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Billet de blog 24 mai 2023

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L’anti-wokisme : de gauche, vraiment ? Réponse à Nathalie Heinich

Dans un récent article de Libération, Nathalie Heinich dit défendre un « anti-wokisme » de gauche. Ce texte se propose d'examiner la légitimité de cette revendication. Tout en s'interrogeant sur la consistance du concept de « wokisme », Il conclut que l'on doit rejeter pareille prétention.

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Dans sa croisade anti-wokiste, Nathalie Heinich (dans un article de Libération du 19 mai dernier en réponse à la très juste critique de Simon Blin[1]) emprunte à l’image de l’épouvantail, soit à « la stratégie d’argumentation fallacieuse de l’homme de paille, qui consiste à créer un avatar déformé d’un individu ou d’un groupe d’individus, puis de mettre en scène le combat contre cet avatar »[2].

En l’espèce, les wokistes ne sont pas définis par ce qu’ils sont mais par ce qu’ils sont supposés être. C’est commode, d’autant que, dans le champ intellectuel hexagonal, nul ne se revendique du wokisme. Dès lors, pour deviner qui est visé par N. Heinich, il faut se contenter de quelques indices.

Les wokistes seraient ainsi les représentants d’un « pseudo-progressisme, ennemi de ces valeurs humanistes que sont l’universalisme républicain, la laïcité et la liberté d’expression ». Excusez du peu ! Mais il faut bien justifier l’accusation principale : la « dimension totalitaire ». Bien entendu, N. Heinich sait ce qu’est le totalitarisme, aussi parle-t-elle d’un « totalitarisme d’atmosphère », à l’instar d’un Gilles Kepel et de son « djihadisme d’atmosphère ». L’imprécision du concept est un excellent moyen d’en éviter la réfutation.

De l’usage de la panique morale

La relative nouveauté de l’argumentation de l’autrice tient à sa revendication : c’est à gauche qu’elle se situe. Elle évoque par conséquent son refus de « nier la réalité des injustices, des inégalités et des discriminations de tous ordres ni la nécessité de les combattre ».

Mais n’est-ce pas très précisément ce qui oriente la pensée woke ? Car si le wokisme est une invention de nature à instaurer un climat de panique morale, la wokeness doit être comprise comme une dynamique inhérente à la démocratie et, au-delà, l’indice des manquements de celle-ci à ses principes fondamentaux. N. Heinich, en insistant sur le combat contre les discriminations, serait-elle, comme M. Jourdain ignorant qu’il fait de la prose, une militante woke ?[3]

Afin d’éloigner ce possible soupçon, la cancel culture, qualifiée de « censure sauvage », et dont les wokistes seraient d’ardents partisans, porterait atteinte à la liberté de penser et à la rationalité. Il est pourtant parfaitement conciliable de dénoncer certains dysfonctionnements, dont la société s’accommode si souvent, et de refuser fermement les atteintes à la liberté de création d’où qu’elles viennent.  

N. Heinich ne décrit pas la réalité : ses adversaires doivent correspondre à l’épouvantail qu’elle construit. C’est pourquoi le supposé wokisme réunit, dans l’imaginaire de ses contempteurs, des courants de recherche qui n’ont strictement rien à voir entre eux. Comme le note Jean-Yves Pranchère, dans la préface de l’excellent ouvrage d’Isabelle Kersimon[4], on est plus proche ici de la chimère complotiste que de l’outil d’analyse.

On peut donc, sans se soucier des faits, définir les wokistes comme des ennemis de l’universalisme républicain et de la laïcité, acharnés à combattre les fondements mêmes de notre démocratie et propagateurs d’un « communautarisme emprunté à la culture politique anglo-saxonne, donc par définition anti-universaliste ».

Passons sur l’absence de définition de communautarisme (un autre mot dont la fonction est principalement de délégitimer l’adversaire[5]), nous avons là un exemple de mise en place d’une panique morale, pratique répandue des milieux conservateurs et/ou réactionnaires visant à désigner, à l’intérieur du corps social, des responsables (en l’espèce, les wokistes) des atteintes à la tradition nationale ou à l’ordre naturel, par exemple le mariage pour tous, la PMA pour toutes ou encore les mécanismes d’action compensatoire, généralement (mal) désignés par l’expression de discrimination positive.

L’universalisme : un concept essentiellement contesté

N. Heinich serait donc universaliste et ses adversaires n’auraient aucune légitimité à s’en réclamer. Ignorerait-elle que l’universalisme fait partie de ce que l’on définit comme des concepts essentiellement contestés[6] ? Cela signifie qu’il est sujet à interprétation. N. Heinich adhère à la version française classique, dans laquelle l’Etat joue un rôle majeur dans la promotion de la liberté comme autonomie rationnelle, ce qui implique de lutter contre les croyances jugées incompatibles avec cette conception de la liberté.

Ce républicanisme classique considère, par exemple, que la loi de 2004, interdisant les signes religieux ostensibles à l’école, répond parfaitement à l’objectif d’auto-émancipation des jeunes filles. À l’opposé, le républicanisme tolérant, favorable à une laïcité de reconnaissance, s’oppose à cette loi, décrite comme coercitive, et contredisant, selon ce républicanisme-là, l’objectif d’auto-émancipation. Il dénonce, en outre, les supposées tendances scientistes et antireligieuses de la laïcité.

Le républicanisme critique (au sens où il se veut en mesure d’inclure dans la compréhension qu’il a de lui-même les outils d’analyse de ses dérives ou de ses illusions) se distingue tout autant de l’un que de l’autre. S’il combat des situations où l’agentivité sociale est limitée (et c’est le cas dans les communautés où les femmes sont infériorisées), il accepte que l’on puisse renoncer de façon autonome à exercer son autonomie dans la sphère privée.

Cela implique de concevoir l’autonomie individuelle non comme une fin en soi mais comme un outil, c’est-à-dire comme une des ressources essentielles à la non-domination. Dans cette perspective, si tous les élèves doivent recevoir une éducation à l’autonomie, on ne peut postuler a priori que le port d’un signe particulier est, en tant que tel, le signifiant d’un statut d’hétéronomie et de domination.

Faire comme si ses débats n’avaient aucune légitimité, n’est-ce pas vouloir annuler un pan entier de la pensée politique ? Il est surprenant que les « anti-wokistes » revendiqués adhèrent, au moins implicitement, à cette stratégie éradicatrice.

Méfions-nous de l’épouvantail. Ce que l'accusation d'islamogauchisme a échoué à réaliser car, bien qu'ambiguë, elle identifiait un ennemi, celle de wokisme, qui ne désigne personne et soupçonne chacun, est en mesure de réussir à le faire : installer un climat de guerre civile, lequel, à terme, pourra justifier des mesures de restriction des libertés. L’anti-wokisme, qui fait peser une grave menace sur la démocratie, ne saurait être de gauche.

Alain Policar, Politiste, Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Membre, depuis le 14 avril 2023, du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République

Dernier livre paru : La haine de l’antiracisme. Conversation avec Régis Meyran, Textuel, mars 2023.

[1] Simon Blin, « L’anti-“wokisme” : un inépuisable filon éditorial », Libération, 11 mai 2023. Critique du livre de N. Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023.

[2] Albin Wagener, « L’invention du wokisme (ou la République du jambon-beurre », Dièses, 11 octobre 2021. https://dieses.fr/linvention-du-wokisme-ou-la-republique-du-jambon-beurre

[3] Si nous adoptions un principe de charité qui reconnaîtrait la sincérité de l’autrice, ce serait une évolution notable : chez les anti-wokistes, les discriminations sont en effet le plus souvent réduites à des postures victimaires. Ce qui, soit dit en passant, n’empêche nullement la mobilisation de cette thématique de la victimisation lorsque ceux qui exercent le pouvoir médiatique et occupent des positions de pouvoir au sein de l’université se disent victimes de la persécution qu’exerceraient les wokistes, persécution qui les empêcherait de mener à bien leurs recherches, faute de financements, l’argent public étant supposé réservé aux « déconstructeurs » de l’histoire nationale.

[4] Isabelle Kersimon, Les mots de la haine. Glossaire des mots de l’extrême droite, Rue de Seine, 2023.

[5] Je me permets de renvoyer à Alain Policar, « Honnir la communauté ? », AOC, 30 octobre 2018. https://aoc.media/analyse/2018/10/30/honnir-la-communaute/

[6] Cette notion a été introduite en 1956 par le philosophe écossais Walter Bryce Gallie (1912-1998) dans « Essentially contested Concepts » (traduction française dans Philosophie, no 122, été 2014, p. 9-33), pour évoquer des concepts, comme démocratie, justice sociale ou encore œuvre d’art, ayant pour propriété essentielle d'impliquer structurellement des conflits interminables concernant les modalités légitimes de leur utilisation.

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