Par Alain Marshal

Agrandissement : Illustration 1

La salle de briefing était plongée dans une atmosphère pesante, ponctuée par le bourdonnement monotone du rétroprojecteur. Treize hommes se tenaient là, attentifs, le regard braqué sur le plan du quartier pavillonnaire bordé de jardins qui s’affichait devant eux. Au centre, le capitaine Arnaud Conguilhem, commandant de l’unité, pointait du doigt la cible de la mission, indiquant l’entrée et les issues de la petite maison qu’ils s’apprêtaient à investir à l’aube.
La cible : Salih Al-Manar, 38 ans, ressortissant franco-algérien, maître de conférences et auteur de plusieurs livres sur la question palestinienne. Son casier judiciaire était vierge, mais il avait fait l’objet de signalements pour des propos soutenant le droit à la résistance armée sur la base du droit international. Il tombait sous le coup de la loi pour apologie du terrorisme, un chef d’accusation récurrent depuis l’opération du Hamas le 7 octobre et la guerre totale menée par Israël contre la population de Gaza. Circonstance aggravante, Al-Manar avait été accusé de radicalisation par ses propres collègues et camarades. Conjugué à sa double nationalité en cette période de crise artificielle entre Paris et Alger, cet élément avait fait pencher la balance parmi des centaines d’autres dossiers, justifiant l’ordre d’interpellation à domicile, de perquisition et de mise en examen.
Arnaud balaya la salle du regard, jaugeant chacun de ses hommes.
— L’objectif est simple. C’est un quartier résidentiel, dit-il, le pointeur laser balayant l’écran sur lequel un plan de l’appartement venait d’être projeté. On accède à l’étage par cet escalier. Voici la chambre des enfants, voilà celle du couple. Voilà le bureau, où une fenêtre mansardée peut permettre une fuite par les toits. Aliguane, Miellon, vous prenez le couloir. Chassagnon, Louchard, les fenêtres. Girafias et Debacler isolent le suspect dans sa chambre, Cargle veille à ce que la femme et les enfants restent dans l’autre. Tout doit être bouclé en moins de trois minutes.
Il s’arrêta un instant avant de reprendre :
— Galard, Brutos et Deboire, vous me faites une fouille rapide de la maison. Tous les appareils numériques du suspect doivent être saisis : téléphone, ordinateur, disques durs, clés USB. Toute documentation suspecte, en particulier les livres et manuscrits, et toute iconographie seront saisies.
Il jeta un coup d’œil vers Nazim Kelbessra.
— Nazim, en cas de livres ou notes en arabe, c’est toi qui feras le tri sur place. Ce qu'on ne peut pas emporter, on le photographie. Rien ne doit nous échapper.
Assis à l’arrière, Nazim, le seul membre racisé de l’équipe, hocha la tête avec ferveur. Depuis des années, il s’était battu pour prouver qu’il n’était pas « l’un d’eux ». Aux insinuations racistes, aux regards méfiants, aux plaisanteries acerbes qui lui rappelaient qu’il resterait, pour beaucoup, « l’Arabe » ou le « maghrébin », il avait répondu par une discipline sans faille, une volonté de fer, une ardeur implacable.
Nazim était le seul homme de l’unité que le capitaine tutoyait et appelait par son prénom. Mais à ses yeux, les vexations subies n’étaient pas la faute de ses frères d’armes. Il les comprenait, les justifiait même. Pour lui, les véritables responsables étaient ailleurs : ceux qu’il avait appris à considérer comme des « ennemis » ; ceux qui alimentaient les peurs et la méfiance que suscitaient les gens « comme lui ». Ce Salih Al-Manar en était un exemple parfait, une figure de l’idéologie qui l’avait, lui, forcé à devoir prouver chaque jour sa loyauté.
Au fil des années, ces humiliations avaient sculpté en Nazim un zèle acharné. Il ne se contentait pas d’obéir aux ordres, il les embrassait avec une intensité qui avait fini par inquiéter même ses supérieurs. Al-Manar, à ses yeux, n’était pas un homme à ménager. C’était un fauteur de troubles, une menace contre laquelle il se sentait missionné. C’était un « terroriste » de plus, responsable du climat de suspicion à travers lequel il avait dû se frayer un passage, avalant stoïquement les couleuvres pour monter en grade et intégrer cette unité d’élite de la police nationale.
Le cadet de l’équipe, Marc, observait en silence. Il était tout le contraire de Nazim, qu’il considérait comme un fanatique. Cela faisait des mois qu’il se demandait ce qu’il faisait encore dans cette unité. Lui avait toujours voulu croire en sa mission : traquer les criminels, protéger les innocents, servir la patrie. Mais avec le temps, les interventions s’étaient transformées en une croisade incompréhensible, et à ses yeux injustifiée, ciblant des gens ordinaires dont le seul crime semblait être l’expression de leurs idées. Des militants écologistes, des intellectuels, des voix dissidentes. Sainte-Soline avait été un déclic. Il ne s’était pas engagé pour ça, et n'hésitait plus à exprimer ses réticences.
Marc avait parcouru avec soin les pièces du dossier remis à chaque membre de l’équipe, imprégnant sa mémoire des cinq visages qui s’y trouvaient. L’épouse, Fatima, souffrant de problèmes cardiaques ; les trois enfants, Ahmad, Ali et Zahra, âgés de trois à neuf ans, tous scolarisés dans le quartier. Ils pourraient être les camarades de mes propres enfants, se disait Marc, lui-même marié et père de deux enfants. Une famille ordinaire, sans histoires. Mais il anticipait déjà la scène : les cris, les pleurs, la panique à la vue de cette intrusion brutale par des hommes cagoulés et armés, réveillant toute la maisonnée, et même le voisinage.
Il savait que cette irruption violente, calculée, n’était pas fortuite. Elle constituait un objectif en elle-même, le seul résultat tangible de l’opération qui consistait à intimider, terroriser toute une famille en plein cœur de leur sécurité domestique. La quasi-totalité de ces arrestations se soldaient par un non-lieu, rarement par des peines de prison avec sursis. La cause en était le plus souvent des déclarations maladroites durant l’interrogatoire subséquent de 10 à 12 heures, soutirées sous une pression maximale qui visait à priver les suspects de leurs moyens, à les piéger et à les pousser à s’auto-accuser. Mais les dégâts, eux, étaient bien réels : familles traumatisées par ce viol de leur intimité, discréditées aux yeux de leurs voisins, eux et leurs proches marqués d’une suspicion tenace. Quant aux suspects eux-mêmes, visés pour une prétendue « apologie du terrorisme », ils étaient broyés, salis, finissaient souvent suspendus, voire licenciés, leurs familles ébranlées : une dure leçon cyniquement conçue pour qu’ils ne songent plus jamais à troubler la « bonne conscience » des gouvernants par leur dénonciation, qu’il s’agissait de museler ou, à défaut, de fragiliser, tout en servant d’exemple dissuasif pour toute autre voix subversive.
Chaque détail de cette mécanique implacable révoltait Marc, mais il savait que cela ne changerait rien. On attendait de lui de l’obéissance, pas de la réflexion, et encore moins de la compassion. Mais il était déterminé à ne pas devenir un soudard, à préserver sa part d’humanité.
Lorsqu’il leva la main, le capitaine le fixa avec une certaine froideur.
— Oui, sergent Martin ?
Marc inspira profondément.
— Capitaine, pourquoi ne pas simplement le faire convoquer au commissariat ? C'est un enseignant, avec une femme souffrant d'insuffisance cardiaque et des enfants en bas âge. Une intervention musclée à domicile, à six heures du matin… ça va les traumatiser. Et si sa femme faisait un malaise ? L’image de l’unité en prendrait un coup.
Nazim éclata d’un rire sec et tourna la tête.
— Martin, tu rêves ? Un terroriste reste un terroriste. Et mieux vaut prévenir que guérir, non ? S’il prend ces positions ouvertement, c’est qu’il sait ce qu’il risque. C’est lui, le seul responsable de ce qui pourrait arriver à sa famille, pas nous. Tu as lu ses déclarations ? « Ma femme, mes enfants et moi-même ne valons pas mieux que les femmes et les enfants de Gaza. » On dirait qu’il le cherche. Il peut pas fermer sa gueule comme tout le monde et s'estimer heureux de vivre dans un pays libre ?
Un murmure d’approbation parcourut la salle. Marc sentit les regards pesants de ses collègues. Il se savait isolé, vu comme le renégat, celui qui trahissait les valeurs de l’uniforme.
— On n’est pas là pour philosopher, Martin, renchérit Nazim d’un ton hostile. On suit les ordres, point. Ce n’est pas nous qui lui avons dit de prendre des positions pro-terroristes. Et ton enseignant n’est pas un agneau. Il a traité ses collègues de « mécréants » et s’est fait exclure de son syndicat ! Tu vas dire que même les islamo-gauchistes de la CGT sont des fachos ? Il n’est peut-être pas le genre à passer à l’acte, mais ses déclarations peuvent pousser d’autres à le faire. Ce qu’on fait, c’est une opération préventive. Si on n’intervient pas, ces idées se répandront comme un cancer !
Marc serra les poings sous la table, réprimant une tension bouillonnante en lui. Il honnissait à la fois les islamophobes de la CGT, qui avaient voulu se débarrasser de leur camarade en le calomniant et en le mettant en danger personnellement et professionnellement, et cette volonté assumée de faire taire un enseignant et intellectuel. Si, pour Israël, chaque Palestinien, homme, femme et enfant était un terroriste, pour Nazim, chaque militant qui « importait ce conflit » était un ennemi en puissance, un agent conscient ou inconscient des « Frères musulmans » qui voulaient « imposer la charia en France » et nuisaient à son avancement.
Le capitaine Arnaud intervint :
— Ce n’est pas le lieu pour ce genre de débats. Sergent Martin, vous garderez le véhicule, compris ? Le SMUR sera en appui pour vos états d'âme. Nazim, toi, tu seras en première ligne pour l’entrée. Pas de place pour l’hésitation !
Nazim s’inclina légèrement, flatté du rôle qui lui était dévolu, pendant que Marc, qui sentait l’hostilité à son égard s’accentuer, se félicitait de voir son avertissement pris en compte malgré les railleries. Il savait au fond de lui qu’il ne pourrait jamais se résoudre à devenir comme ses camarades, de même qu’Al-Manar était incapable de faire taire la voix de sa conscience insurgée, et savait effectivement ce qu’il encourait.
Alors que le briefing s’achevait, Marc jeta un dernier coup d’œil au plan de la maison. Pour les autres, ce n’était qu’une mission de plus. Mais pour lui, c’était un foyer, une vie privée qui allait être profanée et saccagée. Le matin suivant, cinq existences paisibles allaient voler en éclats dans le bruit des bottes et le fracas des portes enfoncées.
***
Une rafale de tirs déchira l’air.
Marc, resté près du véhicule stationné un peu à l’écart, tressaillit. Il ne saisit pas immédiatement ce qui venait de se passer, l’écho des coups de feu se mêlant au brouhaha confus de l’intervention en cours dans la maison de Salih Al-Manar. Il regarda sa montre : 6h25.
Tout semblait pourtant sous contrôle quelques instants plus tôt. Marc s’était persuadé que tout se passerait « proprement », que ce professeur et père de famille ne subirait pas grand-mal physiquement, pas plus que ses proches. Mais il savait qu’en cas de dérapage, voire de bavure, tout serait mis sur le compte d’un refus d’obtempérer du suspect, d’une tentative de résistance, voire d’agression. Est-ce que Nazim avait dépassé les bornes et fait feu sur le suspect ?
Levant les yeux vers la façade de la petite maison, Marc s’efforça de se rassurer : Tout se passait comme prévu.
Confus, il tenta de se remémorer les événements, comme pour démêler ce fil de la réalité qui semblait lui échapper. Il se concentra sur ce qu’il avait pu percevoir de l’intervention, à l’intérieur de la maison.
Là, derrière les murs de la modeste demeure, ses collègues étaient en pleine action. Depuis le début, il n’avait eu aucun mal à visualiser le déroulement de la scène : les pas lourds foulant le sol, le bruit des portes qui s’ouvrent en claquant sous la force. Il entendait confusément les voix autoritaires, les cris aigus des enfants réveillés en sursaut, les supplications de la jeune mère, saisie d’effroi à la vue de ces hommes cagoulés, tentant de rassurer ses enfants terrorisés.
Les ordres fusaient. Chacun devait obéir à sa tâche, fouiller rapidement les lieux, saisir tout ce qui semblait suspect, tout ce qui pourrait, aux yeux de ceux qui avaient ordonné cette intervention, en constituer une justification rétroactive. Dans le bureau du professeur, les agents devaient maintenant éparpiller livres et documents sur le sol, leurs regards pressés cherchant une preuve de la dangerosité d’Al-Manar. Chaque objet était examiné comme une arme potentielle.
Marc, appuyé contre la portière du fourgon, entendait les échos de cette scène, mélange de peur et de procédures implacables. Tout se passait comme prévu.
Pourtant, le doute s’insinuait en lui, d’autant plus qu’une chaleur étrange avait commencé à envahir son flanc. Il passa machinalement la main sur son uniforme et sentit une humidité tiède sous ses doigts. Il baissa les yeux, apercevant une tache sombre qui s’étendait lentement sur sa poitrine, par-dessous son gilet pare-balles. La prise de conscience le frappa en une fraction de seconde : il avait été touché par une arme de guerre. Mais par qui ? Comment ? Pourquoi ?
Tout s’est bien passé, se répétait-il, comme pour se convaincre que la situation était sous contrôle.
Mais alors, pourquoi ces coups de feu ? Pourquoi cette douleur qui gagnait son corps ? Quelque chose lui échappait. Il se souvint de l’instruction du capitaine : le suspect devait immédiatement être menotté et isolé. Alors d’où viennent ces coups de feu ? demanda-t-il intérieurement, décontenancé. Les seules « armes » potentielles auxquelles l’unité s’attendait étaient les jouets en plastique des enfants. S’étaient-ils trompés à ce point ?
Il n’y avait pas d’autre issue à la maison, il le savait bien. Si Al-Manar avait voulu résister, si, contre toute attente, il s’était révélé dangereux et armé, tout aurait été entendu dans l’enceinte de la maison, aux premiers moments de l’intervention, mais ces coups-là venaient d’ailleurs. C’était comme si une autre menace s’était dissimulée à proximité, une menace qu’ils n’avaient pas anticipée.
L’esprit de Marc commençait à flancher, la douleur sourde se propageant lentement mais sûrement au reste de son corps. Malgré tout, il luttait pour garder sa lucidité.
Alors que sa vision se troublait, Marc aperçut une silhouette qui avançait rapidement dans la rue, non loin de lui, tenant un fusil d’assaut entre les mains. Au début, il crut qu’il s’agissait d’un de ses collègues, mais l’homme ne portait pas d’uniforme. Il courait, tournant la tête de chaque côté à l’affût du moindre danger. Dans un effort douloureux, Marc fixa ses traits, croisa son regard, et son visage lui revint en mémoire.
Cet homme-là, il le connaissait. C’était un visage aperçu à maintes reprises dans les dossiers classés comme prioritaires : Mario Tertaghi, recherché de longue date pour meurtre et trafic de drogue. Insaisissable, il avait échappé à plusieurs descentes de police grâce à son organisation méticuleuse et à son audace. Tertaghi jeta un bref regard dans la direction de Marc, prostré au sol, avant de détourner les yeux et de continuer sa fuite.
Alors, une vérité glaçante frappa le sergent Martin : ce caïd du grand banditisme, qui, par coïncidence, se trouvait dans le quartier, avait dû l’apercevoir et en déduire que le fourgon de son unité était stationné dans cette rue pour l’interpeler. Il a tiré, pensant qu’on venait pour lui. Alors qu’on était à mille lieues de soupçonner sa présence.
La douleur atteignait un degré insoutenable. Le souffle du sergent Martin devenait laborieux, et il sentait le froid l’envahir progressivement. Tandis que ses pensées devenaient confuses, une amertume l’assaillit. Il réalisa l’absurdité de la situation : leurs ressources, leur énergie, leurs vies même, étaient mobilisées pour neutraliser un homme inoffensif. Et voilà qu’après des centaines d’interventions inutiles, gratuites, brutales, un criminel réel, un danger public avéré, avait profité de leur distraction pour le cribler de balles et disparaître.
Un assassin et trafiquant de drogue court librement tandis qu’on arrête un enseignant… Tout ça à cause de cette « croisade » insensée, de cette traque de dissidents dont le seul crime est d’élever la voix contre un génocide en cours, pensa-t-il avec une lucidité douloureuse.
Marc expira lentement. Avant que l’obscurité ne l’envahisse, l’image de la maison d’Al-Manar, qui allait se voir imputer la responsabilité de ce fiasco, se confondit dans son esprit avec celle de son propre foyer : deux familles désormais brisées, deux épouses éplorées, cinq enfances assassinées. Ses yeux se fermèrent sur ce constat amer : il perdait la vie pour une bataille qui n’était pas la sienne, pour des priorités politiciennes plus soucieuses d’Israël que de la France, qui avaient imposé des objectifs ne servant ni la justice ni la sécurité.
***
Pour me soutenir dans mon travail et mon combat, vous pouvez signer cette pétition demandant un soutien authentique à la Palestine, bannissant les éléments de langage de l'armée israélienne, et cette autre qui dénonce les discriminations et la répression des voix pro-palestiniennes. Vous pouvez également faire un don et vous abonner à mon blog par e-mail afin de recevoir automatiquement mes nouvelles publications. Suivez-moi également sur Twitter et Bluesky.