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Billet de blog 20 novembre 2022

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"Pas de Mafia corse". A défaut, la CDC reconnait une « dérive mafieuse »

La séance de l’Assemblée de Corse, consacrée à la Mafia, attendue depuis des mois, s’est finalement tenue, fait remarquable, sans heurts majeurs. Comme prévu, il n’y a pas eu de surprises. Les élus se sont exprimés, de manière convenue. La session fut cathartique, les coups furent retenus. L’État en a pris pour son grade, le plus élevé, car lui seul peut réellement régler le problème.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 18 Novembre 2022, la Collectivité De Corse (CDC) tenait une session extraordinaire « consacrée aux dérives mafieuses » L’intitulé n’est pas anodin, nous aborderons ce choix sémantique. Cette session fait suite à plusieurs demandes, en ce sens, formulées par deux collectifs insulaires qui se sont fixé comme tâche de « lutter contre la Mafia ». Ces deux collectifs ont été créés après l’assassinat du gérant d’une paillote sur la commune de Cargèse, en Septembre 2019.

Ces deux associations sont Maffia No' A vita iè et le collectif Massimu Susini.

Il y a une dizaine d’années,  l’Assemblée de Corse avait déjà planché sur le thème de la « violence », à l’époque le mot Mafia n’était pas à l’ordre du jour.

Le 18 Novembre,  l’Exécutif a choisi la formule «dérives mafieuses », le choix du mot Mafia étant loin de faire l’unanimité. Surtout que les collectifs demandent la transcription, dans le droit français, des principales lois anti-mafia en vigueur en Italie.  Cette proposition n’est pas partagée par la majorité des élus de la CDC. Dans l’esprit de quelques élus et au-delà, chez une grande partie des observateurs, le débat sémantique est fondamental. Reconnaître l’existence d’une Mafia en Corse  -donc en France- c’est mécaniquement ouvrir la voie à une législation « à l’italienne ». Ce scénario est fortement critiqué par les représentants insulaires de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) qui estime que l’usage de nouveaux moyens juridiques représente « un risque pour les libertés publiques ».

Mais il n’y a pas que la dimension sémantique. Reconnaître la présence d’une mafia, c’est admettre que des élus puissent faire partie du « tour de table mafieux ». Il paraît difficile à une assemblée élue de franchir un tel pas. Aucun élu n’a réellement défendu l’idée de l’existence d’une Mafia corse.

Avant de détailler le débat, il faut rappeler que le groupe nationaliste Fà populu inseme possède la majorité absolue, avec 32 sièges sur 63. L’opposition est constituée par trois autres groupes : deux nationalistes : Avanzemu (8) et Core in Fronte (6) et un de droite : Un soffiu Novu (17). L’Exécutif est issu du groupe majoritaire.

Un débat cathartique 

Illustration 1

Julia Tiberi s’exprime pour Avanzemu : « notre groupe n’est pas convaincu de la création d’une nouvelle législation ».

Pour Paul-Félix Benedetti de Core in Fronte, « Le mécanisme ne peut-être contré que par un processus politique, il est illusoire de croire que cela passe par des solutions juridiques ».

Plusieurs intervenants feront remarquer que l’appel à l’État, pour renforcer la répression, posait au moins deux problèmes : une contradiction entre les idées nationalistes et le risque que le durcissement de la législation soit utilisé pour combattre ces mêmes nationalistes. Nous reviendrons sur ces contradictions entre appel à l’État et rejet de ce dernier, dans un prochain article sur le thème « criminalité et nationalisme ».

Pour Un soffiu Novu (droite), l’orateur Jean-Martin Mondoloni est formel : « je n’irai pas jusqu’à dire qu’il y a une mafia, mais des caractéristiques mafieuses (…) ».

Sur ce thème de la législation, aucun des élus de la CDC n’a semblé partager l’analyse de la chercheuse,  spécialiste des mafias, interviewée dans  Corse Matin le jour même. À la question de la pertinence de l’alignement de la législation française sur l’italienne, Clotilde Champeyrache répond sans hésiter : « Oui. La législation est un sujet essentiel car c’est elle qui permet de bloquer l’expansion des organisations criminelles en les cantonnant à la sphère des activités illégales ou en contrariant leur emprise sur la sphère sociale et sur l’économie légale ».  

Illustration 2

 Dans le débat, la Droite fait entendre un bémol de taille : « lorsqu’on a légitimé des meurtres, le racket  -sous la forme de l’impôt révolutionnaire- des plasticages, on a créé les conditions de la violence (…) ».

Mouvement d’humeur dans tous les groupes nationalistes, visés. Pour Josepha Giacometti, non inscrite et membre du mouvement Corsica Libera (indépendantistes) : « je ne peux pas laisser dire que la violence politique est à la racine de la violence dite mafieuse ».

Fidèle à sa réputation « d’apaiseur », le Pdt du Conseil Exécutif résume ainsi les débats : il dit sentir « une incompréhension sur les positions de la Droite », observe « une volonté de concrétiser » et regrette, en s’adressant de nouveau à la Droite « Il aurait été mieux qu’il y ait unanimité ».

Les deux résolutions mises au vote, l’une soutenue par les trois groupes nationalistes et l’autre par la Droite, se ressemblent… presque. La grosse différence, à Droite,  est la phrase : « Condamnent  à ce titre les dérives caractérisées par des attributs de type mafieux, qui trouvent leurs racines dans les différentes formes de violence, parmi lesquelles la violence politique ». Les nationalistes font front, la résolution de Droite est rejetée. La résolution adoptée préconise une méthode : « un cycle de travail de cinq mois, associant la CDC, les communes et les « forces vives ».Et surtout, le terme « dérive mafieuse » est acté, à défaut du terme Mafia. Du côté des collectifs, Leo Battesti (Maffia no’ a vita iè) se montre mitigé : « Nous étions frustrés lors des débats, nous sommes allés au fond des choses en commission ». Le porte parole du collectif Massimu Susini, Jean-Toussaint Plasenzotti, voit le verre à moitié plein :"On vient de tellement loin que nous sommes satisfaits de cette journée. Le mur du déni s'émousse". 

Comment analyser cette journée de débat sur « les dérives mafieuses » ? Un premier constat : en faisant front, les trois groupes nationalistes ont gommé les nuances qui les séparent, notamment sur la violence. La Droite, déjà minoritaire, s’est retrouvée isolée. L’    Exécutif a réussi une synthèse. Il reste que,  comme l’écrit Corse Matin (19/11/2022) « (…) le caractère policé des discours politiques, avec des éléments de langage repris d’un groupe à l’autre pour démontrer sa probité, n’a pas permis d’aller au-delà des discours sémantiques ». C’est bien résumé, mais que pouvait-on attendre d’une assemblée traversée, par nature, par des courants et des intérêts divergents ?

Pouvait-on, devait-on entendre que des élus se lancent dans un véritable règlement de comptes ? Dans le « compte » des nationalistes, on aurait déballé le racket habillé « d’impôt révolutionnaire », des assassinats pas toujours politiques, des dizaines de militants partis avec armes et bagages dans le Milieu, des militants travaillant pour les deux camps. Pour le « compte » des clans (de gauche à droite) on aurait rappelé des dizaines d’années de banditisme à leur service, avec son cortège de violations du Droit : fraude électorale, pression sur les individus, corruption, assassinats  et liens directs et indirects avec la grande criminalité. Non, bien sûr, cela ne se pouvait pas. C’est pour cela qu’il est bien optimiste de dire que le 18 Novembre « la parole s’est libérée ». Pour les raisons énoncées, plus-haut, cela n’était ni possible, ni souhaitable.

Une « dérive », vers quoi ?

 Voilà pour le volet politique. Maintenant il reste à répondre à une question : que peuvent l’Assemblée de Corse et les autres élus associés au futur « cycle de travail » ? Et surtout, que veut l’État. Sollicités par l’Exécutif, les représentants de l’État ont décliné l’invitation à débattre publiquement. Le motif officiel de l’absence est le risque d’interférence avec les enquêtes en cours. Certains observateurs y ajoutent le risque d’être instrumentalisé dans des querelles, corso-corses, internes au monde politique. Cela aussi ne se pouvait pas.

 Il reste finalement la question de la grande criminalité. Mafia établie ou « dérive mafieuse », comment contrer le phénomène  -quel que soit son nom- quand on n’est pas d’accord sur son niveau d’imprégnation dans la société ?

Nous pouvons comprendre le terme « dérive » comme un modus vivendi, une prudence politique face à un phénomène mafieux qui est un objet… politique.  

Cependant, chaque mois qui passe risque de renforcer un phénomène qui ne rencontre pas beaucoup de résistance. Surtout quand nous faisons le bilan judiciaire et que nous observons le sur-place politique au niveau national. Car il faut le rappeler, encore et encore, s’il existe une Mafia corse, alors nous parlons d’une Mafia française.

Hasard du calendrier, le jour de la session de la CDC, la Procureure de la République de Paris, Laure Beccuau, accorde un entretien au journal Le Monde et insiste sur l’urgence : « (…) il faut aller vite. Encore une fois, sans exagérer, sans fantasmer, il faut se dire que tous les dossiers en cours démontrent aujourd’hui que la réalité de l’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. ». La magistrate parle de la situation dans toute l’Europe, mais illustre d’une certaine façon le débat insulaire : « Au niveau économique, la menace provient des investissements dans les entreprises fragiles, par exemple dans les transports, les déchets, la sécurité... ». Toute ressemblance avec la situation en Corse ne serait que pure….

Le prochain article poursuivra la série sur le banditisme en Corse, en abordant la période contemporaine.

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