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Billet de blog 24 février 2025

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Regards juifs et chrétiens sur Hassan Nasrallah

Après les funérailles du Secrétaire Général du Hezbollah, ces perspectives de Norman Finkelstein, fils de survivants de l'Holocauste & du ghetto de Varsovie et autorité mondiale sur le conflit israélo-arabe, de Noam Chomsky et de figures libanaises chrétiennes, peuvent expliquer pourquoi Israël a utilisé 85 bombes d'une tonne chacune et rasé des immeubles entiers pour assassiner un seul homme.

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Norman Finkelstein : L'assassinat de Hassan Nasrallah a laissé un vide dans le monde

Interview du professeur Norman Finkelstein sur la chaîne Al-Mayadeen, 20 février 2025.

Source : Al-Mayadeen

Traduction et notes entre crochets Alain Marhsal

[Note : Nous ne traduisons que les interventions du Professeur Finkelstein, qui était à l'antenne avec un autre intervenant. La citation du titre est extraite d'une autre interview du 2 octobre 2024, dans laquelle Norman Finkelstein a déclaré : « Nasrallah était un homme extrêmement intelligent, et je dois dire honnêtement que je ressens profondément sa perte, littéralement. J’ai l’impression que le monde est devenu plus vide, plus désert. »]

Illustration 1

Journaliste : Professeur Finkelstein, nous vous posons cette question : quelles qualités possédait le Secrétaire général du Hezbollah, Sayed Hassan Nasrallah, pour que des personnes de divers horizons, ethnies et confessions pleurent sa disparition et scandent son nom après son martyre ? Pourquoi sont-elles descendues dans la rue de cette manière ? Qu’avait cet homme de si particulier pour rassembler des gens si différents, malgré leurs divergences ?

Norman Finkelstein : Je ne suis pas un spécialiste de Sayed Nasrallah, mais je l’ai suivi pendant de nombreuses années et j’en ai tiré certaines impressions. Je vais partager quelques réflexions et observations fondées sur ce suivi.

Tout d’abord, il était un leader exceptionnel parce qu’il assumait pleinement son identité arabo-islamique. Par là, j’entends que certains des plus grands dirigeants de l’histoire – comme Mao Zedong en Chine ou Gandhi en Inde – avaient cette qualité essentielle : ils étaient profondément enracinés dans leur propre identité. Mao incarnait pleinement son identité chinoise, tout comme Gandhi embrassait pleinement son héritage indien. Lorsqu’on parle de cette assurance dans l’appartenance, cela signifie qu’ils ne plaçaient pas l’Occident sur un piédestal ni ne vénéraient ce que l’on appelle la civilisation occidentale.

Cela ne veut pas dire qu’ils ne reconnaissaient pas les aspects positifs de l’Occident. Mao et Gandhi, par exemple, avaient une certaine admiration pour certains éléments de la culture occidentale, mais ils étaient aussi conscients de la richesse de leurs propres civilisations. Ils ne ressentaient ni infériorité ni désir de devenir occidentaux. Je pense que cela s’applique également à Gamal Abdel Nasser [1] : lui aussi était sûr de son identité égyptienne et de sa place dans le monde. Il en allait de même pour Sayed Nasrallah. Il analysait l’Occident de près et était ouvert aux Occidentaux, mais jamais il ne laissait transparaître ce malaise que l’on retrouve chez de nombreux dirigeants arabes et musulmans. À aucun moment, il n’a semblé se considérer comme inférieur ou en position de faiblesse face à l’Occident ou à sa civilisation. Cette confiance en soi et cette fierté ont résonné non seulement dans le monde arabo-musulman, mais bien au-delà.

Deuxièmement, ce qui le distinguait vraiment de la plupart des autres dirigeants – peut-être à l’exception d’Hugo Chávez au Venezuela – c’est qu’il utilisait chacun de ses discours comme une occasion d’éduquer son public, ce qui est extrêmement rare. J’hésite à inclure Chávez, car son cas était unique, mais Nasrallah avait cette capacité à s’exprimer avec un langage simple et accessible, et on apprenait toujours quelque chose en l’écoutant. Il ne parlait jamais pour ne rien dire.

Il débutait ses discours en citant et en interprétant des textes religieux, avant de passer, environ un tiers du temps après, à des analyses concrètes et politiques. Comme je l’ai dit, il ne cherchait pas à meubler le temps. On pouvait ne pas être d’accord avec tout ce qu’il disait, mais en tant que dirigeant politique, il devait aussi prendre part à ce qu’on appelle la guerre psychologique contre Israël. Par conséquent, on ne pouvait pas prendre chacune de ses paroles comme une vérité absolue, car en politique et en guerre, la stratégie psychologique est une dimension essentielle.

Cela étant dit, ses analyses étaient toujours rigoureuses, bien documentées et fondées sur des faits. On en sortait toujours avec un nouvel éclairage. Et comme je l’ai mentionné plus tôt, à part peut-être Chávez, je ne vois aucun autre dirigeant qui ait pris aussi au sérieux son rôle d’éducateur. C’est un point crucial. Nasrallah ne s’appuyait pas uniquement sur son charisme ou sa rhétorique pour rallier ses partisans.

On pourrait croire que son influence reposait sur certaines qualités personnelles, mais sa démarche était différente. Certes, les gens l’admiraient profondément, mais ce qui le distinguait, c’était avant tout le respect – et j’insiste sur ce mot – qu’il avait pour l’intelligence de son auditoire. Il s’adressait aux gens avec logique, rigueur et précision factuelle. C’est extrêmement rare.

Tout le monde sait qu’il a prononcé de nombreux discours, mais si les gens les attendaient avec impatience, ce n’était pas seulement pour leur dimension combative et provocatrice. Ils les suivaient aussi pour mieux comprendre la réalité du monde qui les entourait. 

Journaliste : Professeur Norman, la question de la construction de ponts, malgré les vastes distances, les différences culturelles et la diversité religieuse, est un enjeu très concret. Pourtant, Sayed Nasrallah a réussi à établir des liens entre le Liban, le monde arabe et l’Amérique latine. Il y a quelques instants, nous avons entendu des voix s’élever du cœur du Venezuela, où son portrait est peint sur les murs de la capitale, Caracas. Dans quelle mesure le fait de combler ces fossés—malgré les distances et les différences culturelles—a-t-il non seulement inquiété Israël, mais aussi provoqué Washington ? Les États-Unis l’ont qualifié d’ennemi précisément en raison de cette remarquable capacité qu’il possédait.

Norman Finkelstein : Je pense qu’il a été considéré comme un ennemi pour une raison très simple : il ne pouvait pas être acheté. Aucun prix, aucun cadeau ne pouvait le détourner de ses principes moraux et politiques, qui étaient profondément liés. Il incarnait une forme de sérieux moral et politique, une qualité rare non seulement dans le monde arabo-musulman, mais peut-être aussi à l’échelle mondiale. Il existe un dicton en anglais : "Every man has his price" (Chaque homme a son prix). Mais dans le cas de Nasrallah, il n’y en avait tout simplement pas. Il n’était pas à vendre. Comme je l’ai mentionné, cela faisait partie de son intégrité culturelle.

Les téléspectateurs connaissent sans doute le nom d’Edward Saïd. Le professeur Saïd a rencontré Nasrallah alors que ce dernier était encore relativement jeune, probablement au milieu des années 1990, peu après être devenu Secrétaire général du Hezbollah. Saïd était un observateur très perspicace des personnalités, capable de juger rapidement le caractère d’une personne. Lorsqu’il évoquait Nasrallah, il mettait en avant deux traits qu’il n’avait jamais rencontrés auparavant dans le monde arabe.

Illustration 2

Caracas, Venezuela

Tout d’abord—et ce n’est pas un détail insignifiant, mais un reflet de son sérieux culturel—Nasrallah n’était jamais en retard à ses rendez-vous. Lorsqu’il disait trois heures, il voulait dire trois heures. De nombreux dirigeants arabes agissent comme si leur temps était inestimable et que celui des autres ne comptait pas, arrivant avec cinq, voire sept heures de retard sans le moindre scrupule. Mais Nasrallah était différent. Il était sérieux et respectait ses interlocuteurs. Lorsqu’une réunion était prévue, il arrivait à l’heure.

Deuxièmement, le professeur Saïd a noté que Nasrallah était le premier dirigeant arabe qu’il avait rencontré qui n’était pas entouré de gardes du corps armés de kalachnikovs. Dans une grande partie du monde arabe, les escortes armées font partie du décorum du pouvoir, un symbole de prestige. Mais Sayed Nasrallah n’avait aucun intérêt pour ce genre de mise en scène.

Un autre point essentiel : il n’était pas seulement un enseignant—il était peut-être, plus encore, un apprenant. Il n’a jamais cessé d’apprendre. J’ai été frappé par la perception répandue d’Israël dans le monde arabe et musulman, ainsi que dans de nombreuses parties de l’Occident. Beaucoup pensent qu’Israël contrôle tout, que l’État hébreu et les élites juives détiennent un pouvoir immense, tandis que les élites dirigeantes occidentales, en particulier à Washington, leur sont totalement soumises.

Il y a pourtant une personne qui a toujours rejeté cette idée comme étant fausse : le professeur Noam Chomsky. Tout au long de sa vie, Chomsky a soutenu que le véritable pouvoir réside aux États-Unis et qu’Israël suit leur ligne directrice. Autrement dit, Israël ne peut rien faire sans l’aval de l’establishment américain. Si Israël devait agir à l’encontre des intérêts des États-Unis, Washington s’y opposerait sans tarder.

Pourquoi est-ce que j’évoque cela ? Si nous examinons les discours de Nasrallah de ces cinq dernières années—et peut-être même plus longtemps—nous constatons qu’il a complètement assimilé la vision du monde de Chomsky. Il a toujours affirmé qu’Israël n’était rien d’autre qu’un instrument de l’impérialisme occidental. Parfois, en écoutant ses discours, je me surprenais à sourire, me disant qu’il avait probablement étudié les travaux de Chomsky [Nasrallah a plus vraisemblablement été influencé par l'Imam Khomeini, qui qualifiait les Etats-Unis de « Grand Satan », et Israël de « petit Satan » à son service]. D’ailleurs, le professeur Chomsky est un Occidental et un Juif—deux identités perçues comme ennemies dans certaines parties du monde—mais Nasrallah ne raisonnait pas ainsi.

À mon avis—et j’exagère peut-être—je ne crois pas du tout que Sayed Nasrallah ait été antisémite. Et savez-vous pourquoi ? Parce que pour lui, l’antisémitisme était un acte vil et odieux, ainsi qu’une marque d’ignorance.

Nasrallah allait au-delà de ses obligations politiques et morales. Plus encore, il valorisait l’intellect et voyait en Chomsky un esprit brillant, un penseur remarquable dont il voulait s’inspirer. Lorsqu’il a rencontré le professeur Chomsky, il s'est contenté de poser des questions. Il voulait absorber autant de connaissances que possible.

Ainsi, en plus d’être un enseignant, il était—et je tiens à insister sur ce point—un apprenant sans préjugés. Il ne s’arrêtait pas à l’origine religieuse ou culturelle de ses interlocuteurs. Que vous soyez juif, chrétien ou bouddhiste, si vous aviez quelque chose à lui apprendre, il était prêt à écouter. Il apprenait sans préjugés. 

Journaliste : Professeur Norman, nous devons également poser cette question—et peut-être aujourd’hui plus que jamais—car ceux qui admirent Sayed Hassan Nasrallah ont le droit d’entendre quelqu’un comme vous sur ce sujet : Comment les Juifs, en général, percevaient-ils Sayed Hassan Nasrallah ? Comment le voyaient-ils ? Inversement, comment les sionistes en Israël considéraient-ils cet homme qui les a affrontés—qui est parti de rien avec son parti—jusqu’à devenir l’ennemi numéro un d’Israël, avec les États-Unis en soutien ?

Norman Finkelstein : Il était évident qu’Israël voyait en Nasrallah un adversaire redoutable, surtout après 2006. Israël a investi, avec succès—je dois le reconnaître—pour tirer les leçons de ses expériences. Puis, en préparant peut-être le terrain, ou plus probablement en coordination avec les Américains, les Britanniques, les Français, les Saoudiens, les Égyptiens, les Jordaniens et leurs services de renseignement respectifs, Israël a cherché à infliger une lourde défaite au Hezbollah. Et ils y sont parvenus.

Si l’on prend du recul et que l’on observe l’ensemble du tableau, compte tenu de la puissance des adversaires auxquels Sayed Nasrallah était confronté, cette issue n’est pas surprenante. Vu les ressources matérielles et humaines dont ils disposaient, il n’est pas étonnant qu’ils aient pu infliger au Hezbollah un tel revers.

Dans son dernier discours [voir Le dernier discours de Hassan Nasrallah], j’ai été frappé par la franchise dont il a fait preuve. À un moment donné, il a dit : « Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes. Israël a une supériorité technologique. » Il n’a pas hésité à affirmer publiquement une vérité dérangeante. Il n’y avait ni rhétorique nationaliste ni déni des capacités de l’ennemi. Il disait simplement : « Soyons francs—ils ont une supériorité technologique. » Et il en était pleinement conscient, car il était intelligent, aussi bien sur le plan politique que militaire. Plus qu’intelligent, il mesurait parfaitement l’ampleur des défis auxquels il faisait face, notamment au moment de son assassinat.

Pour conclure—et nous pouvons être d’accord pour ne pas être d’accord—lorsque j’ai entendu pour la première fois l’annonce de sa mort, je n’arrivais pas à comprendre ce qui s’était passé. Pourquoi Sayed Nasrallah se trouvait-il à Dahiya [banlieue sud de Beyrouth] ? Tout le monde savait que la zone était infiltrée par des espions, et Israël l’avait bombardée la semaine précédant l’assassinat. Alors, en entendant qu’Israël avait réussi à l’éliminer à Dahiya, ma première réaction a été : « C’est impossible. » Mais lorsque la nouvelle s’est confirmée, j’ai dû réévaluer la situation et j’en suis arrivé à la conclusion suivante—et encore une fois, nous pouvons être en désaccord sur ce point :

Premièrement, en tant que chef du Hezbollah, il devait assumer ses responsabilités. Il y avait eu de graves défaillances du renseignement, et en homme de principes, il s’est senti obligé de porter la responsabilité en tant que dirigeant.

Deuxièmement, à ce stade, tous ses compagnons de lutte—ceux avec qui il avait combattu pendant des décennies—avaient déjà été assassinés.

Troisièmement, par fierté et par respect pour lui-même, il ne voulait pas donner l’image d’un lâche. Il aurait pu se réfugier dans de nombreux endroits sûrs et survivre, mais il ne voulait pas que l’on pense que sa principale préoccupation était de sauver sa peau.

C’est pourquoi, à mon avis, il a choisi de mourir en martyr.

Mais en homme fier et engagé, il n’a jamais cherché à se vanter de ce choix. C’était une décision qu’il avait prise pour lui-même et qu’il a gardée pour lui. Ce n’était pas destiné aux autres, bien qu’il ait pu en laisser transparaître quelques indices. Il ne l’a jamais affirmé ouvertement. C’était une décision profondément personnelle.

NOTES

[1] Dans une interview datant de 2008, réalisée sur une chaine TV libanaise hostile au Hezbollah, Norman Finkelstein exprimait son soutien au Hezbollah et comparait Hassan Nasrallah et Gamal Abdel Nasser en ces termes : « Nasser n’était pas sérieux. Il prononçait tous ces grands discours, cette grandiloquence, mais il n’y avait rien derrière. Chaque fois qu’il partait en guerre et disait : "Nous allons faire ceci et cela", il était vaincu. La première fois que vous avez un leader – je suis désolé, c’est un simple fait – la première fois que vous avez un leader sérieux, c’est Nasrallah. Il dit : "Nous ferons A", nous faisons A. "Nous ferons B", nous faisons B. Il n’y a pas de paroles en l’air. C’est du sérieux, et je dois respecter cela aussi. » Comparant la Résistance française avec la Résistance libanaise, il disait : « Il est vrai, comme Nasrallah l’a souligné dans l’un de ses discours, que le bilan du Hezbollah – que cela vous plaise ou non – est bien meilleur que celui des résistances en Europe. Dans le cas des "merveilleux" Français, ces Français éclairés après la Seconde Guerre mondiale, on estime qu’ils ont tué des milliers de leurs collaborateurs. Ils les ont simplement – permettez-moi – pendus et exécutés. L’autre jour, j’étais dans la prison de Khiam et j’ai rencontré quelqu’un qui y avait été détenu pendant 11 ans, dans une minuscule cellule. Il m’a dit : "Je vois mon geôlier de l’Armée du Sud-Liban. Je le vois tous les jours. Je vois l’homme qui m’a torturé – je le croise tous les jours dans la rue. Et vous savez quoi ? Il est très riche. Moi, je n’ai rien." Il m’a dit cela, et je lui ai répondu : "Vous ne voulez pas tuer ce type ? C’était votre geôlier. C’était votre tortionnaire." Et il m’a répondu : « Le Hezbollah a dit : pas de vengeance. Je ne me vengerai pas." C’est une norme morale très élevée. Le Hezbollah, dont tout le monde dit qu’il est si rétrograde – qu’ils viennent du Moyen-Âge, de l’époque féodale, vous savez, avec tous ces turbans et ces couvre-chefs – ils sont bien plus éclairés que les Français. Ils sont bien plus éclairés. Ils ne se sont pas vengés. Ces Français – Liberté, Egalité... – ils ont tué des milliers de personnes. » Lire d'autres extraits de cette interview ici.

***

Noam Chomsky : Les Etats-Unis et Israël veulent détruire le Hezbollah car il est le seul soutien réel de la Palestine

Source : Radio Open Source, 14 août 2006

Traduction et notes entre crochets Alain Marhsal

Journaliste : Noam Chomsky est, bien sûr, Professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology. Son nouveau livre s’intitule Failed States: The Abuse of Power and the Assault on Democracy [Etats défaillants : L'abus de pouvoir et l'assaut contre la démocratie]. Commençons par l’annonce du cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah au Liban. Il y a seulement deux ou trois mois, vous avez effectué votre première tournée au Liban, un voyage remarquable au cours duquel vous avez rencontré Hassan Nasrallah. Puis-je vous demander : tout le monde n’a-t-il pas perdu cette guerre ?

Noam Chomsky : Si l’on parle des populations, tout le monde perd dans la plupart des guerres. S’il s’agit des dirigeants, ceux qui déclenchent et organisent les guerres – peut-être, peut-être pas.

Journaliste : Le Liban a perdu. Le Hezbollah a été durement frappé. Israël a eu peur. Les États-Unis ont été embarrassés...

Noam Chomsky : Mais en termes de leadership, le Hezbollah a remporté une immense victoire. Il est aujourd’hui probablement le groupe le plus populaire du monde arabe. Même au Liban, où il n’est pas toujours très apprécié, son soutien est massif. Les derniers sondages à Beyrouth montrent que 87 % de la population soutient la résistance du Hezbollah à Israël, y compris 80 % des chrétiens et 80 % des druzes. Même le patriarche maronite s’est exprimé en leur faveur. Bien entendu, le gouvernement irakien aussi.

Dans le monde arabe, les tyrans au pouvoir sont opposés au Hezbollah, mais au risque de s’aliéner leurs propres populations, qui le soutiennent fortement. C’est la première force arabe à avoir tenu en échec Israël dans une guerre. Et cela signifie beaucoup.

Avant l’invasion, Rami Khouri, l’un des journalistes les plus respectés du monde arabe et un homme très avisé, rédacteur en chef du Daily Star libanais, a eu une discussion intéressante à ce sujet. Il a souligné que les gouvernements des États arabes avaient été incapables de dissuader l’agression israélienne : la confiscation des terres et des ressources, l’écrasement des Palestiniens, etc. Cela conduit naturellement à l’émergence de forces non gouvernementales qui prennent en charge la protection des populations. Parfois, ces forces deviennent militaires ou paramilitaires. C’est une situation très dangereuse, mais aussi une réaction automatique et prévisible. Le Hezbollah en est un exemple.

Journaliste : Présentez-nous Nasrallah, si vous le voulez bien. La version des faits que j’ai entendue est que vous donniez une conférence à l’Université américaine de Beyrouth et il a exprimé le souhait de rencontrer Noam Chomsky, ainsi que Walid Joumblatt, le leader druze. Parlez-nous de lui.

Noam Chomsky : De Nasrallah ou de Walid Joumblatt ?

Journaliste : Concentrez-vous sur Nasrallah.

Noam Chomsky : Eh bien, comme toujours, j’ai voulu rencontrer un large éventail de personnes et d’opinions, y compris des dirigeants, mais aussi des groupes d’activistes populaires. Parmi eux, j’ai été ravi de recevoir une invitation de Nasrallah. J’y suis allé avec deux amis, tous deux originaires de Boston et spécialistes du Liban. L’un d’eux y a d’ailleurs grandi, ce qui l’a aidé pour la traduction.

Mon impression était à peu près la même que tout ce que j’avais pu lire. Par exemple, Edward Peck, l’un des principaux spécialistes de la lutte antiterroriste sous l’administration Reagan, a récemment décrit sa propre rencontre avec Nasrallah, et son impression était très similaire à la mienne. Il a dit que Nasrallah donnait l’impression d’être très mesuré, raisonnable et pragmatique. Il réfléchit méticuleusement aux choses. Il répond aux questions de manière explicite. On peut aimer ou détester ses opinions, mais on comprend ce qu’il dit.

Illustration 3

Journaliste : Le Hezbollah mène des actions sociales, mais cherche-t-il à rayer Israël de la carte ou non ?

Noam Chomsky : Leur position officielle, que Nasrallah nous a répétée – et que je suppose exacte – est qu’ils ne considèrent pas Israël comme un État légitime. Mais c’est une opinion largement répandue dans le monde arabe. Cependant, Nasrallah a également précisé que le Hezbollah accepterait tout accord auquel les Palestiniens consentiraient.

Depuis 20 ans officiellement, et depuis bien plus longtemps de manière tacite, les Palestiniens réclament le soutien du consensus international en faveur d’un règlement à deux États sur la frontière reconnue internationalement. La Ligue arabe soutient cette position. L’Iran aussi. Et le Hezbollah, selon Nasrallah, le supportera également. Ils n’aiment pas cette idée, mais si c’est ce que veulent les Palestiniens, ils ne s’y opposeront pas.

Journaliste : Le Liban semble, rétrospectivement, avoir été une sorte de test par procuration pour une confrontation entre les États-Unis et l'Iran. Seymour Hersh écrit dans The New Yorker que l’issue du conflit au Liban a représenté un revers majeur pour ceux qui, à la Maison-Blanche, voulaient recourir à la force contre l’Iran. Selon vous, quelles sont les perspectives aujourd’hui ?

Noam Chomsky : Je ne pense pas que ce soit le cas. Je veux dire, je n’ai pas les sources de Hersh – en fait, je n’ai aucune source – mais en me basant simplement sur les informations disponibles, je pense qu'elles dressent globalement le même tableau que ses sources. Je ne crois pas que cette guerre ait été liée à l’Iran.

Du point de vue des États-Unis, l’un des objectifs était d’éliminer un éventuel moyen de dissuasion libanais contre une possible invasion de l’Iran – si jamais cela devait arriver, ce dont je doute. Le Hezbollah aurait pu attaquer Israël en représailles. Ce levier de dissuasion semble désormais avoir été neutralisé, ce qui constitue une sorte d’avantage secondaire.

Mais, selon moi, l’enjeu central ici est la Palestine. On en parle peu, mais la question fondamentale dans tout cela est que les États-Unis et Israël – qui opèrent toujours conjointement – mettent en œuvre des stratégies de longue date visant à porter le coup de grâce au nationalisme palestinien.

Gaza a été transformée en prison. En Cisjordanie, ils appliquent des projets qualifiés de « retrait », mais qui sont en réalité une annexion, un cantonnement et un enfermement. Enfermement, car Israël s’empare de la vallée du Jourdain. Cantonnement, car les projets d'infrastructures fragmentent la Cisjordanie en cantons quasi isolés, avec seulement un petit fragment de Jérusalem. Et annexion, car des terres précieuses et des ressources majeures sont simplement accaparées.

Dans le monde arabe, Gaza et la Cisjordanie sont perçues comme une entité unique. Tout le monde s’accorde sur ce point. Mais Gaza est devenue un désastre humanitaire. Le seul soutien significatif dont bénéficient les Palestiniens – que ce soit dans le monde arabe ou ailleurs – vient du Hezbollah. Dès lors, le Hezbollah doit être détruit.

Mais le Hezbollah est profondément ancré dans la société libanaise. C’est pourquoi Israël a bombardé le sud de Beyrouth – un quartier pauvre, mais dont les habitants soutiennent majoritairement le Hezbollah, comme à Nabatiyeh. [...]

Journaliste : Puis-je revenir sur la question palestinienne ? Vous dites qu'elle est au cœur du problème [...] Quelle est la probabilité [d'un accord de paix], professeur Chomsky ? Quelle est l'urgence ? Qui devrait – qui devrait être incité ou contraint à redéfinir la solution palestinienne ?

Noam Chomsky : Deux pays – les États-Unis et Israël – qui, depuis 30 ans, bloquent unilatéralement un consensus international sur une solution à deux États, avec très peu d'exceptions, et qui mettent actuellement en œuvre des programmes rendant cette solution impossible. C'est le cœur du problème, et nous avons de la chance, car ce cœur du problème se trouve ici même (aux États-Unis). Nous pouvons y remédier si nous le voulons.

Le monde arabe, il y a des années, a accepté un règlement à deux États. Les États-Unis ont opposé leur veto à une résolution du Conseil de sécurité en 1976 pour l'empêcher. La proposition de la Ligue arabe en 2002 appelait à la normalisation des relations avec Israël si ce dernier se retirait jusqu'aux frontières internationales. L'Iran l'a acceptée. Les Palestiniens l'acceptent depuis des décennies. Le Hamas a déclaré qu'il serait prêt à négocier sur cette base.

Le seul obstacle, ce sont les États-Unis et Israël – qui ne se contentent pas de le bloquer sur le plan rhétorique, mais mettent en œuvre des programmes qui rendent sa réalisation impossible.

Journaliste : Je voudrais vous poser une question que j'ai posée à au moins 100 personnes depuis le 11 septembre. Si demain, vous lisiez dans le Washington Post que les dirigeants israéliens et palestiniens avaient conclu un accord – sur Jérusalem, le droit au retour, les murs, tout – et si l'on vous assurait de manière convaincante que ce problème était réglé pour le reste de votre vie et celle de vos petits-enfants, quel pourcentage du conflit plus large autour de l'islam et du monde pensez-vous que cela apaiserait ?

Noam Chomsky : Tout d'abord, permettez-moi de dire qu'ils ont failli y parvenir. Il y a eu un moment, au cours des 30 dernières années, où les États-Unis et Israël étaient presque parvenus à un accord – c'était à Taba, en janvier 2001. Quelques jours de plus, et ils auraient probablement pu aboutir. Les négociateurs de haut niveau ont déclaré qu'Israël avait interrompu les négociations.

Bien sûr, il existe des désaccords sur la responsabilité de cet échec. Mais un point ne fait débat pour personne : (Ehud) Barak a mis fin aux négociations quatre jours plus tôt que prévu. Les deux délégations ont tenu une conférence de presse commune.

Journaliste : Vous parlez d'Israël ?

Noam Chomsky : Oui, Israël. Barak était alors Premier ministre (d'Israël).

Journaliste : Barak, pardon, oui.

Noam Chomsky : Oui. Ce n'est donc pas un sujet de controverse. Il existe également des initiatives comme l'Accord de Genève, qui est informel mais de haut niveau, et qui est assez similaire. Cet accord pourrait être mis en œuvre si les États-Unis et Israël donnaient leur accord.

Quant à savoir dans quelle mesure cela apaiserait la situation, on ne peut pas donner de chiffre précis. Mais, sans aucun doute, quiconque connaît le monde arabe sait que c'est l'un des principaux facteurs qui alimentent l'opinion publique et la radicalisation dans la région.

Ce qu'a écrit Rami Khouri est exact : l'incapacité ou le refus des États arabes de prendre des mesures concernant ce problème majeur est l'une des raisons de la montée en puissance et de la popularité des forces paramilitaires et d'autres mouvements (comme le Hezbollah). Donc, oui, cela affaiblirait ces dynamiques.

***

Les dirigeants chrétiens libanais pleurent la mort de Nasrallah : « Une légende est née »

D’éminents responsables politiques chrétiens du Liban ont publié samedi des déclarations rendant hommage au chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dont la mort a été confirmée après une attaque israélienne.

Source : Newsweek, 28 septembre 2024

Traduction Alain Marhsal

Les spéculations sur son décès ont commencé à circuler peu après une frappe massive menée par Israël vendredi, qui a détruit plusieurs bâtiments dans la banlieue sud de Beyrouth. Le Hezbollah, allié du groupe militant palestinien Hamas et soutenu par l’Iran, a confirmé sa mort samedi.

Considéré par certains comme le leader le plus charismatique d’un réseau de groupes alliés projetant l’influence de l’Iran à travers le Moyen-Orient, Nasrallah apparaissait rarement en public, mais avait acquis une aura quasi-messianique grâce à ses discours télévisés. Israël et les États-Unis classent le Hezbollah comme une organisation terroriste [l'Union européenne classe seulement la branche militaire du Hezbollah comme terroriste, le Parti de Dieu étant à la fois un groupe armé, un parti politique, un mouvement social, des médias, des associations caritatives, etc.].

Bien que le Hezbollah soit un mouvement politique et militaire chiite au Liban, certains dirigeants chrétiens du pays lui sont alliés.

Sleiman Frangieh, chef du parti politique chrétien libanais Marada et candidat soutenu par le Hezbollah à la présidence, a publié dimanche une déclaration succincte sur X, anciennement Twitter :

« Le symbole a disparu, la légende est née et la résistance continue. »

L’ancien président libanais Michel Aoun, chrétien et fondateur du Mouvement patriotique libre, parti allié du Hezbollah, a rédigé une déclaration plus longue, saluant Nasrallah comme un martyr du pays :

« Avec le martyre de Son Éminence le Secrétaire général du Hezbollah, Sayed Hassan Nasrallah, le Liban perd un leader distingué et intègre qui a mené la résistance nationale sur les chemins de la victoire et de la libération. Il était fidèle à sa promesse et loyal envers son peuple, qui lui rendait son amour, sa confiance et son engagement. »

M. Aoun a décrit Nasrallah comme « un ami honorable » et a mis en garde contre les « dangers » auxquels le Liban est confronté « en raison de l’agression israélienne en cours », appelant à l’unité nationale.

« Que Dieu accorde au grand martyr une place de choix au paradis, et que ses condoléances s’adressent à sa famille, à la résistance, à tous ses proches et à tout le Liban. »

Un pays en crise politique

Selon le système de partage du pouvoir au Liban, le président doit toujours être un chrétien maronite. Michel Aoun a été le dernier président du pays, son mandat ayant pris fin en octobre 2022. Son successeur doit être élu par le parlement libanais, mais une impasse politique prolongée a laissé le pays sans chef d’État.

Le Liban compte une proportion relativement importante de chrétiens. Un rapport du département d’État américain de 2019 estimait qu’ils représentaient plus de 32 % de la population. Historiquement, le pays était divisé plus équitablement entre les communautés chrétiennes et musulmanes, les chrétiens ayant longtemps exercé un pouvoir politique et économique significatif.

Un vide laissé par la mort de Nasrallah

Firas Maksad, directeur principal de la stratégie au Middle East Institute, a déclaré à Newsweek que la disparition de Nasrallah « laisse un grand vide et soulève de sérieuses questions quant au rôle futur de la communauté [chiite] au sein du système sectaire archaïque du Liban ».

Bien qu’étant le principal représentant de la communauté chiite dans un pays fracturé par les divisions sectaires, Nasrallah était devenu une figure nationale de premier plan après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000 [imposé par la résistance du Hezbollah], mettant fin à 18 ans d’occupation. Le Hezbollah a également consolidé sa position politique au Liban, avec une faction puissante au parlement.

« À court terme, l’armée libanaise et les leaders communautaires expérimentés du pays auront un rôle clé à jouer pour stabiliser le système et la situation sur le terrain. », a ajouté Maksad.

Le Hezbollah et Israël se sont livrés à des frappes réciproques après l’attaque menée par le Hamas contre le sud d’Israël le 7 octobre 2023, qui a précédé les bombardements de Gaza.

Nasrallah a passé ses derniers jours de plus en plus isolé, alors qu’Israël perturbait les communications du Hezbollah et éliminait une génération entière de ses commandants les plus aguerris. Aligné sur la position iranienne, il a toujours rejeté toute forme de conciliation avec Israël.

« La campagne implacable d’Israël au cours des dix derniers jours a pratiquement décimé la direction du Hezbollah, entravé sa capacité à communiquer et soulevé des doutes sur sa capacité à maintenir un commandement et un contrôle en cas de guerre majeure contre Israël », a déclaré Maksad. « Le Hezbollah vacille sous les coups qu’il a subis, ce qui pourrait encourager Netanyahou à prendre le risque d’une nouvelle escalade. »

Israël et le Hezbollah échangent des tirs nourris depuis qu'une attaque par dispositif électronique contre le Hezbollah, la semaine dernière, a fait des dizaines de morts et des milliers de blessés. Israël est largement considéré comme étant à l'origine de cette attaque [terroriste], bien qu'il n'en ait pas revendiqué la responsabilité.

« Nous avons réglé nos comptes avec celui qui est responsable du meurtre d'innombrables Israéliens et de nombreux citoyens d'autres pays, dont des centaines d'Américains et des dizaines de Français », a déclaré samedi le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, dans un communiqué concernant l'assassinat de Nasrallah [référence à l'attaque de 1983 contre les casernes des forces américaines et françaises à Beyrouth, qui avait coûté la vie à 241 militaires américains et 58 parachutistes français ; ces forces, officiellement déployées dans le cadre d'une mission de paix, avaient favorisé les intérêts d'Israël, qui occupait alors le Liban ; l'attaque n'a jamais été revendiquée].

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L'hommage de Julia Boutros, chanteuse chrétienne, au Hezbollah et à Hassan Nasrallah

Vibrant hommage d'une chanteuse chrétienne Julia Boutros au Hezbollah musulman / 28 avril 2013 © AVANGUARD

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