat palestinien ou de souveraineté palestinienne, même symboliques.

© 🏴‍☠️

De même qu’ils bafouent l’histoire pour complaire à la propagande sioniste, nos journalistes n’ont pas la moindre considération pour le droit international, sans quoi ils préciseraient que cibler une direction politique, même non reconnue par la communauté internationale, même en temps de guerre, est un crime manifeste. Israel Katz souligne fièrement le caractère « sans précédent » de ces assassinats, et assume pleinement le fait de frapper des civils, mais nos « journalistes » n’en ont cure. Ils ont parfaitement intégré leur obligation de loyauté aux éléments de langage israéliens, allant jusqu’à cautionner le ciblage systématique des hôpitaux (en prenant au sérieux l’existence alléguée de centres de commandement du Hamas), des personnels médicaux et même des journalistes (en accordant du crédit à leurs liens imaginaires avec la Résistance palestinienne), le corporatisme n’étant plus de mise lorsqu’il s’agit de couvrir les crimes de guerre et crimes contre l’humanité de l’armée d’occupation. Rappelons que l’attaque contre les bipeurs du Hezbollah a été encensée par nos médias, jusqu’à Mediapart, qui l’a qualifiée de « coup de génie tactique des militaires et espions israéliens » (avant de se rétracter discrètement, parlant de simple « succès stratégique »). Pourtant, par ses implications qui transforment potentiellement tout objet de la vie quotidienne en bombe, cet attentat terroriste est encore plus dangereux que celui du 11 septembre, risquant de transformer le monde entier en dystopie.

Pour se rendre compte du caractère inacceptable des réactions politiques inexistantes (à l'exception de l'Axe de la Résistance) et de la couverture médiatique complaisante qui ont suivi la décapitation du gouvernement yéménite, dont le rôle est purement administratif, imaginons un instant qu’un chef de gouvernement occidental et son cabinet soient ciblés par une puissance étrangère : François Bayrou en France, Friedrich Merz en Allemagne, Keir Starmer au Royaume-Uni par exemple. Imaginons même que Zelenski, dont le pays est en guerre ouverte (l'OTAN et l'UE sont considérés comme co-belligérants), soit « tué dans une frappe russe ». Qui oserait douter de l’indignation internationale que cela provoquerait ? Qui pourrait ignorer l’apocalypse diplomatique, économique voire militaire qui s’ensuivrait ? Qui n’aurait pas les larmes aux yeux rien qu’à imaginer les hagiographies éplorées qui déferleraient dans tous les éditoriaux ? Un simple brouillage GPS allégué de l’avion transportant Ursula Von Der Leyen en Bulgarie (pour visiter une usine de production de munitions, acte d'une haute neutralité), sans aucune preuve (Flight Radar dément toute interférence du signal GPS du décollage à l'atterrissage du vol), a suscité l’indignation de nos politiques & médias, qui ont mis de côté le fact-checking et n’ont pas épargné les épithètes (« victime », « ingérence flagrante de la Russie », « Nous sommes bien sûr conscients, et habitués d’une certaine manière aux menaces et intimidations qui font partie intégrante du comportement hostile de la Russie », « La cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, a annoncé convoquer l’ambassadeur russe dans la foulée. »). Mais s’agissant de dirigeants yéménites, le racisme structurel de nos sociétés, particulièrement prégnant chez nos journaleux et éditocrates, conjugué à la soumission abjecte de nos capitales (et de leurs chambres d’écho médiatiques) aux intérêts israéliens et américains, suffit à faire de ce crime de guerre flagrant une simple note de bas de page, un véritable blanc-seing accordé à Israël, l’encourageant à repousser sans cesse la ligne rouge de ses crimes et atrocités, l’impunité lui étant garantie.

Illustration 3

Infographie de l'armée d'occupation désignant les membres du gouvernement yéménite comme "Hauts responsables du régime terroriste houthi", terminologie cautionnée par les rédactions occidentales

N’étant tenu, pour notre part, qu’aux exigences de notre conscience, et non à la crainte de perdre notre emploi pour non-conformité à une ligne éditoriale pro-israélienne tacite ou assumée, nous nous permettons de rappeler avec force que le droit international humanitaire interdit de cibler des dirigeants civils, du fait du principe fondamental de distinction entre civils et militaires :

Conventions de Genève de 1949 (1977 pour les Protocoles additionnels) :

  • « Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités [...] seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité […]. A cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à [leur] égard, les atteintes portées à la vie et l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes.» (Quatrième Convention de Genève, article 3)
  • « En vue d'assurer le respect et la protection de la population civile et des biens de caractère civil, les Parties au conflit doivent en tout temps faire la distinction entre la population civile et les combattants ainsi qu'entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires.» (Article 48 du Protocole additionnel I)
  • « Est considérée comme civile toute personne n'appartenant pas [aux forces armées]. En cas de doute, ladite personne sera considérée comme civile.» (Article 50 du Protocole additionnel I)
  • « La population civile et les personnes civiles jouissent d'une protection générale contre les dangers résultant d'opérations militaires. […] Les personnes civiles jouissent de la protection accordée par la présente section, sauf si elles participent directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation.» (Article 51 du Protocole additionnel I)

Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de 1993 :

  • « Si l’ensemble des dirigeants d’un groupe est essentiellement visé, cela peut également constituer un génocide. Ces dirigeants comprennent les responsables politiques et administratifs, les chefs religieux, les universitaires et intellectuels, les dirigeants d’entreprise, et d’autres encore ; leur ensemble peut à lui seul constituer un indice fort de génocide, quel que soit le nombre réel de personnes tuées. […] Ainsi, l’intention de détruire la structure d’une société par l’extermination de ses dirigeants, lorsqu’elle s’accompagne d’autres actes visant à éliminer une partie de cette société, peut également être considérée comme un génocide. » (Rapport final de la Commission d’experts établie par la résolution 780 du Conseil de sécurité relative aux violations du droit international humanitaire durant le conflit en ex-Yougoslavie, 1994)

Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale de 1998 :

  • « La Cour a compétence à l'égard des crimes de guerre, en particulier lorsque ces crimes s'inscrivent dans le cadre d'un plan ou d'une politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues commis sur une grande échelle. Aux fins du Statut, on entend par ‘crimes de guerre’ […] le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que telle ou contre des civils qui ne participent pas directement part aux hostilités.» (Article 8 consacré aux « Crimes de guerre »)

Il apparaît donc que, même en temps de guerre, un ministre de la Défense ou un Président de la République, chef des Armées, ne perdent leur statut de civil que s’ils participent directement aux hostilités – ce qui demeure rarissime, le commandement opérationnel relevant des cadres militaires. Que dire alors d'un premier ministre, d'un ministre de la Justice ou d'un ministre de la Culture ? Il s'agit purement et simpmement d'assassinats extrajudiciaires, qui, par définition, n’ont aucune base légale. Par ailleurs, un « combattant » n’est reconnu comme tel que sur le champ de bataille ou dans sa caserne, et retrouve sa qualité de civil dès lors qu’il se trouve à son domicile. Si l’on considérait, comme le fait Israël, que des membres du Hezbollah, d’Ansar Allah ou des commandants iraniens demeurent des combattants jusque dans leur foyer familial, il faudrait en toute logique admettre la légitimité de cibler des soldats et réservistes d’armées régulières partout où ils se trouvent, y compris lorsqu’ils sont en permission auprès de leurs familles, quitte à tuer, blesser ou mutiler leurs femmes et enfants avec eux.

De la même manière, la volonté affichée d’Israël « d’éliminer » — terme que l’on retrouve sous la plume de certains « journalistes », comme on le voit dans cet article du Figaro — l’ensemble de la structure de commandement d’Ansar Allah au Yémen, en raison de son soutien indéfectible à Gaza, conjuguée à ses frappes récurrentes contre les infrastructures civiles du pays (ports, aéroports, réseaux électriques, dépôts de carburant, palais présidentiel, industrie, quartiers résidentiels, etc.), s’apparente clairement à un crime de guerre voire à une volonté de génocide, tel que défini par la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Robert Fisk, correspondant au Moyen-Orient du Time (1976-1988) puis de The Independent (1989-2020), considérait que le rôle du journaliste est de remettre en question l’autorité établie et les centres de pouvoir, en particulier en temps de guerre. Force est de constater que l’écrasante majorité des médias fait précisément l’inverse, œuvrant à rationaliser, légitimer voire normaliser l’inacceptable, de l’assassinat de dirigeants politiques (voir cet article de Mediapart intitulé En Iran, le crépuscule du Guide Suprême, cas d’école en la matière) au meurtre de masse de femmes et d’enfants affamés, au moment même où ils essaient de se procurer à manger, en passant par le nettoyage ethnique et le génocide.

Pour conclure, rappelons que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 établit, dans son article premier, que « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et à punir. » Face à l'inaction de la communauté internationale, le Yémen, par son blocus naval imposé à Israël et son soutien actif à la cause palestinienne, n’est-il pas le pays qui prend le plus au sérieux l’obligation de prévenir le crime de génocide, tandis que « l’Occident civilisé » peine non seulement à imposer des sanctions à Israël, mais refuse de cesser de lui fournir un soutien militaire, économique et diplomatique, devenant complice de l’entreprise d’extermination des Palestiniens ?

***

Pour me soutenir dans mon travail et mon combat, vous pouvez signer cette pétition demandant un soutien authentique à la Palestine, bannissant les éléments de langage de l’armée israélienne, et cette autre qui dénonce les discriminations et la répression des voix pro-palestiniennes. Vous pouvez également faire un don et vous abonner à mon blog par e-mail afin de recevoir automatiquement mes nouvelles publications. Suivez-moi également sur Twitter et Bluesky

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.