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Billet de blog 20 janvier 2024

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Misère de l'anti-« wokisme »

Chaque jour, un nouvel ouvrage, un dossier de magazine, une mise en garde de personnalités politiques ou médiatiques se consacrent à dénoncer le « wokisme ». L’heure serait grave : il faudrait avoir le « courage de la dissidence » et sauver l’esprit français, résister à la contamination, faire front devant une nouvelle religion sans avenir qui nous conduit inexorablement au totalitarisme

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Misère de l’anti-« wokisme »

Chaque jour, un nouvel ouvrage, un dossier de magazine, une mise en garde de personnalités politiques ou médiatiques se consacrent à dénoncer le « wokisme ». L’heure serait grave : il faudrait avoir le « courage de la dissidence » et sauver l’esprit français, résister à la contamination, faire front devant une nouvelle religion sans avenir qui nous conduit inexorablement au totalitarisme. L’ennemi est à nos portes et il serait crucial de le reconnaître sous les oripeaux derrière lesquels il se dissimule : transactivisme prosélyte, décolonialisme déculpabilisateur, intersectionnalité victimisante, mais aussi, les ruses du « wokisme » étant légion, diversité, inclusivité, équité et antiracisme. Comment ne pas s’y laisser prendre ?

Vous pensez sans doute que j’exagère et que tout universitaire sait éviter les excès et les jugements passionnels. Pourtant, l’énumération du paragraphe précédent n’est pas le produit d’une synthèse que j’aurais moi-même élaborée : elle est, très exactement, la reproduction de ce que Nathalie Heinich écrit dans un article de la revue Telos du 28 décembre 2023. Ses propos sont examinés ici à titre d’exemple : nous aurions pu en choisir quantité d’autres. Nombreux, en effet, sont ceux qui pensent urgent d’alerter nos concitoyens sur les dangers mortels auxquels les libertés académiques sont exposées, sans, semble-t-il, se soucier des périls, pour la démocratie, du triomphe intellectuel et politique de l’extrême droite. Néanmoins, l’autrice manifeste une constance dans l’opprobre qui la rend singulière. De surcroît, à travers livre, articles, tribunes, elle parvient à synthétiser à peu près tout ce qui est reproché au « wokisme ».

L’anti-« wokisme » ou comment ne pas culpabiliser les hommes

Tout d’abord, elle propose à ceux qui douteraient de son existence, un argument « épistémologique » imparable : il existe, notamment parce qu’il dit… ne pas exister. Il procéderait ainsi, écrit-elle, de la même façon que la mafia, dont l’influence mortifère serait d’autant plus grande qu’elle tend à passer pour une invention journalistique. Comparaison tout aussi outrancière qu’étrange : on sait l’importance de la fierté d’appartenance à la famille mafieuse alors que nul, en effet, ne se revendique du « wokisme ».

Sous prétexte d’alerter contre ce qu’elle nomme « confusion sémantique », son propos l’entretient soigneusement. A partir du constat d’une incontestable réalité (la nécessité d’être woke, c’est-à-dire éveillé, appartient à l’histoire longue de la mobilisation politique), on en déduit l’existence d’un mouvement homogène, baptisé « wokisme », chargé de propager l’idéologie woke. L’hétéro-désignation de l’ennemi est certes un processus courant. Au XVIe siècle, les catholiques, pour les discréditer, ont nommé protestants ceux qui remettaient en cause leur foi. Le mot a aujourd’hui perdu toute connotation négative. Il est douteux que « wokiste » connaisse un pareil sort, dans la mesure où existe déjà un terme, wokeness, qui correspond positivement à l’éveil contre les injustices en tant que dynamique inhérente au fonctionnement démocratique.

Très éloignée de ce constat, N. Heinich décrit le « wokisme » comme l’alliance de l’obscurantisme et de l’irrationalisme contre les Lumières, mais aussi de ce qu’elle nomme le « néo-féminisme inquisiteur » (lequel n’a, dit-elle, rien à voir avec sa déclinaison universaliste d’autrefois qu’il est urgent de défendre contre les usurpatrices d’aujourd’hui). Passons sur le qualificatif dépréciatif et la fragilité de l’opposition : N. Heinich a théorisé, pour justifier ce ton pamphlétaire, la distinction entre le registre savant et celui de l’opinion.

Il est impératif, écrit-elle, de distinguer rigoureusement entre le viol et les violences sexistes et sexuelles car, dans le cas contraire, la spécificité du viol serait niée par l’amalgame de phénomènes sans rapport les uns avec les autres. L’argument n’est pas sans cohérence. Ce qui inquiète est son mode de justification : « L’abus du terme “viol” pour mieux victimiser les femmes et culpabiliser les hommes n’est rien d’autre qu’une insulte aux femmes violées ». Abus du terme « viol » ? Cela signifie-t-il que les femmes (98% des violences sexuelles sont commises par des hommes) se complairaient dans ce que certains nomment « postures victimaires » ? Autrement dit, invoqueraient le viol pour en tirer profit (de 2 à 8% des accusations sont infondées !) ? J’interprète ? Lisons N. Heinich : recourir à la dénomination de « viol » serait « une excellente façon de gagner beaucoup d’argent sur le dos des contribuables pour les officines créées afin de proposer les “formations aux VSS” imposées par l’Union européenne ». On a beau lire et relire, l’accent est mis, non sur la blessure, l’humiliation mais la dimension économique du phénomène, soit la rentabilité que certains (certaines ?) en retirent !

La logique du raisonnement se perçoit mieux lorsque nous sommes mis en garde contre le risque (politiquement correct ?) de « culpabiliser les hommes ».  Ce danger vient du fait qu’il leur serait abusivement reproché de « toucher ou de solliciter les femmes contre leur gré » ! Traduisons : ce n’est pas le viol (et sa quasi-totale impunité) qui doit alerter mais le présent régime de culpabilisation des hommes. Cette « thèse » de N. Heinich illustre ce qu’Iris Brey a opportunément nommé « culture du viol », constituée par des « stéréotypes selon lesquels les femmes ont envie d’être violentées », que « leur consentement ne compte pas », puisque « leurs corps sont à la disposition des hommes »[1].

Naturalisation de la domination et mépris des dominés

Si nous avons insisté sur cet aspect du texte de N. Heinich, c’est parce que nous pensons que l’anti-« wokisme » montre ici son véritable visage et son unité fondamentale, fondés autant sur la naturalisation de la domination que sur le mépris des dominés. Car, qu’il s’agisse de décolonialisme (dont il est, soit dit en passant, fort difficile de dire qu’il est « wokiste ») ou d’intersectionnalité, la seule préoccupation de l’anti-« wokisme » militant est d’en dénoncer les excès, jusqu’à ne voir qu’eux, sans jamais s’interroger sur ce que ces approches théoriques à nous dire.

C’est ainsi négliger que, par la critique de l’eurocentrisme, la pensée décoloniale instaure un lieu épistémique nouveau. En nous invitant à prendre en considération le potentiel émancipateur de traditions de pensée considérées comme périphériques, elle permet d’accepter un point de vue critique sur la manière dont nous décrivons et analysons le monde. Que certains des auteurs de cette mouvance en viennent à sacrifier l’universalisme, ce qu’il est légitime de leur reprocher, n’invalident pas la critique de l’eurocentrisme en elle-même.

Cette attitude devrait prévaloir pour le jugement porté sur la théorie intersectionnelle. Présentée par certains auteurs comme la colonne vertébrale du « wokisme », elle est en réalité le sésame qui ouvre à la compréhension de la compatibilité des combats pour l’émancipation. On oublie souvent que si sa formulation théorique récente vient bien des États-Unis, on trouve, avec la différence des contextes, le même type d’analyses chez des autrices françaises anticolonialistes, telles Jane et Paulette Nardal, Suzanne Césaire ou Roberte Horth, qui développent une pensée intersectionnelle avant la lettre en mettant en mots la condition des femmes noires, tout particulièrement dans le Paris de l’entre-deux-guerres. Cette origine, rarement mentionnée, montre que la notion se construit dans les luttes des groupes opprimés pour analyser leur situation, rendre visibles les rouages de leur oppression et élaborer un projet de justice sociale fondé sur une analyse plus complète, et plus complexe[2], de la société. Loin de constituer un indice de la montée des identitarismes, elle dénaturalise des identités et des rapports sociaux tenus pour « naturels » et, à ce titre, conçus comme légitimes. 

Une critique argumentée pourrait cependant regretter qu’au fur et à mesure de son institutionnalisation académique, elle ait accordé une trop grande attention aux questions de genre et de race, au risque de ne plus remplir le rôle qui lui était assigné : être un instrument de dévoilement des rapports d’exploitation. Mais ce n’est évidemment pas ce type de critique que privilégie l’anti-« wokisme ».

Antisémitisme, antisionisme et islamophobie

Reste le sujet le plus passionnel : la suspicion d’antisémitisme, laquelle disqualifierait les mouvements qui font l’objet de la critique anti-« wokiste ». Il faut, sur ce point, être tout à fait clair : il n’est pas question de nier la montée, bien réelle, d’un antisémitisme de gauche, dont la pensée décoloniale ne saurait être exemptée. Mais ce phénomène préoccupant n’a pas grand-chose à voir avec le supposé « wokisme ».

Si la revendication d’antisionisme peut être le masque de l’antisémitisme, cette réalité ne saurait suffire à déligitimer la critique de la politique des gouvernements israéliens. D’ailleurs, un usage plus rigoureux des concepts serait bienvenu. En toute rigueur, le concept d’antisionisme n’est plus adapté à la situation présente. On pouvait l’utiliser (ce que firent les bundistes et les assimiliationnistes), avant que le sionisme ne se réalise par la création de l’Etat d’Israël, mais aujourd’hui, face à la politique de cet Etat, on a le droit d’être critique (et le concept d’antisionisme est alors inadéquat) ou bien, redisons-le, si la critique met en question le droit à l’existence d’Israël (alors que les crimes de Staline ou ceux de Poutine ne conduisent pas à contester celui de la Russie, pas plus que ceux d’Hitler n’ont mis en cause celui de l’Allemagne), on est clairement antisémite.

Condamner le néo-féminisme, la pensée décoloniale, la théorie intersectionnelle, la théorie critique de la race, parce que, parmi ses militants, il y aurait des antisémites, devrait conduire, en toute cohérence, à invalider bon nombre de mouvements politiques : le sionisme parce que certains de  ses partisans ont été des terroristes, la résistance française à l’occupation nazie parce que l’épuration fut parfois déni de justice, la République parce qu’elle a, à ses débuts, coupé plus de têtes qu’il n’en aurait fallu, etc. Devrait-on déduire du fait que de nombreux fidèles de la droite évangélique sont à la fois sionistes et antisémites que le sionisme est antisémite ? Comme chacun sait, c’est dur d’être aimé par des cons.  

Si nous insistons sur l’antisémitisme, c’est aussi parce que l’un des arguments les plus souvent invoqués par l’anti-« wokisme » concerne l’idée qu’il serait désormais essentiellement arabo-musulman. Cette hypothèse, au lieu de procéder au nécessaire travail d’historicisation, suggère que l’antisémitisme fait partie de l’essence de l’islam et/ou de l’être arabe. Il serait évidemment irresponsable de ne pas tenir compte de l’antisémitisme virulent porté par le djihadisme et auquel de jeunes musulmans sont parfois (souvent ?) sensibles. Cette triste réalité ne doit néanmoins pas conduire à oublier que les stéréotypes judéophobes s’accompagnent généralement d’une image négative de l’islam et, plus généralement, nourrissent des opinions hostiles aux minorités, quelles qu’elles soient. Partout où le nationalisme progresse, que l’immigration arabe ou musulmane soit ou non présente, la haine des Juifs est réactivée et emprunte des chemins balisés.

Faut-il encore préciser que l’énorme majorité de ceux qui luttent contre les injustices (les supposés « wokistes ») éprouve un profond dégoût pour l’islamisme ? Et l’usage du concept d’islamophobie, très généralement contesté par l’anti-« wokisme », n’a nullement pour fonction d’euphémiser ce dégoût. L’indigne soupçon de complicité avec l’islamisme ne devrait cependant pas dispenser ceux qui le propagent d’une connaissance minimale de son origine et de ses fonctions :  le concept d’islamophobie n’a pas été, comme l’affirme N. Heinich dans le texte de Telos, inventé par les Frères musulmans (qui l’auraient utilisé pour « disqualifier toute critique de l’islamisme »). Mais, dans un premier temps, par les administrateurs et ethnologues spécialisés dans les études de l’islam ouest-africain (Alain Quellien, Maurice Delafosse et Paul Marty) qui l’utilisent, dès 1910, pour désigner un préjugé, répandu dans l’Occident chrétien. Ainsi, Maurice Delafosse dénonce « l’islamophobie féroce » de l’abbé Henry, auteur d’un ouvrage sur la tribu Bambara. Quant à la réactualisation de ce terme, elle date de 1979 lors de la révolution iranienne, les mollahs souhaitant faire passer pour islamophobes les femmes iraniennes qui refusaient de porter le voile[3]. Confondre ainsi les mollahs chiites d’Iran et les Frères musulmans, sunnites, dont l’origine (1928) est égyptienne, ne manque pas de surprendre. L’idéologie commence dès que l’on sort de son domaine de compétence légitime.

Bref, en matière de confusion, notamment sémantique, l’offensive anti-« wokiste » ne se montre guère scrupuleuse. Mais son objectif, sous couvert de combat contre les atteintes aux libertés d’expression et de création (fondamental, n’en doutons pas), est de réactiver le nationalisme, tout particulièrement sous sa forme souverainiste. Dans cette perspective, l’anti-« wokisme » se montre indifférent aux dangers que la logique du soupçon fait courir à l’unité nationale, unité dont il se veut pourtant l’ultime garant.

[1] Iris Brey, « L’affaire Depardieu et la banalisation de la culture du viol », Le Monde, 6 janvier 2024.

[2] Il est nécessaire d’insister sur cette dimension, qu’exprime le terme de complexion, préconisé par Chantal Jaquet, pour définir « ces fils multiples qui déterminent la trame de notre existence, et qu’il faut rendre compatibles et cohérents entre eux », « Toutes les existences sont déterminées, mais ce déterminisme n’est pas la négation de la liberté », Philomag, 11 février 2022.

[3] Voir le livre d’Isabelle Kersimon et Jean-Christophe Moreau, Islamophobie. La contre-enquête, Paris, Plein Jour, 2014.

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