Par Alain Marshal
Si les massacres de civils perpétrés en Syrie ces derniers jours avaient été imputés au régime Assad, à ses forces loyalistes ou aux Russes en Ukraine, ils occuperaient la une de l’actualité pendant des jours. Les récits d’exécutions de masse (l'Observatoire syrien des droits de l'homme parle de plus de mille victimes, d'autres sources de plusieurs milliers), de femmes et d’enfants égorgés, de viols et autres actes de barbarie, de torrents de sang rougissant la côte syrienne ne nous seraient pas épargnés. Les noms et visages des victimes, innombrables sur les réseaux sociaux, ne resteraient pas dans l’ombre. Violences, pillages, destructions, corps jetés dans des ravins ou enterrés à la hâte dans des fosses communes seraient rapportés avec indignation. Le Conseil de sécurité voterait des sanctions, et l’envoi de forces internationales serait envisagé.

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Ursula von der Leyen à Boutcha, Ukraine, en avril 2022
Mais puisque ces atrocités sont commises par les « rebelles », les médias les ignorent ou les diluent, insinuant que les victimes seraient des dommages collatéraux de combats dans le « berceau du clan Assad ». Comme si des affrontements contre les miliciens du nouveau régime pouvaient justifier ou expliquer des massacres de masse contre des civils. Ces populations ne sont pas ciblées pour leur proximité supposée avec l’ancien régime, mais uniquement pour leur identité religieuse.
Les vidéos les plus explicites pullulent : les terroristes se filment fièrement en train d'humilier, de torturer et d’exécuter, village après village, maison par maison, des civils sans défense, au fusil d’assaut ou à l’arme blanche. Ils revendiquent ouvertement leur projet d’extermination des minorités confessionnelles et n’hésitent pas à bombarder depuis des hélicoptères leurs quartiers résidentiels—des frappes contre des civils, non contre des « miliciens »—loin de tout théâtre de combat.
Ces groupes terroristes assument pleinement leur volonté d’élimination de masse, considérant leurs victimes comme des hérétiques dont le sang doit être versé, non par vengeance, mais par principe. Ce discours n’a rien de nouveau : il s’enracine dans des décennies, des siècles de rhétorique, notamment dans les écrits d’Ibn Taymiyya, père spirituel du wahhabisme qui règne en Arabie Saoudite—autre allié de l’Occident—et socle idéologique des mouvements « takfiris » qui accusent de mécréance voire d'apostasie quiconque pense différemment d'eux.

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Quand le Département d'Etat américain mettait à prix la tête de Joulani, fondateur d'Al-Nosra, la branche armée d'Al-Qaïda en Syrie, pour 10 millions de dollars
Avec Al-Qaïda, l’Occident avait engendré un monstre—ces « combattants de la liberté » armés et entraînés pour contrer l’URSS en Afghanistan—qui s’est retourné contre lui, notamment le 11 septembre 2001. Aujourd’hui, le schéma s’inverse : les hordes terroristes internationales de Daech et Al-Nosra, financées et soutenues par l’Occident et ses alliés (Arabie Saoudite, Turquie, Qatar), ont été adoubées en toute connaissance de cause. Leur barbarie était de notoriété publique—les décideurs le savaient dès le départ (voir Daech, un « Frankenstein » créé pour « combattre le Hezbollah)—mais cela n’a pas empêché le système politico-médiatique de les présenter comme des révolutionnaires, des interlocuteurs légitimes, des artisans de la liberté et de l'égalité, un espoir pour la Syrie.
Le bain de sang ne leur serait pas consubstantiel, mais ne serait qu’un « accident », un simple « débordement » ayant échappé au contrôle bienveillant d’Ahmed al-Charaa alias Muhammad al-Joulani, terroriste revendiqué promu Président respectable. Sinon, les termes « terrorisme », « djihadisme », « fanatisme », « épuration » ne seraient pas soigneusement évités, et l’UE n’aurait pas réagi aux massacres en conviant al-Charaa à la 9e conférence de Bruxelles sur la Syrie, prévue le 17 mars—un signal explicite qu’il n'aura pas de comptes à rendre et peut continuer à « purifier » la Syrie à sa guise.
Admettre que les « égorgeurs modérés » n’avaient rien de modéré, et que les civils ne trouvent refuge que chez les Russes—des milliers de déplacés étant accueillis sur la base de Hmeimim—ou dans les pays voisins (Irak, Liban, voire en Turquie, pourtant principal soutien des groupes terroristes en Syrie), serait sans doute trop compromettant pour certains.
Ce qui se passe en #Syrie est ignoble. Des médecins & pharmaciens ont été tués, pour le crime d'être alaouites. Paix à leur âme. Nous mettons en garde contre ça depuis le début : les terroristes ne deviennent pas modérés en portant une cravate ; un terroriste reste un terroriste https://t.co/gFWliOUj4E
— Alain Marshal (@AlainMarshal2) March 9, 2025
Si l'on peut comprendre les précautions oratoires du patriarche d’Antioche—dont nous traduisons l’appel ci-dessous—face au président syrien, la sécurité des minorités menacées d’extermination relevant directement de sa responsabilité, l’attitude de la prétendue « communauté internationale » et des médias occidentaux est, elle, impardonnable. Leur partialité abjecte, manifeste durant le génocide à Gaza, se poursuit sans vergogne en Syrie.
Ces mêmes médias restent d’ailleurs tout aussi silencieux que le régime « libérateur » d'Ahmad al-Charaa sur l’expansion israélienne en Syrie, qui a pris une ampleur considérable après la chute du régime Assad. Pourtant, le prétexte invoqué depuis des années—la présence de l’Iran et du Hezbollah—s’est désormais évaporé. Il est utile de rappeler que Wikileaks avait révélé des emails d’Hillary Clinton datant de 2012, dans lesquels la Secrétaire d’État de l’administration Obama anticipait que « La chute d'Assad pourrait bien provoquer une guerre sectaire entre les chiites et la majorité sunnite de la région qui entrainerait l'Iran, ce qui, selon les commandants israéliens, ne serait pas une mauvaise chose pour Israël et ses alliés occidentaux. ». « Tout se déroule donc comme prévu », pour reprendre les mots de son conseiller Jake Sullivan. Et nul doute que lorsque Israël entreprendra d’annexer de nouveaux territoires sous couvert de la « protection » de la minorité druze, les massacres bénéficieront enfin d’une attention médiatique.
Dans un documentaire produit par Arte, le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, affirme vouloir un « Etat juif », ajoutant qu'« il est écrit que l'avenir de Jérusalem est de s'étendre jusqu'à Damas ».
— Alain Marshal (@AlainMarshal2) October 15, 2024
Israël n'a pas besoin de prétexte pour envahir ses voisins... https://t.co/5DKr5fKrJH
Le peuple syrien est aujourd'hui en première ligne face à l’horreur, mais comme l’ont tragiquement démontré les attentats contre le World Trade Center et au Bataclan, nul n’est à l’abri de la menace takfirie (et non « islamiste », puisque les principales forces ayant tenu Daech en échec durant plus de 10 ans se revendiquent elles-mêmes de l’islamisme—Iran, Irak, Hezbollah…, sans même parler du fait que la grande majorité des victimes de Daech depuis sa création reste musulmane et même sunnite).
Espérer que nos élites politiques, opportunistes et enfermées dans des visions de court terme, ainsi que leurs chambres d'écho médiatiques serviles, puissent considérer les droits fondamentaux et la morale autrement que comme un paravent à leur cynisme insondable reviendrait à tenter d’extraire du lait d’un serpent venimeux. Mais on peut espérer qu’ils finissent un jour par tirer les leçons de l’histoire et envisager et protéger, pour une fois, leurs intérêts à moyen et long termes.
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L'appel du Patriarche Jean X
Homélie du Patriarche d'Antioche et de tout l'Orient
Dimanche de l’Orthodoxie, Cathédrale Mariamite, Damas
9 mars 2025
Jean X d’Antioche est le chef de l’Église orthodoxe d’Antioche, l’une des plus anciennes Églises chrétiennes du monde, fondée selon la tradition par les apôtres Pierre et Paul à Antioche (aujourd’hui en Turquie). Né en 1955, il est devenu patriarche grec-orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient en 2012. Il est responsable de la direction spirituelle et administrative de son Église, qui regroupe des millions de fidèles, principalement en Syrie, au Liban et dans d’autres pays du Moyen-Orient. Son siège est à Damas, en Syrie, depuis plusieurs siècles, à cause des bouleversements politiques et historiques. Jean X joue un rôle clé dans la protection des chrétiens du Moyen-Orient, qui sont souvent confrontés à des guerres, des persécutions et des tensions interreligieuses. Il défend la coexistence entre chrétiens et musulmans et s’exprime régulièrement sur la situation en Syrie et au Liban, appelant à la paix et à la réconciliation. Cet appel, en filigrane, est lancé à l'ensemble de la communauté internationale.
Traduction Alain Marshal depuis Youtube

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Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu, Amen !
Ce dimanche, premier dimanche du Grand Carême, est le Dimanche de l’Orthodoxie — le dimanche de la juste croyance, de la foi véritable. Il met en lumière l’importance de cette foi droite, que notre Seigneur accorde à travers la clarté d’esprit et la pureté du cœur. La juste croyance est une mission qui engage celui qui la porte à l’exprimer et à la proclamer ouvertement. Ne demandez-vous pas, à chaque Divine Liturgie, en priant le Seigneur tout-puissant d’accorder à l’évêque cette foi véritable et de la proclamer, en disant :
« Parmi les premiers, souviens-toi, Seigneur, de notre Père et Métropolite Untel en divisant droitement la parole de ta vérité ! »
C’est avec cette responsabilité envers vous, mes bien-aimés, et envers notre cher pays — sa sécurité, sa stabilité et son unité territoriale — que je m’adresse au Président :
Monsieur Ahmad Al-Shara, Honorable Président de la République arabe syrienne,
Nous vous avons béni et félicité pour la victoire de la révolution ainsi que pour votre accession à la présidence. Vous êtes désormais le premier dirigeant et chef de la nation, et nous souhaitons que vous soyez le président d’une Syrie unie — une seule Syrie, embrassant toutes ses régions, toutes ses communautés, toutes ses sensibilités, ses tribus et ses confessions.
Monsieur le Président, il y a deux jours, j’ai entendu un cheikh, un ami personnel, déclarer publiquement que le Noble Prophète (de l'Islam) avait donné à ses disciples ces instructions :
« S’ils partent en guerre contre un peuple, ils ne doivent pas faire de mal aux innocents, ne doivent pas trahir, ne doivent pas mutiler, ne doivent pas tuer une femme ou un enfant, et s’ils trouvent un moine dans son ermitage, ils ne doivent pas le tuer. Telle est la tradition du Prophète, et quiconque la viole n’appartient ni à notre religion ni à nos valeurs. Notre religion interdit de tuer des innocents. Tuer des personnes âgées n’est pas conforme à notre foi. Brûler des maisons n’est ni un rite ni une pratique de notre religion. Notre révolution repose sur des principes nobles, et nous ne permettrons à personne de la corrompre, de la salir ou de ternir son honneur. »
Tel fut la déclaration de notre vénérable cheikh.
Chers amis, nous invoquons avec ferveur la miséricorde divine sur tous les civils et membres des forces de sécurité publique tués, et nous prions pour le prompt rétablissement des blessés. Nous affirmons également l’impérieuse nécessité de constituer une commission d’enquête afin que les responsables de l’effusion de sang innocent, qu’il s’agisse de civils ou de forces de sécurité, répondent de leurs actes.
Monsieur le Président,
Les événements tragiques qui secouent actuellement la région côtière syrienne ont coûté la vie à de nombreux civils et membres des forces de sécurité, et blessé tant d’autres. Or, la majorité des victimes n’étaient aucunement des « vestiges du régime [Assad] » ; c’étaient des civils innocents et non armés, parmi eux des femmes et des enfants.
L'honneur et la dignité des populations ont été violés, et les cris et slogans scandés attisent la division, alimentent le sectarisme et minent la paix civile. De nombreuses villes et villages ont vu leurs maisons incendiées, leurs biens pillés. Les zones visées étaient, pour l’essentiel, habitées par des Alaouites et des chrétiens, et de nombreux civils chrétiens innocents ont également été massacrés.
Dans certaines régions, des habitants ont été arrachés de force à leurs foyers avant d’être exécutés. Leurs maisons, leurs biens et leurs véhicules ont été pillés — comme ce fut le cas à Baniyas, dans le quartier d’Al-Qusour.
Monsieur le Président,
L’icône de la Vierge Marie a été brisée, piétinée, profanée. Il s’agit de la Vierge Marie, que tous les musulmans honorent à nos côtés et à laquelle le Saint Coran consacre un chapitre entier — la Sourate Maryam, affirmant que Dieu l’a élue et élevée au-dessus de toutes les femmes du monde.

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En 2014, lorsque les combattants du Hezbollah libanais « islamiste », aux côtés de l'armée syrienne, ont libéré le village chrétien syrien de Maaloula des mains de Daech et d'al-Nosra, ils ont honoré la vierge Marie
Monsieur le Président, ce n’est pas là votre discours. Ces actes sont en totale contradiction avec votre vision d’une nouvelle Syrie après la victoire de la révolution.
C’est pourquoi nous vous lançons cet appel :
Avec votre sagesse et vos efforts, mettez immédiatement un terme à ces massacres. Arrêtez-les sans délai et rétablissez la sécurité et la stabilité pour tous les Syriens, indépendamment de leurs appartenances.
Monsieur le Président,
Nous vous exhortons à promouvoir la réconciliation nationale, la paix civile et la coexistence pacifique, et à défendre les libertés comme valeur suprême dans une société fondée sur le principe de la citoyenneté — un principe que vous avez toujours proclamé et défendu.
Monsieur le Président,
Nous prions pour votre bien-être et pour que votre leadership guide la Syrie vers les sources du salut et le port de la sécurité et de la stabilité.
Que le sectarisme s’efface, et que la nation vive. [Applaudissements]
Longue vie à une Syrie libre et digne.
Longue vie aux Syriens, musulmans et chrétiens.
Restons unis, main dans la main, pour témoigner que nous sommes les enfants du Très-Haut, Seigneur du ciel et de la terre.
Réjouissons-nous avec les anges du ciel, proclamant :
« Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et sur la terre paix et bienveillance envers les hommes ! »
Que la paix soit avec vous tous.
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