London Review of Books, 14 mai 2025
Par Alex de Waal
Traductions et notes entre crochets Alain Marshal
Alex de Waal est un chercheur et analyste britannique, spécialisé dans les conflits, la famine, les droits de l'homme et les politiques en Afrique. Il est actuellement directeur exécutif de la World Peace Foundation. Son dernier ouvrage s'intitule Les famines de masse : histoire et avenir de la faim dans le monde (2017).

Agrandissement : Illustration 1

Privé de tout apport nutritionnel, un adulte en bonne santé meurt de faim en une durée pouvant aller jusqu'à soixante à quatre-vingts jours. Un enfant succombe bien plus rapidement. Le 2 mars, Israël a imposé un blocus total aux deux millions de Palestiniens vivant à Gaza. Durant les deux mois de cessez-le-feu, les réserves alimentaires ont été partiellement reconstituées, mais elles s’épuisent désormais à grande vitesse. En l’absence d’aide humanitaire, de trafic commercial et avec une quantité infime de denrées produites localement, la faim s’aggrave jour après jour.
La ration humanitaire standard s’élève à 2 100 calories par personne et par jour. Selon les estimations — qui divergent quant aux quantités disponibles au début du blocus —, la disponibilité alimentaire moyenne à Gaza chutera, au mieux, à 1 400 calories dans les prochaines semaines, voire est tombée en dessous de ce seuil dès la mi-avril. Les adultes se privent pour nourrir les enfants. Les plus vulnérables — nourrissons, femmes enceintes, mères allaitantes et personnes ayant des besoins nutritionnels spécifiques — souffrent déjà de la faim. Les plus pauvres, ceux qui ne peuvent compter sur des proches plus aisés, ceux qui sont isolés par les points de contrôle militaires, dépérissent déjà, leurs organes internes subissant des atteintes irréversibles.
Entre le 28 avril et le 6 mai, dans le cadre du système de classification intégrée de la sécurité alimentaire (IPC), accrédité par les Nations unies, le personnel du Programme alimentaire mondial a mené une enquête téléphonique auprès de Palestiniens à Gaza. On leur a demandé ce qu’ils mangeaient, à quelle fréquence et comment ils parvenaient à se procurer de la nourriture. Plusieurs agences humanitaires ont également collecté des données sur la maigreur des jeunes enfants — désignée comme « émaciation » ou « malnutrition aiguë globale ». Il s’agissait de la cinquième enquête de ce type depuis le début de la guerre, il y a dix-neuf mois.
Dans une zone de guerre, il est extrêmement difficile de recueillir de telles données, et leur interprétation reste sujette à controverse. Les observateurs ont-ils manqué les cas les plus désespérés, ceux qui ne répondent pas au téléphone pour ne pas gaspiller les dernières minutes de batterie à répondre à des questions humiliantes ? Lorsque les agents de santé mesurent le périmètre brachial des enfants, passent-ils à côté des plus démunis, incapables de se rendre dans les centres de distribution ? Ou, au contraire, leurs données négligent-elles ceux dont les parents parviennent tant bien que mal à survivre ? Les statisticiens humanitaires peuvent analyser ces données et en contester les biais, mais tant qu’Israël n’autorisera pas l’accès des organisations humanitaires aux populations sinistrées, il faudra se contenter de ces informations lacunaires.
Les résultats de l’IPC, publiés sous forme de résumé le 12 mai, estiment que 925 000 Gazaouis (soit 44 %) souffrent déjà d’une insécurité alimentaire aiguë de niveau « urgence », proche du seuil de famine. Environ 244 000 autres (12 %) sont en situation « catastrophique », c’est-à-dire en dessous de ce seuil. Ces chiffres concordent avec ce que l’on sait des stocks alimentaires et du rythme auquel ils sont consommés.
Gaza constitue un cas unique dans l’histoire des famines, en raison de la simplicité implacable de ce constat. Dans toute autre catastrophe humanitaire, une multitude de facteurs viennent brouiller l’analyse, et la disponibilité globale de la nourriture ne reflète qu’imparfaitement le niveau réel de la faim. En Somalie ou au Soudan, par exemple, lorsque la nourriture vient à manquer, les populations ont recours à des pratiques ancestrales, telles que la cueillette d’herbes sauvages ou de baies, ou à des stratégies modernes, comme faire appel à la solidarité de proches installés à l’étranger. Les Palestiniens de Gaza, eux, n’ont accès à aucune de ces ressources. Israël contrôle chaque shekel, chaque sac de farine, chaque lien avec le monde extérieur.
Le plus souvent, lorsque la famine menace, les populations se déplacent. Dans les « Codes de famine » du Raj britannique en Inde [protocoles administratifs codifiés à la fin du XIXe siècle pour prévenir, détecter et gérer les famines dans les territoires coloniaux], les administrateurs coloniaux considéraient « l’errance sans but des indigents » comme un signe avant-coureur de catastrophe. Gaza est une exception : une famine sous siège. Le blocus fait aussi office de cordon sanitaire : contrairement à d’autres situations de famine, on n’y observe pas la propagation de maladies infectieuses comme le choléra. Et grâce à un taux de vaccination très élevé avant le 7 octobre, aucune épidémie de maladies potentiellement mortelles, telles que la rougeole, n’a été signalée. Dans presque toutes les famines documentées, les maladies transmissibles sont la première cause de mortalité. Gaza fait figure d’anomalie, un véritable laboratoire où l’on découvre jusqu’à quel point une population peut endurer un stress nutritionnel extrême avant de s’effondrer en masse.
Les analystes de l’IPC sont habitués à composer avec des données lacunaires et des circonstances imprévisibles. Leurs rapports s’attachent à décrire des scénarios et des niveaux de risque. Dans son rapport « instantané » publié lundi, l’IPC conclut que Gaza « reste confrontée à un risque critique de famine ». Les auteurs évoquent un « scénario de poursuite des opérations militaires à grande échelle et de maintien du blocus humanitaire et commercial ». Dans cette hypothèse plausible, dite du pire scénario raisonnable, « l’insécurité alimentaire, la malnutrition aiguë et la mortalité dépasseraient les seuils de la phase 5 (famine) de l’IPC ». Ils auraient pu dire les choses plus simplement : la mort de masse par inanition est l’issue inévitable du blocus et de la campagne militaire menés par Israël. La seule incertitude porte sur le moment où cela surviendra.
À plusieurs reprises au cours des dix-neuf derniers mois, Israël a entrouvert le robinet de l’aide, atténuant temporairement l’aggravation de la détresse. Quand les camions sont autorisés à entrer – comme ce fut le cas il y a un an, lorsqu’Antony Blinken, le secrétaire d’État de Joe Biden, a dû attester devant le Congrès qu’Israël n'empêchait pas l’aide d'entrer, sous peine de voir suspendues les livraisons d’armes américaines ; ou encore en janvier, dans le cadre du cessez-le-feu – les effets bénéfiques sont rapidement visibles, notamment à travers l’amélioration de l’état nutritionnel des enfants de Gaza. Israël accuse le Hamas de détourner une partie de l’aide au profit de ses combattants, mais n’a fourni aucune preuve que cela se produise à échelle notable. Et même si c’était le cas, cela n’a pas empêché l’aide d’atteindre les enfants qui en ont le plus besoin.
Jusqu’à présent, la majeure partie de l’aide était gérée par des agences internationales. Israël cherche désormais à faire fermer l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), et à écarter les autres organisations, à l’exception du Programme alimentaire mondial, limité au rôle de simple fournisseur.
Israël propose à présent un nouveau dispositif d’aide, qui consistera à distribuer des rations essentielles à des individus présélectionnés, informés par message sur leur téléphone portable du lieu et de l’heure où ils devront se présenter pour retirer des colis alimentaires, des kits d’hygiène et des fournitures médicales. Leur identité devra d’abord être vérifiée au moyen d’un logiciel de reconnaissance faciale. Chaque colis sera censé subvenir aux besoins d’une famille pour plusieurs jours, après quoi le membre désigné recevra un nouveau message l’invitant à revenir chercher une nouvelle ration. Ce dispositif bénéficie désormais du soutien actif des États-Unis, qui proposent d’y associer des sociétés militaires privées américaines, ainsi qu’un organisme nouvellement créé de toutes pièces, la Gaza Humanitarian Foundation.
C’est là un humanitarisme de surveillance — l’équivalent alimentaire des algorithmes de l’armée israélienne qui déterminent les cibles à bombarder. Israël fournira le strict minimum vital à ceux qui prouvent, à sa satisfaction, leur conformité. Il s’agit également d’une version individualisée de la contre-insurrection coloniale tardive, telle que la pratiquait la Grande-Bretagne en Malaisie dans les années 1950, lorsqu’elle parvint à vaincre les guérillas communistes en contrôlant entièrement l’approvisionnement alimentaire : on nourrissait les populations des villages protégés, on affamait celles restées à l’extérieur.
L’ONU et les humanitaires libéraux sont horrifiés. L’un des principes fondateurs du droit humanitaire international est que la famine doit être évitée, même si cela implique qu’une puissance occupante renonce à certains avantages militaires. Alors qu’Israël entreprenait d’asphyxier l’UNRWA, l’ONU a saisi la Cour internationale de justice de La Haye pour obtenir un avis consultatif sur les obligations d’Israël en matière de coopération avec les organes des Nations unies. Des audiences publiques se sont tenues la semaine du 28 avril.
Israël n’y a pas pris part : dans sa déclaration écrite, il a balayé l’affaire, la qualifiant de « manifestement partiale et unilatérale ». Il a affirmé que des employés de l’UNRWA avaient participé aux atrocités du 7 octobre [voir La vérité sur le 7 octobre : Tsahal a déclenché la directive Hannibal], que l’agence était hostile à Israël et qu’il n’avait aucune obligation de collaborer avec une organisation internationale, sauf s’il le décidait, au nom de ses impératifs de sécurité, qu’il juge supérieurs à toute autre considération. Il a rejeté les enquêtes de l’ONU sur ces accusations, ainsi que les garanties mises en place pour assurer la neutralité, l’impartialité et le contrôle intégral des aides humanitaires.
Trente-neuf États ont présenté des arguments à La Haye, aux côtés de la Palestine, de l’ONU, de la Ligue arabe et de l’Union africaine. Seuls les États-Unis et la Hongrie ont soutenu la position israélienne. L’avocat américain s’est limité à invoquer les Conventions de Genève de 1948, en ignorant l’ensemble du droit international postérieur ainsi que la question centrale : Israël a-t-il, oui ou non, une obligation supérieure d’empêcher que les Palestiniens ne meurent de faim ?
Le nouveau plan d’aide proposé par Israël pourrait-il nourrir les affamés tout en répondant à son exigence de sécurité absolue ? Le schéma général, communiqué à la presse, prévoit quatre centres de distribution qui ne couvriraient qu’environ 60 % de la population, tous situés dans une portion restreinte du territoire. (Avant le blocus, les agences humanitaires géraient quelque quatre cents points de distribution.) Ce dispositif pourrait suffire à éviter que ne soit franchi le seuil technique – et quelque peu obscur – de la famine selon l’IPC, lequel exige que 20 % de la population présentent une insécurité alimentaire grave, une malnutrition aiguë et des taux de mortalité élevés. Mais cela reviendrait à manipuler les paramètres du système, non à prévenir une famine généralisée.
Même étendu, ce programme ne répondrait pas aux besoins vitaux en matière de soins, d’eau potable, d’assainissement, d’abris ou d’infrastructures électriques – tous aujourd’hui réduits à néant. Il ne prévoit pas non plus de traitements spécialisés pour les enfants souffrant de malnutrition aiguë, qui commencent déjà à mourir.
À deux reprises depuis le début de la guerre, la population de Gaza a échappé de justesse à une famine avérée – chaque fois après des alertes de l’IPC – mais ces sursauts ont été brefs, aussitôt suivis d’un nouveau plongeon. Peu d’acteurs humanitaires croient qu’un tel cycle de privation, entrecoupé de répit partiel, puisse se prolonger sans qu’un effondrement rapide et incontrôlable ne survienne.
Le rapport de l’IPC contient deux paragraphes rédigés par le Comité d’examen de la famine, un groupe indépendant chargé de passer en revue les conclusions de l’IPC en cas de risque imminent : « La situation reste extrêmement instable, les réserves alimentaires sont épuisées, l’eau devient de plus en plus rare, les services de santé cessent de fonctionner et la cohésion sociale commence à se désintégrer. »
La faim n’est qu’un aspect de cette désintégration. Les Palestiniens de Gaza ont été déracinés, contraints de vivre dans des camps insalubres et surpeuplés, ou dans les décombres de leurs maisons, parmi des cadavres en décomposition, des bombes non explosées et les vestiges de leur vie d’avant.
Le mois dernier, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme s’est inquiété de ce que « les conditions de vie imposées par Israël aux Palestiniens de Gaza semblent de plus en plus incompatibles avec leur survie en tant que groupe dans cette région ». Ces mots pesés avec soin font écho à la Convention sur le génocide : son article 2(c) interdit « de soumettre intentionnellement un groupe à des conditions d’existence visant à provoquer sa destruction physique totale ou partielle ». Là encore, Israël a fait ses calculs, testé ses politiques et déclaré sans ambiguïté que sa sécurité durable prime sur toute autre obligation. Il ne peut ignorer les conséquences de ses actes. Il fera peut-être juste ce qu’il faut pour maintenir la majorité des Palestiniens en vie. Mais savoir si cela suffira à empêcher leur destruction en tant que groupe à Gaza est une toute autre question.
***
Si ce n’est déjà fait, je vous invite à signer et à faire largement circuler cette pétition sur change.org, qui approche les 15 000 signatures, et appelle à ma réintégration à la CGT d'où j'ai été exclu pour avoir dénoncé les biais pro-israéliens de la Confédération.
Si vous êtes disposé à dénoncer les discriminations intra-syndicales devant la Maison du peuple à Clermont-Ferrand et/ou à Montreuil le 13 juin 2025 à l’occasion des 130 ans de la CGT, veuillez me contacter à alainmarshal2@gmail.com
Pour me soutenir dans mon travail et mon combat, vous pouvez faire un don et vous abonner à mon blog par e-mail afin de recevoir automatiquement mes nouvelles publications. Suivez-moi également sur Twitter et Bluesky.