Un message de Téhéran à la Grande-Bretagne, à la France et à l'Allemagne : « Dans votre propre intérêt, vous devriez changer de cap »
Par Sayed Abbas Araghchi, ministre des Affaires étrangères de l’Iran
L’Europe a tort de suivre la stratégie de Donald Trump. Nous restons ouverts à la diplomatie et à un nouvel accord sur notre programme nucléaire, mais les sanctions doivent être levées.
Source : The Guardian, 7 septembre 2025
Traduction Alain Marshal
[Note d'Alain Marshal : Abbas Araghchi appartient au gouvernement réformiste de Massoud Pezeshkian. Il est l'ancien négociateur en chef de l'accord sur le nucléaire (JCPOA) conclu sous la présidence de Hassan Rouhani (2013-2021). Les conservateurs s'y étaient opposés, et sont aujourd'hui furieux de voir que la porte des négociations reste ouverte malgré l'agression israélo-américaine de juin dernier, perfidement lancée en plein pourparlers. Sur un article récent de Mediapart qui reprend les éléments de langage atlantistes, les commentaires des lecteurs sont très critiques face à l'amnésie sélective dénoncée ci-dessous.]

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Depuis plus de deux décennies, l’Europe se trouve au cœur de la crise artificielle qui perdure autour du programme nucléaire pacifique de mon pays. À bien des égards, le rôle de l’Europe reflète l’état des rapports de force dans les relations internationales. Jadis force modératrice, aspirant à contenir une Amérique belliqueuse aux objectifs maximalistes dans notre région, l’Europe se fait aujourd’hui l’instrument des excès de Washington.
La semaine dernière, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne – l’« E3 » – ont déclaré avoir activé le mécanisme de « rétablissement » des sanctions de l’ONU contre l’Iran. Ce dispositif avait été instauré pour sanctionner des manquements graves à l’accord nucléaire de 2015 signé par l’Iran, l’E3, les États-Unis, la Chine et la Russie.
La démarche de l’E3 n’a aucune validité juridique, principalement parce qu’elle ignore la succession d’événements qui ont conduit l’Iran à adopter, dans le cadre de l’accord nucléaire, des mesures correctives légales.
Ces trois pays veulent faire oublier que ce sont les États-Unis, et non l’Iran, qui ont mis fin unilatéralement à leur participation au Plan d’action global conjoint (JCPOA), le nom officiel de l’accord. L’E3 omet également de rappeler qu’ils n’ont pas respecté leurs propres engagements, sans parler de leur scandaleuse approbation des bombardements de l’Iran en juin.
La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne peuvent sembler agir par dépit. Mais en réalité, ils poursuivent avec détermination une ligne d’action imprudente, fondée sur la logique qu’elle leur permettrait d’obtenir une place à la table sur d’autres dossiers. Il s’agit là d’une grave erreur d’appréciation, vouée à se retourner contre eux. Le président Trump a clairement montré qu’il considérait l’E3 comme des acteurs secondaires. Cela est manifeste dans la manière dont l’Europe est marginalisée sur des questions vitales pour son avenir – y compris le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Le message de Washington est limpide : pour espérer compter, l’E3 doit faire preuve d’une loyauté indéfectible. Les récentes images des dirigeants européens assis dans le Bureau ovale face au président Trump illustrent avec éclat cette dynamique.
The perfect portrait of Europe's century of humiliation: EU leaders lined up like schoolchildren as "daddy" Trump lectures them behind his desk. pic.twitter.com/mc0ihZD7Yf
— Arnaud Bertrand (@RnaudBertrand) August 19, 2025
Le portrait parfait du siècle d'humiliation de l'Europe : les dirigeants de l'UE alignés comme des écoliers tandis que « papa » Trump leur fait la leçon derrière son bureau.
Les choses n’ont pas toujours été ainsi. Lorsque l’E3 a été créé en 2003 pour freiner l’administration de George W. Bush après ses invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, l’Iran avait salué cette initiative. Mais les négociations ont échoué lorsque l’Europe n’a pu ni offrir de garanties substantielles ni tenir tête à Washington. À l’époque, mes collègues souhaitaient que l’Iran conserve 200 centrifugeuses pour un enrichissement d’uranium à petite échelle, mais ils se sont heurtés au maximalisme américain relayé par l’E3. La guerre n’a pas éclaté en partie parce que les États-Unis ont fini par mesurer le coût exorbitant – en vies humaines et en argent – de l’occupation illégale des voisins de l’Iran à l’est et à l’ouest.
Après huit années d’un bras de fer entre sanctions et centrifugeuses opposant l’Iran et l’Occident – au cours desquelles mon pays a accumulé 20 000 centrifugeuses, soit cent fois plus qu’en 2005 – deux dynamiques essentielles ont rendu possible un dialogue sans précédent : l’acceptation par l’E3 et les États-Unis de l’enrichissement en Iran, et la reconnaissance par l’Iran des États-Unis comme partenaire de négociation. Ce réalignement fondamental a conduit directement à la signature du JCPOA. L’accord était simple : une surveillance et des restrictions sans précédent sur l’enrichissement iranien en échange de la levée des sanctions. La formule a fonctionné.
Pourtant, dix ans plus tard, nous voilà presque revenus à la case départ. Le président Trump a déclenché une cascade d’événements évitables lorsqu’il a mis fin à la participation des États-Unis au JCPOA en 2018 et réimposé l’ensemble des sanctions.
Initialement désemparés par le sabotage d’un accord historique, les E3 s’étaient engagés à remédier à la situation, reconnaissant publiquement que « la levée des sanctions liées au nucléaire et la normalisation des relations commerciales et économiques avec l’Iran constituent des éléments essentiels de l’accord ». Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, avait tonné que l’Europe n’était pas un « vassal », tandis que d’autres dirigeants européens affirmaient que leur « autonomie stratégique » garantirait la poursuite des échanges commerciaux avec l’Iran et que les dividendes promis à mon peuple — notamment la vente de pétrole et de gaz ainsi que des transactions bancaires effectives — seraient au rendez-vous. Rien de tout cela ne s’est concrétisé.
Tout en manquant à leurs propres obligations, les Européens ont attendu de l’Iran qu’il accepte unilatéralement toutes les restrictions. Animés de cette logique, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont refusé de condamner l’attaque américaine contre mon pays en juin — à la veille de pourparlers diplomatiques — et exigent pourtant aujourd’hui que l’ONU impose des sanctions aux Iraniens pour avoir soi-disant rejeté le dialogue.
Comme je l’ai signalé à mes homologues de l’E3, leur stratégie n’aboutira pas au résultat escompté. Bien au contraire, elle ne fera que les marginaliser davantage en les excluant de la diplomatie à venir, avec des conséquences négatives importantes pour l’ensemble de l’Europe en termes de crédibilité et de prestige sur la scène internationale.
Il est encore temps — et il est urgent — d’engager un dialogue sincère.
Il est absurde que les pays de l’E3 prétendent participer à un accord reposant sur l’enrichissement d’uranium en Iran tout en exigeant que l’Iran renonce à ces mêmes capacités. Applaudir ouvertement des frappes militaires illégales contre des installations nucléaires iraniennes protégées par le droit international — comme l’a fait la chancelière allemande — ne saurait constituer une « participation ».
Alors que ce comportement illégal alimente les appels à l’action pour garantir que « cela ne se reproduise plus jamais », l’Iran demeure ouvert à la diplomatie.
Il est prêt à conclure un accord réaliste et durable qui prévoie une surveillance stricte et des restrictions sur l’enrichissement en échange de la levée des sanctions. Ne pas saisir cette fenêtre d’opportunité éphémère pourrait avoir des conséquences dévastatrices pour la région et au-delà, à un tout autre niveau.
Israël se donne peut-être l’image d’un pays capable de mener une guerre au nom de l’Occident. Mais, comme en juin, la vérité est que les puissantes forces armées iraniennes sont prêtes et capables de frapper une nouvelle fois Israël, l’obligeant à courir vers « papa » pour être secouru. La manœuvre ratée d’Israël cet été a coûté des milliards de dollars aux contribuables américains, a privé les États-Unis de matériels essentiels désormais absents de leurs stocks et a présenté Washington comme un acteur imprudent, entraîné dans les guerres choisies par un régime voyou.
Alors qu'une nouvelle guerre d'agression contre l'Iran se profile, voici une compilation d'impacts de missiles iraniens en riposte contre Israël en juin dernier.
— Le Cri des Peuples (@lecridespeuples) September 8, 2025
Israël n'avait jamais été aussi ravagé durant toute son histoire, malgré plusieurs couches de défense antimissiles. pic.twitter.com/MOwlBqrh9f
Si l’Europe souhaite véritablement une solution diplomatique, et si le président Trump veut disposer de la marge de manœuvre nécessaire pour se concentrer sur de véritables enjeux qui ne sont pas manufacturés à Tel-Aviv, ils doivent donner à la diplomatie le temps et l’espace nécessaires pour réussir. L’alternative n’aura probablement rien d’agréable.
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