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Billet de blog 29 août 2025

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Du ghetto de Varsovie à Gaza : l'indignation d'une survivante des camps de la mort

Maryla Husyt Finkelstein, rescapée du ghetto de Varsovie, décrit la faim, l'horreur et la lutte désespérée des résistants juifs depuis leurs tunnels face au projet d'extermination nazi. Glorifiés après coup, ils auraient été honnis par tous ceux qui, aujourd’hui, diabolisent la Résistance palestinienne, tout en excusant les crimes contre l'humanité perpétrés par Israël à Gaza.

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Maryla Husyt Finkelstein : « La seule “faute” des Palestiniens est d’être nés sur leur propre terre… Ils sont innocents et font preuve d’une résilience extraordinaire. »

Source : normanfinkelstein.com

Traduction et notes entre crochets par Alain Marshal

Illustration 1

Maryla Husyt Finkelstein (1917-1995) a vécu plus de 4 ans au ghetto de Varsovie, avant d'être envoyée au camp de concentration de Majdanek et dans deux camps de travail forcé, avant d'être libérée par les Soviétiques. Ses paroles résonnent encore aujourd’hui.

Tous les membres de la famille de Maryla Husyt Finkelstein ont été exterminés. Après la guerre, elle témoigna lors d’une audience sur les déportations nazies aux États-Unis et au procès des gardiens de Majdanek en Allemagne.

Son mari, Zacharias Finkelstein, survécut lui aussi au ghetto de Varsovie, à Auschwitz et à la marche de la mort d’Auschwitz. Toute sa famille fut également exterminée. Maryla était la mère du professeur Norman Finkelstein, autorité mondiale sur la question palestinienne, banni des universités américaines pour son engagement.

En avril 1990, à l’occasion du 47ᵉ anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, Maryla se confia à Amy Goodman sur la radio WBAI, 99,5 FM, à New York, au sujet de ce qu’elle avait enduré. Son témoignage sur la faim, l’enfermement et le deuil face au siège nazi impitoyable évoque aujourd’hui la situation de Gaza. Sa condamnation farouche de l'instrumentalisation de l'Holocauste pour excuser les crimes commis par Israël sont plus nécessaires que jamais aujourd'hui, après la démonstration que le slogan « Plus jamais ça » n'a jamais été qu'un paravent pour justifier le génocide des Palestiniens.

Ci-dessous, la retranscription de cette interview, suivie d'une réflexion de Norman Finkelstein à son sujet au lendemain du 7 octobre, intitulée « Je crache sur tous ceux qui condamnent la révolte du camp de concentration de Gaza ».

Maryla Husyt Finkelstein : La maison où je me suis retrouvée se situait au 19, rue Niwa. Et juste en face de chez moi se trouvait le siège du Parti juif, le Parti des combattants, au 18, rue Niwa.

Je me souviens très bien de ces jeunes, et je peux décrire avec précision la maison, l’immeuble, que ces jeunes avaient détruit pour se frayer un chemin pour pouvoir fuir et attaquer les Allemands.

Je me rappelle leurs visages. Ils avaient entre 18 et 22 ans. Mais leurs visages étaient ceux de vieillards. Ils étaient si graves. Ils avaient mieux anticipé que moi.

J'étais sans cesse accaparée par la recherche de nourriture. J’avais toujours une faim terrible. Je ne vivais donc pas pleinement la situation [et manquais de recul], mais eux, ils l’avaient anticipée, ils savaient. Ils étaient bien informés des soi-disant « actions » des Allemands.

Leurs visages étaient vraiment… chacun d’eux représentait en quelque sorte l'anatomie de l’humanité. On pouvait lire sur ces visages des émotions que l’on ne voit pratiquement jamais… que l’on ne retrouve que chez une personne atteinte depuis longtemps d’un cancer : on voit les changements sur le visage, dans les yeux. J’ai donc eu l'occasion de les voir.

Dans les dernières phases, lorsque nous savions déjà que nous allions mourir, que rien ni personne ne viendrait jamais nous sauver, toute la population du ghetto se jeta dans la construction de bunkers et de cachettes.

Illustration 2

Maryla Husyt et son époux, Harry Finkelstein

Nous pouvions le faire librement la nuit, car à dix-huit heures, les Allemands quittaient déjà le ghetto. Et de toute façon, même lorsqu’ils y étaient, ils étaient peu nombreux. La terreur régnait déjà bien assez.

Mais après six heures, ils étaient partis. C’était alors que nous pouvions circuler, commencer à creuser ces bunkers ou à aménager et camoufler des cachettes. Vous ne pouvez imaginer l’ingéniosité dont nous faisions preuve.

Le « 13e » [police juive collaborationniste surnommée ainsi car ses locaux étaient au 13 rue Leszno] et le Judenrat [conseils juifs eux aussi collaborationnistes] livraient aux Allemands l’emplacement de nos cachettes.

Ils étaient en contact permanent avec les Allemands, qui les avaient mis en place. Ils constituaient l’instance chargée de traiter avec les Juifs.

Les Allemands ne se donnaient même pas la peine de nous parler. Ils entraient simplement dans les bureaux du Judenrat, donnaient leurs ordres, puis repartaient. Et c’était alors au président du Judenrat et à ses acolytes de faire le sale boulot.

À un certain moment… je ne sais pas. Je n’étais pas proche du Judenrat. Je ne veux même pas… il n’y a plus lieu aujourd’hui de faire des suppositions.

Mais les membres du Judenrat étaient eux aussi des traîtres. Ils devaient être utiles aux Allemands. Et ils dénonçaient l’emplacement des cachettes et des bunkers.

La situation devint si notoire et si insupportable que l’organisation juive adopta simplement une résolution : les tuer. Et ils furent tués, abattus en pleine rue. Qui ? Les membres du Judenrat, les traîtres, le chef de la police. Le premier exécuté fut un Juif qui travaillait pour le « 13e ».

Et lorsqu’ils l’abattirent et qu’il s’effondra au sol, l’organisation juive – celui qui l’avait tué – laissa une note près de son corps : « À un chien, un chien est mort. »

Ce dont je parle maintenant, c’est de la Gestapo et du pouvoir allemand. Ils avaient installé dans le ghetto de Varsovie des administrateurs appelés Judenrat.

J’ai ensuite mentionné le « 13e », qui constituait une entité distincte, nommée par les Allemands, et qui servait d’espions pour le gouvernement allemand. Le Judenrat représentait le pouvoir intérieur. Le « 13e » travaillait comme espion pour les Allemands, de l’extérieur du ghetto.

Et puis j’ai évoqué ceux qui tuèrent les traîtres, que j’ai appelés « l’organisation juive ». Il s’agit en fait de l’Organisation juive de combat, qui s’était constituée dans le ghetto de Varsovie lors de la dernière phase, à la troisième étape. Cette organisation juive, l’organisation de combat, était devenue un simple relais dans son action contre le « 13e ».

La police juive et le Judenrat décidèrent que quiconque serait identifié comme traître et tomberait entre leurs mains devait être exécuté.

Personne n’a jamais eu pitié d’un mort. Dans le ghetto de Varsovie, un mort était considéré comme un élu. Les gens étaient religieux et disaient que Dieu avait enfin mis fin à son supplice et à son martyre.

En ce qui concerne précisément l’exécution des traîtres, il n’y avait pas d’autre issue. Et, aussi farouchement opposée que je sois à la peine capitale – de tout mon être et avec toute mon émotion – je veux vous dire qu’il n’existait aucun autre moyen de les arrêter.

On les avait approchés. Les organisations juives les avaient exhortés [à cesser de collaborer avec les nazis]. Eh bien, il était évident que leur présence jouait contre nous.

Vous ne pouvez pas imaginer. Le prix à payer, c’était de construire un bunker. Nous n’avions que nos mains nues. Il n’y avait pas de pelles. Je n’ai rien construit. J’étais une femme. J’avais faim, j’étais émaciée. J’avais perdu ma famille un an plus tôt. Je ne pouvais pas… Je pensais à eux sans cesse. J’étais vraiment brisée.

Ma petite sœur était la seule raison pour laquelle je vivais. Et j’essayais de survivre. Beaucoup de gens ne supportaient plus cette vie et se rendaient d’eux-mêmes à la gare pour en finir.

Il n’était pas question de protection. Il n’était pas question de planification. Tout comme un cafard au milieu d’une pièce ne peut prévoir quand le poison sera pulvérisé sur lui, ni d’où viendra la lumière électrique qui l’éclairera et le fera découvrir.

Ma vie, littéralement, était celle d’un cafard : courir, courir, et me retrouver tantôt ici, tantôt là.

Ils ne devenaient pas plus forts. On pouvait les voir, jour après jour… d’une certaine façon, dans un état de plus en plus pitoyable.

À la fin, quand je les ai vus, ils étaient déjà dans les casemates. Ils n’avaient pas de vêtements. Je tiens à le dire et à le redire, car, pendant que je vous parle, certains d’entre eux se dressent encore devant mes yeux.

Vous ne pouvez pas imaginer leur gravité, leur droiture, et c’était en quelque sorte admirable en eux. Ils se déplaçaient sans adresser la parole à personne. Ils ne parlaient pas.

Ils étaient toujours occupés à quelque chose. À un certain moment, chaque fois que je sortais dans la rue et que je regardais en face, je voyais qu’ils avaient disposé des briques, détruit la façade d’une maison ou ajouté un escalier. Ils construisaient sans cesse des défenses pour eux-mêmes, afin de pouvoir attaquer et, en même temps, se replier dans la cachette.

Et dans ce bunker, j’étais là quand les Juifs organisèrent leur première défense. Deux jeunes hommes en sortirent tôt le matin, et nous savions qu’il y avait une action dehors.

© MenchOsint

Une opération de la Résistance palestinienne contre les forces d'occupation

Et la nuit, l’un d’eux revint et dit que son ami – son meilleur ami – était tombé sous les balles allemandes.

C’est ainsi que j’appris qu’il s’était passé quelque chose dehors, dans la rue. Puis, quand je sortis, une amie s’approcha de moi. Elle s’était cachée à l’endroit où avait éclaté le premier affrontement, et elle me dit que les Juifs se défendaient, qu’ils ripostaient contre la Gestapo.

Eh bien, s’ils avaient des armes, pourquoi pas ? J’appris ainsi pour la première fois qu’il y avait au moins un peu de munitions dans le ghetto.
Je veux insister sur ce que je viens de dire : il n’y avait pas de munitions, à part pour sept ou huit armes à feu dans tout le ghetto.

Oui, les Juifs fabriquaient des cocktails Molotov, et parfois ils recouraient au sabotage, incendiant des lieux où les Allemands entassaient ce qu’ils jugeaient précieux. Mais tout ce dont on parle, les choses que vous lisez dans les livres… non, ce n’était pas cela.

Le monde entier nous avait abandonnés. Je me souviens de tant d’occasions où je compris, encore et encore, que le monde – les puissances, les gouvernements qui dirigeaient le monde – avaient accepté notre extermination. Car rien n’est jamais venu de nulle part. Un sac de farine, un sac de blé, aurait même rendu notre marche vers la mort un peu moins terrible. Nous étions tellement abandonnés qu’il n’y a pas… je ne peux pas décrire. Mais ce n’est pas le moment d’en parler. Nous avons été absolument trahis.

C’était tellement absurde, car certains, dans le ghetto, pouvaient croire que le monde entier ressemblait au ghetto. Mais non, hors du ghetto, il y avait un gouvernement polonais avec des ambassadeurs – peut-être pas d’Angleterre –, il y avait les églises, le pape savait parfaitement tout, et les Américains n’étaient pas des dirigeants impuissants à cette époque.

Vous voyez, je veux expliquer pourquoi je suis un peu critique. En accordant tant de gloire à ce soulèvement, en laissant les gens raconter les munitions qu’ils possédaient, on perd la… vérité. Et la vérité, c’est que nous étions terriblement impuissants, émaciés, affamés, malades, entourés de mort, la mort dans nos familles, tout était coupé, toute résistance héroïque, tout héroïsme qu’on voudrait y voir. Non, ce n’était pas ainsi.

L’héroïsme, c’était accompagner sa sœur ou sa mère jusqu’au train, en sachant que, dans une heure ou deux, on serait mort.

Mais il n'y a rien eu de ce que vous connaissez, ces [prétendus] combats de cow-boys… non. C’était une extermination. Ce n’était pas un combat. C’était une extermination.

Lorsque vous êtes encerclé par une armée puissante comme celle de Hitler, ce ne sont pas des cow-boys, ce ne sont pas des mousquetaires : c’est [une poignée d'hommes face à] une armée parfaitement organisée, avec un objectif et les moyens de l’atteindre. Quand vous êtes pris au piège par une telle armée et que la seule chose que vous puissiez opposer, c’est votre propre corps, quelles sont vos chances… et quelle forme de défense pouvez-vous imaginer ? Il fallait survivre. Moi, j’ai survécu — par un pur hasard. Ceux qui sont morts étaient bien plus héroïques que moi. Ils étaient de bien meilleures personnes. Sans parler de leur éducation, de leur compassion… si vous aviez vu les mères.

À certains moments, en 1942, des hommes commencèrent à revenir des camps d’extermination — deux ou trois hommes. Lorsqu’ils avaient vu comment les Allemands faisaient marcher les Juifs jusqu’aux chambres à gaz, ils avaient sans doute remarqué que des trains rapportaient les vêtements des morts. Alors ils s’étaient jetés dans un de ces trains et étaient ainsi parvenus jusqu’au ghetto de Varsovie. Là, ils avaient commencé à aller de maison en maison pour nous avertir qu’il n’y avait rien qui nous attendait. Pas de travail.

Car les Allemands nous mentaient, en nous disant que nous allions ailleurs, dans un autre lieu où il y aurait du travail. Mais eux nous disaient que tout cela était un mensonge, que nous allions vers la mort, que nous allions mourir. Ils nous conseillèrent de commencer à creuser des abris. Et à aucun prix, jamais, de ne pas nous livrer aux Allemands. Ce que nous fîmes.

Entre-temps, quelques communistes — un ou deux — avaient réussi à se procurer quelques armes [inaudible]. Elles avaient été achetées à un prix exorbitant. Je le sais très bien, car mon oncle en obtint une : une minuscule arme… sans munitions. Ils avaient décidé que, lorsqu’ils seraient attaqués par les Allemands, ils en abattraient un avant d’être tués.

Et c’est cela qu’on appela plus tard un « soulèvement ». J’ai entendu parler du soulèvement polonais : c’était une résistance armée. Ici, il n’y avait pas d’armes. Ce n’était qu’un adieu — l’adieu des Juifs qui savaient qu’ils allaient mourir et qui avaient décidé de se venger.

Amy Goodman : Cela a dû surprendre les Allemands de rencontrer une résistance, aussi minime soit-elle. Comment ont-ils réagi ?

Maryla Husyt Finkelstein : Je ne peux pas parler à la place des Allemands. Mais avant tout, vous devez comprendre : ce que je vous dis, c’est mon point de vue, celui d’une vieille femme.

Je ne crois pas aux héros. Je ne crois pas aux soldats courageux. Je sais que l’instinct de vie est si profondément ancré dans l’être humain, que l’on veut tellement vivre. Alors naturellement, lorsqu’ils entendirent quelques coups de feu et virent deux soldats tomber à terre, ils s’enfuirent du ghetto. Je n’appelle pas cela de la lâcheté. Non : ils voulaient vivre. Ils avaient des familles en Allemagne. Ils avaient des enfants. Même si la vie est dure, on veut vivre.

Il n’y eut qu’une seule exception : des mères allèrent à la mort parce qu’elles tenaient leurs enfants dans les bras.

Tous les autres, nous avons tellement essayé de vivre… Il y eut des moments où tout semblait perdu. Mais nous nous battions pour la vie. Et ceux qui avaient ces armes, ils en firent usage.

Le ghetto fut bombardé dès le début, quand les Allemands arrivèrent. Du 9 au 21 septembre, Varsovie fut encerclée par les Allemands, qui donnèrent un ultimatum au bourgmestre polonais : livrer la ville. Le maire refusa. Alors ils attaquèrent pendant trois jours, et les avions lâchèrent des bombes… presque au-dessus de nos têtes, car il n’y avait aucune défense.

Voilà ma réponse à la destruction progressive de Varsovie : lorsqu’ils sont finalement entrés, il n’y avait déjà plus de murs… la ville était détruite, surtout le quartier juif. Et puis, tandis que les combats continuaient, ils détruisirent le ghetto de fond en comble. Et tout ce qui restait, c’était la misère… Vous savez, si vous vouliez du bois, il fallait briser les escaliers. Le ghetto était déjà anéanti.

Le 17 avril 1943, je me suis retrouvé dans le train de l’usine de brosses du ghetto de Varsovie, où les gens travaillaient à fabriquer des brosses pour l’armée allemande. J’étais allée là-bas pour rendre visite à des parents.

C’était dans la nuit du 17 avril. Un membre juif de l’organisation de combat, laquelle était divisée entre les trois petits ghettos, est venu chez nous et nous a dit que le ghetto était encerclé. Ils montaient la garde, ils observaient. Nous savions que les Allemands allaient venir pour « nettoyer » le ghetto. Pour l’« assainir »… des Juifs.

Il est donc venu chez nous et nous a dit que la police polonaise avait encerclé le ghetto. Les Allemands enverraient la police polonaise, puis viendraient derrière elle. L’attaque était imminente : il fallait descendre dans le bunker.

Nous y sommes descendus. Il se trouvait que c’était l’un des bunkers les plus solides du ghetto de Varsovie. Je voudrais pouvoir vous décrire comment un jeune homme de dix-huit ans avait aménagé un abri pour cinquante-trois personnes, avec de l’eau, de l’électricité, et une organisation permettant de survivre. La famille… qui avait financé le bunker comptait y rester deux ans, jusqu’à la fin de la guerre. Je me suis donc retrouvée là, dans ce bunker, avec ma sœur. J’avais aussi un petit ami.

Nous étions là depuis le 17 avril. Une nuit, j’ai entendu les combats à l’extérieur — quand était-ce ? Et une autre nuit — quand était-ce ? — un homme est descendu et est resté avec nous dans le bunker. Voilà comment se passaient les choses.

Lorsque la première phase de l’insurrection s’est calmée, les Allemands ont commencé à incendier les maisons les unes après les autres, les aspergeant d’essence avant d’y mettre le feu. L’organisation juive de combat a alors perdu son bunker et ses membres sont venus nous trouver, nous disant qu’ils nous apporteraient de la nourriture. Leur chef est venu. Je crois qu’il n’était pas juif. Il portait une arme impressionnante. On m’a dit que c’était un Mauser belge. Et il nous a adressé ces mots :

« Laissez-nous entrer. Notre bunker a brûlé. Nous vous apporterons de la nourriture. »

En d’autres termes, ils ne voulaient pas s’imposer à nous. Et c’est cela qui nous a marqués. C'était...

Tout s’est ensuite enchaîné très vite. Une nuit, un groupe d’habitants de ce secteur est descendu. Un homme s’est approché de l’évier — nous avions, vous savez, une sorte d’installation rudimentaire — et s’est lavé les mains ensanglantées. Puis il s’est tourné vers moi et m’a dit :

« Vous voyez, moi aussi, je suis déjà devenu un meurtrier. »

Il est ressorti — car ils montaient sans cesse la garde. Et là, ils ont capturé un homme qu’ils soupçonnaient d’avoir trahi le bunker.

Nous sommes restés dans le bunker pendant un mois. Tandis qu’au-dessus, les combats faisaient rage.

Exactement : du 17 avril au 13 mai. Et il a fallu deux jours pour que l’on m’envoie au camp de concentration de Majdanek.

Quand j’ai finalement été libérée, on m’a demandé si je pensais aller en Israël.

Je ne suis pas sioniste. Et surtout — j’en suis convaincue — dans l’état actuel du monde, les Juifs doivent avoir une place comme les autres, que ce soit bien ou mal. Mais, simplement pour ma tranquillité d’esprit : si tous les autres ont une terre, que les Juifs en aient une aussi. Je souligne avec force que ce que j’ai en tête n’est pas un foyer pour le corps humain.

Cela doit prendre plus de temps. Je répète ce que j’ai toujours dit : cent ans d’évolution valent mieux et sont plus nobles qu’une seule année de révolution. Pas de combats. Pas de meurtres.

Illustration 4

L'histoire se répète, hein ?

Mon cœur et ma sympathie vont au peuple palestinien.

On entend souvent des Juifs américains et certains Israéliens invoquer la Shoah comme justification ou explication des politiques menées en Cisjordanie et à Gaza.

Écoutez, je vais être très brève. Les personnes qui prétendent parler au nom du peuple juif sont simples et ignorantes. Elles n’ont aucun droit de parler de la Shoah.

Ce sont tous des menteurs, des imposteurs. S’ils avaient traversé ce que j’ai traversé — ce qu’un autre comme moi a traversé — jamais ils n’accepteraient une telle attitude sanguinaire. Ils sont téléguidés par une superpuissance, payés pour ce qu’ils font.

Il m’arrive d’assister à des réunions. Et alors, je voudrais être celle qui, pour l’amour de l’histoire, prendra la parole au nom de ceux qui s’opposent à ces politiques [de colonisation israélienne de la Palestine]. Mais on m’empêche toujours de parler. On me réduit au silence, ou on m’expulse carrément de la salle. On ne me laisse pas témoigner.

Alors maintenant, si vous m’en donnez l’occasion, je le dis : je suis… je suis farouchement opposée.

Je ne veux pas aller plus loin, comparer ce que les Juifs font en Israël aux Arabes [à ce que nous ont fait les nazis]. J’ai peur.

Laissez-moi simplement vous dire que la seule et unique « faute » du peuple palestinien, c’est d’être né sur cette terre. Je ne crois pas que cela mérite la persécution.

Ils sont innocents. Ils font preuve d’une résilience immense. Je leur souhaite, du plus profond de mon cœur, une vie paisible et heureuse.

Si je le pouvais, je les étreindrais tous dans mes bras.

***

Norman Finkelstein : « Je crache sur tous ceux qui condamnent la révolte du camp de concentration de Gaza »

Extrait d'un podcast enregistré le 8 octobre 2023, au lendemain de l'attaque du Hamas

Lire en intégralité : https://alainmarshal.org/2023/10/16/norman-finkelstein-je-crache-sur-tous-ceux-qui-condamnent-la-revolte-des-detenus-du-camp-de-concentration-de-gaza/

[...] Mes parents étaient dans le ghetto de Varsovie jusqu’au soulèvement d’avril 1943. Le soulèvement du ghetto est normalement considéré comme un chapitre héroïque, ou le seul chapitre héroïque de l’extermination nazie. À l’occasion de cet anniversaire, il y a probablement 20 ou 30 ans, Amy Goodman, de l’émission Democracy Now ! a interviewé ma mère sur le soulèvement du ghetto de Varsovie. Et ma mère était très – disons-le comme ça – elle était très sceptique quant à toutes les louanges qu’on lui adressait. Elle disait, premièrement, « Nous étions tous destinés à mourir, et il n’y avait donc pas de grand héroïsme à essayer de résister alors qu’il n’y avait pas d’autre option, que nous allions être déportés et exterminés ». Deuxièmement, elle a dit que la résistance était largement exagérée, ce qui était en fait vrai. Il s’agissait d’une résistance minuscule à l’occupation nazie de Varsovie à l’époque. J’ai donc vu Amy Goodman, dont le visage a commencé à se décomposer parce que ma mère diminuait ce qui était censé être un chapitre héroïque ou le seul chapitre héroïque de cette horrible séquence d’événements. Alors Amy lui a demandé, « Y a-t-il quelque chose de positif dans ce qui s’est passé ? » Et je me souviens que ma mère a fait un commentaire, elle a d’abord parlé de l’ingéniosité, de l’ingéniosité des combattants du ghetto de Varsovie. Elle a décrit le fait qu’ils n’avaient ni matériel ni outils. Et ils ont construit ces catacombes très complexes – ce qu’on appelait des « bunkers » dans le ghetto – à mains nues. Je me souviens qu’elle avait utilisé le mot « ingéniosité ».

Illustration 5

Norman Finkelstein en 1982, manifestant contre l'invasion du Liban par Israël : « Ce FILS de SURVIVANTS de l’insurrection du ghetto de Varsovie, d’AUSCHWITZ et de MAJDANEK ne restera PAS silencieux : NAZIS israéliens — Arrêtez l’HOLOCAUSTE au Liban !!! »

Et puis, quand j’ai vu, vu ou lu l’ingéniosité des gens du Hamas à Gaza, l’endroit le plus surveillé sur la terre de Dieu, chaque coin et recoin est sous 10 000 technologies de surveillance israéliennes différentes. Chaque recoin de Gaza est soumis à 10 000 technologies de surveillance israéliennes différentes. Et pourtant, ils ont réussi, au milieu de tout cela, à contourner toute la surveillance israélienne et à mener cette opération – je rends hommage à cette ingéniosité ! Je rends hommage à la résistance d’un peuple qui a littéralement, ou presque littéralement, trouvé un moyen de résister à ce camp de concentration qui lui est imposé ou de le surmonter.

Je me souviens de la guerre du Viêt Nam, ce chapitre horrible de notre histoire, qui a malheureusement été complètement oublié par les nouvelles générations. Je me souviens d’un historien et écrivain de gauche, I.F. Stone. Et il a dit que si quelque chose de rédempteur pouvait être lu dans cette expérience, c’était le pouvoir des Vietnamiens de résister pendant trente ans, trois décennies, à ce bombardement incessant de leur pays. Les États-Unis larguaient l’équivalent de deux bombes atomiques au Viêt Nam chaque mois. Je me souviens avoir demandé un jour au professeur Noam Chomsky : « Comment pensez-vous qu’ils ont fait cela ? » « Je ne sais pas. Je ne sais pas. » a-t-il répondu. Et c’est le même sentiment d’émerveillement que j’ai ressenti quand je me suis levé le matin, et je crois que c’est Sana qui m’a envoyé un e-mail, « Regarde les infos ». Et je ressens le même émerveillement – je suis encore totalement époustouflé – face au fait que le Hamas a trouvé un moyen de mettre à profit l’ingéniosité humaine et l’esprit de résistance, ainsi que tous les pouvoirs que chaque individu peut invoquer dans cette lutte pour la résistance pour vaincre un adversaire très redoutable ou imposer une défaite, même si elle ne s’avère pas durable, pour imposer une défaite momentanée à ces suprémacistes racistes et Übermenschen qui ne croient tout simplement pas que les Arabes sont assez intelligents, assez malins, assez ingénieux pour l’emporter.

Quant à la question des civils Israéliens et de leur mort, je ne sais pas ce qui s’est passé. J’écouterai patiemment et j’analyserai aussi équitablement que possible les preuves au fur et à mesure qu’elles seront disponibles. Je ne mettrai pas de « mais », je ne mettrai pas de « cependant », je me contenterai d’exposer les faits.

Lire La vérité sur le 7 octobre : Tsahal a déclenché la directive Hannibal (Haaretz)

Premièrement, je relisais l’autre jour La guerre civile en France de Karl Marx, qui décrit la période où les ouvriers parisiens prennent le pouvoir à Paris, forment une Commune, et où le gouvernement, le gouvernement officiel, assassine les prisonniers de guerre, les otages, et cela devient si brutal que les Communards, comme on les appelait, prennent environ 50 ou 60 otages. Le gouvernement n’a pas voulu céder, il n’a pas voulu céder, et les Communards ont tué les otages.

Karl Marx a défendu cette action. Il l’a défendue. Il a dit que « c’était une question de… Les communards étaient traités avec un tel mépris. » Les communards cherchaient un moyen de résoudre pacifiquement ce problème. Ils ont demandé que l’un de leurs chefs, Blanqui, leur soit rendu, mais le gouvernement n’a pas voulu. Vous savez, John Brown [1800-1859, abolitionniste américain qui en appela à l’insurrection armée pour abolir l’esclavage] n’avait pas un casier judiciaire vierge. Lors d’une bataille au Kansas à propos d’un endroit appelé Osawatome, il a tué des otages. C’est ce qu’il a fait. Et lorsqu’il a été pendu, il a été très difficile de trouver quelqu’un pour le défendre. En fait, j’ai récemment appris, en lisant un article de Cornel West, que l’une des rares personnes à avoir pris sa défense était Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, ce que j’ignorais. Mais il a tué des otages, il a été pendu et très peu de gens ont pris sa défense, mais très vite après, la guerre civile est arrivée. Et l’un des chants de marche de la guerre civile était « Le corps de John Brown gît dans la tombe ». Le jugement de l’histoire peut être très différent du jugement du moment.

Illustration 6

 « La Shoah s’est révélée être une arme idéologique indispensable. À travers son utilisation, l’une des puissances militaires les plus redoutables du monde, avec un horrible bilan en matière de droits humains, s’est présentée comme un État-victime, et le groupe ethnique qui a le mieux réussi aux États-Unis a également acquis le statut de victime. D’importants dividendes découlent de cette victimisation fallacieuse — en particulier, l’immunité à la critique, aussi justifiée soit-elle. » Norman Finkelstein, L'Industrie de l'Holocauste : Réflexions sur l'exploitation de la souffrance des Juifs, 2000.

Et la troisième chose que je voudrais dire, c’est qu’il est tellement consternant, ce n’est pas seulement le mépris, c’est tellement consternant, la réaction de tous ces lâches, ces carriéristes et ces ordures qui utilisent leur micro appelé Twitter pour simplement dénoncer l’attaque du Hamas. Et je me dis que j’ai lu récemment des livres sur Eugene Debs – le grand socialiste américain du début du XXe siècle – et que je les lis parce que je veux me plonger dans la candidature de M. Cornel West, et que j’ai besoin de lire sur les candidatures radicales passées qui ont eu un succès substantiel.

Et Eugene Debs est allé en prison. Nous sommes au début du siècle, en 1918. Il est emprisonné à l’âge de 63 ans. N’oubliez pas qu’à l’époque, 63 ans équivaut à environ 83 ans aujourd’hui. Les gens mouraient de mort naturelle à 63 ans. Il avait donc environ 83 ans d’aujourd’hui. Il est allé en prison parce qu’il s’opposait à la Première Guerre mondiale et parce qu’il défendait les droits, sa défense radicale des droits des travailleurs. Il est entré en prison sans crainte, bien qu’il soit maintenant clair, d’après ses lettres, qu’il était profondément déprimé et abattu. Il a été condamné à 10 ans de prison. Lorsqu’il est sorti de prison, au bout de trois ans, à sa sortie, le directeur de la prison a ouvert toutes les cellules de la prison et tous les détenus se sont précipités hors des cellules pour dire au revoir à Eugene Debs. Pour moi, c’est ça la grande tradition de la gauche. Quand je vois les Alexandria Ocasio-Cortez, les Ilhan Omar, les Bernie Sanders, quand ils « condamnent » la révolte des détenus dans le camp de concentration, quand ils disent « Israël a le droit de se défendre quand les détenus franchissent les murs du camp », je leur crache dessus. Ils me donnent la nausée. [...]

***

Pour me soutenir dans mon travail et mon combat, vous pouvez signer cette pétition demandant un soutien authentique à la Palestine, bannissant les éléments de langage de l’armée israélienne, et cette autre qui dénonce les discriminations et la répression des voix pro-palestiniennes. Vous pouvez également faire un don et vous abonner à mon blog par e-mail afin de recevoir automatiquement mes nouvelles publications. Suivez-moi également sur Twitter et Bluesky

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