Auschwitz et Gaza ou la tentation des comparaisons douteuses
Alain Policar, Chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof)
Depuis les massacres commis par le Hamas et la réponse meurtrière d’Israël, à propos de laquelle le concept de génocide est invoqué, certains observateurs procèdent à de douteuses comparaisons, allant jusqu’à affirmer que « Gaza va supplanter Auschwitz dans ce qui relève de la métaphore de la cruauté absolue ». Si la dénonciation de l’instrumentalisation de la Shoah par le gouvernement israélien est parfaitement légitime, il est en revanche inacceptable de relativiser le génocide des Juifs par les nazis. Ceux qui s’y emploient pensent-ils réellement
servir la juste revendication des Palestiniens à un Etat indépendant en suggérant que les massacres commis à Gaza (lesquels pourraient en effet relever du génocide) sont, dans l’échelle de l’horreur, de même nature que l’extermination systématique des Juifs par les nazis ?[1]
La Shoah comme instrument de compréhension des souffrances des autres
On sait, hélas, que la mémoire du passé ne suffit pas à orienter les comportements dans un sens vertueux. Néanmoins, notre tâche devrait être de faire du génocide des Juifs un schéma de compréhension, non seulement d’autres événements passés mais aussi d’événements présents ou récents, et ainsi, de pressentir des configurations naissantes. Dans cette perspective, ce génocide doit être analysé non comme un instrument d’occultation, de mise à part, mais comme la matrice de compréhension de la souffrance des autres. Ce projet suppose le refus de l’incommensurabilité comme de l’uniformité. En d’autres termes, refuser la thèse d’une irréductibilité singulière, sans pour autant renoncer à rechercher les spécificités.
Il ne revient pas au même, en effet, « de dire qu’Auschwitz est un fait singulier et unique (le point de vue exclusif) ou qu’Auschwitz est un fait possédant des caractéristiques singulières ou uniques (le point de vue inclusif) »[2]. Sa singularité réside dans la conjonction de nombreux éléments que l’on peut, un à un, retrouver dans d’autres massacres de masse : « La déportation a précédé et accompagné le génocide des Arméniens et la destruction des koulaks ; les unités mobiles de tuerie ont trouvé leurs précurseurs dans l’empire ottoman et leurs épigones au Rwanda et en Bosnie ; le système des camps conçus comme lieux d’extermination par le travail trouve un parallèle dans le goulag et une prolongation dans le Cambodge de Pol Pot ; le marquage des victimes, signe de leur dégradation du statut d’individus à celui d’êtres anonymes et dépersonnalisés, a été d’abord expérimenté chez les esclaves africains déportés vers le Nouveau Monde »[3]. On ajoutera à ces éléments, la négation du crime, consubstantielle à celui-ci[4]. Le génocide des Juifs, beaucoup plus qu’un événement sans précédent, constitue donc une synthèse unique de différents éléments que l’on trouve dans d’autres crimes ou génocides.
Examiner le crime du point de vue des bourreaux
La recherche de la singularité doit également tenir compte du caractère extrême et systématisé de l'idéologie raciale nazie de destruction ainsi que du caractère continental et « moderne-industriel » du génocide. Dans le cas des Arméniens, des Tutsi ou encore des Herero et des Nama, etc., il s'agit de génocides « locaux » et non d’une entreprise de grande ampleur, laquelle ne peut s’expliquer que par la longue histoire de l’antisémitisme.
Cette différence apparaît plus clairement si l’on examine le crime du point de vue des bourreaux. L’hypothèse à privilégier peut s’énoncer simplement : c’est pour eux-mêmes que les nazis ont exterminé les Juifs et non à cause de ce qu’étaient leurs victimes. La logique, ici, n’est pas économique, mais politique (et fantasmatique). Nous saisissons une dimension essentielle de l’antisémitisme nazi : ses victimes paient le « crime d’être né », leur seule naissance empêchant le bourreau d’être ce qu’il veut être. C’est pourquoi les nazis ne purent se contenter (si l’on ose dire) de massacrer et durent exterminer. L’extermination fut, pour eux, une libération, une rédemption[5].
Mais tous les antisémitismes n’obéissent pas à ce schéma. Les formes ordinaires n’ont pas le génocide comme issue nécessaire. Dès lors, l’hypothèse d’une structure élémentaire du racisme, fondée sur la hantise du métissage, sans nier les caractères singuliers de chaque racisme, fournit une matrice explicative qui nous semble heuristique. Elle donne en outre du crédit à l’idée d’un combat antiraciste fait de causes communes plutôt que de révoltes singulières.
[1] La définition du génocide que nous privilégions est celle de Bernard Bruneteau ; « Destruction de masse planifiée de groupes sans défense, ciblés sur des critères le plus souvent racialisants définis unilatéralement par une autorité politico-idéologique ». Si cette définition s’imposait, elle permettrait un significatif progrès aussi bien dans la prévention que dans la répression. Voir Bernard Bruneteau, Génocides. Usages et mésusages d’un concept, CNRS Editions, 2019.
[2] Vincent Engel, Pourquoi parler d’Auschwitz ?, Les Éperonniers, 1992, p. 55.
[3] Enzo Traverso, « La singularité d'Auschwitz. Hypothèses, problèmes et dérives de la recherche historique », in Catherine Coquio (dir.), Parler des camps, penser les génocides, Albin Michel, 1999, p. 128-140.
[4] Voir la mise au point d’Albert Herszkowicz : https://www.memorial98.org/2016/04/la-memoire-des-genocides-nourrit-nos-combats.html
[5] Saül Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, Seuil, 1997.