Les critiques contre la politique carcérale italienne visant des mafieux (Article 41bis)
Il faut d’abord savoir de quoi l’on parle. L’article 41 Bis du code pénitentiaire italien (loi sur l’administration pénitentiaire) introduite en 1992, prévoit un statut particulièrement sévère (isolement presque total, caméras dans la cellule, pas de promenade groupées, visites limitées…). En 2013, 681 détenus étaient placés sous le régime de l’article 41 bis. Voir la progression et le détail en fin de chapitre.
Cet article concerne des détenus appartenant à des organisations criminelles, mafieuses ou terroristes. Le but recherché : empêcher tout lien entre ces détenus et leurs organisations.
Des responsables mafieux incarcérés, sous ce régime spécial, ont introduit des recours devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Les arrêts de cette cour doivent être lus avec beaucoup d’attention, car ils contiennent pas mal de subtilités juridiques. Dans certains cas la cour soulève des remarques et signale des abus. La lecture de certains exemples d’arrêts (voir ci-après) est édifiante.
Mais jamais la DEDH n’estime que l’article 41 bis de la loi sur l’administration pénitentiaire en Italie pose un problème majeur.
Les deux exemples, exposés ci-dessous, sont des recours intentés par des personnes condamnées par la Justice italienne pour des faits en relation avec une association de type mafieux. Les recours portent sur les conditions d’incarcération sous le régime dit du « 41 bis ».

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Deux exemples de recours peuvent être consultés ci-dessous, avec leurs liens. La lecture du détail des décisions de la CEDH, montre toute la difficulté de ce genre de dossier :
. L’affaire RIINA c. ITALIE, devant la Deuxième Section, 19 Mars 2013. Il s’agit de Salvatore Riina -dit Toto- chef de la Coupole de Cosa Nostra, condamné à perpétuité pour plusieurs meurtres en relation avec une association de type mafieux (décédé en Novembre 2017). On peut lire ici l’arrêt de la CEDH.
A noter que dans l’affaire RIINA, l’appel introduit devant la CEDH débouche, de nouveau, sur un arrêt (11 Mars 2014) déclarant la procédure du plaignant « irrecevable ».
. Affaire Provenzano, devant la Première Section, 25 Octobre 2018.
La tendance semble être une tentative « d’équilibrage » entre des mesures strictes, vue la personnalité de certains détenus (notamment des chefs des différentes mafias) et le respect de droits humains fondamentaux. Le successeur de Toto Riina à la tête de Cosa Nostra, Roberto Provenzano (décédé en Juillet 2016) est, à son tour, condamné sous le régime du 41 bis. Son état de santé se dégradant, la CEDH condamne partiellement l’attitude de la Justice italienne « à partir du moment où le condamné ne présentait plus de danger, du fait de son état de santé ». Dans ce cas, c’est l’usage « excessive » du 41 bis et non son principe, qui est condamnée.

En Italie, le tribunal de la ville d’Ancône (côte Adriatique) a été saisi pour un contrôle de constitutionalité « par voie d’exception ». La Cour Constitutionnelle italienne s’est donc prononcée sur la conformité de l’article 41 bis par rapport à la constitution italienne.
Le requérant soulevait deux arguments :
-Les restrictions à la liberté personnelle du détenu, imposée par l’administration pénitentiaire, sans contrôle d’un juge, violent la constitution.
-Le renouvellement prolongé et systématique du régime d’exception est une sanction juridique s’apparentant à un traitement inhumain, donc contraire à la constitution.
La Cour Constitutionnelle italienne a rejeté les deux arguments. Pour la plus haute instance judiciaire, «La suspension provisoire des règles portant sur le traitement des détenus en réclusion criminelle par le ministre de la Justice, en vertu de l’article 41-bis, ne serait donc pas contraire à la Constitution ». Voici résumé, rapidement, la décision de la Cour. Pour comprendre les subtilités de la décision, il faut se référer au compte rendu qu’en fait Francesco Natoli, enseignant-chercheur en droit public (Rennes): «La mobilisation de la législation d’exception : sur la nécessité d’un droit circonstancié au passage à un droit circonstanciel », In : La revue des droits de l’homme n° 15. Open édition, en ligne.
Le 41 bis, un article très utilisé
En 2020, le nombre de condamnés pour « association mafieuse », placés sous le régime du 41 bis a encore augmenté. Selon le Ministère de la Justice, il s’élevait à 698 (Cosa Nostra, Camorra, ‘Ndrangheta, Sacra Corona Unita).
Sur le graphisme réalisé par le site «TRUENUMB3RS », ci-dessous, le nombre total de personnes placées sous le régime «dur », toutes origines confondues, était de 759 en 2020.
La subtilité des « appellations » est liée à la difficulté à faire le distinguo entre Mafias reconnues et condamnations à un délit mafieux (Art. 416 bis) sans faire partie des quatre principales mafias italiennes. (Voir l’article, sur ce blog, sur les condamnations pour « activité mafieuse », sans faire partie d’une Mafia : « Une mafia corse ? D’abord définir le thème ».

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Dans le graphisme, ci-dessus, sont représentées toutes les organisations criminelles, dont les quatre mafias « officielles », ainsi que d’autres groupements criminels peu connus du grand public. A noter que 3 « terroristes » sont placés sous le régime « dur ».
Dans le détail, les trois principales mafias se partagent quasi équitablement la tête du classement.
Ces prisonniers sont répartis dans les 22 centres pénitentiaires prévus, à cet effet, à travers l’Italie.
Il est sur que, dans les textes, les nouvelles conditions d’incarcération des mafieux se sont beaucoup durcies. Pour ne prendre que l’exemple de la Sicile, en théorie, les choses ont particulièrement changé. La grosse prison, où les mafieux étaient incarcérés était celle de l’Ucciardone à Palerme. Elle était surnommée le « grand hôtel » comme le rappelle le journal La Repubblica : « Dal Grand Hotel Ucciardone all’inferno del 41 bis. La guera Stato-Mafia sulle carceri ». (6 Mai 2020).
Le grand quotidien italien raconte les repas des grands traiteurs de Palerme livrés à certains boss et les prostituées qui leur rendaient visite. « L’État laissait faire », mais La Repubblica nous apprend que le nouveau régime « dur » possède des failles et que, parfois, l’État « laisse faire » aussi aujourd’hui.
Il faut dire que les prisons sont, aussi, des lieux de pouvoir pour les mafias. La création du régime de « prison dure » affiche un objectif principal : empêcher les chefs mafieux de continuer à diriger leurs affaires, tout en étant incarcérés. C’est ce qui s’est passé durant des dizaines d’années. Dans les prisons italiennes et particulièrement celles de Sicile, circulaient toutes les informations nécessaires à la gestion d’une famille mafieuse. Pour ce faire, Cosa Nostra contrôlait les établissements pénitentiaires « de l’intérieur ». Tout était sous influence : les gardiens, la nourriture, les informations qui permettent de vérifier si aucun détenu ne parle aux autorités et donc le droit de vie et de mort sur les membres de l’univers carcéral, aussi bien les prisonniers que les… gardiens. Une description de cette inversion des rôles et du pouvoir de Cosa Nostra est très bien détaillée par Michel Pantaleone dans « Mafia et Politique » déjà cité. Le journaliste décrit la prison de l’Ucciardone dans la décennie 1947-1957. Ce pouvoir de la mafia sicilienne a perduré jusqu’à nos jours. Ce qui justifie, aux yeux des autorités la mise en place de l’article 41 bis et la construction de prisons de très haute sécurité pour mafieux et terroristes.
Prisons et pouvoir mafieux, il n’y a pas qu’en Sicile
La prison de Poggioreale est à Naples ce que l’Ucciardone est à Palerme. Dans la nuit du 23 Novembre 1980, les régions de la Campanie, la Basilicate et les Pouilles, sont secouées par un violent tremblement de terre (plus de 2700 morts). La prison de Poggioreale n’échappe pas au séisme. Le chaos qu’entraine la catastrophe est l’occasion d’un règlement de compte entre plusieurs clans de la Camorra, au sein de la prison. Les gardiens, dépassés et ou complices, n’ont rien pu faire. Plusieurs camorristes seront assassinés à l’intérieur de l’établissement pénitentiaire. Ce n’est pas la Loi, mais la loi du plus fort qui régnait à Poggioreale.
L’Italie n’a pas le monopole de l’exercice du pouvoir mafieux dans les prisons. En Septembre 1995, des enquêteurs canadiens découvrent les « aménagements spéciaux » et les privilèges luxueux dont bénéficiaient des membres du clan Rizzuto, la famille mafieuse la plus puissante du Québec, à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire. La prégnance d’un pouvoir mafieux, au sein des prisons, se retrouve également en Russie, comme le rappellent plusieurs médias en Octobre 2011. Ce genre d'exemples peut être souvent reproduit, notamment en Amérique latine.
L’Italie n’a pas le monopole de l’exercice du pouvoir mafieux dans les prisons. En Septembre 1995, des enquêteurs canadiens découvrent les « aménagements spéciaux » et les privilèges luxueux dont bénéficiaient des membres du clan Rizzuto, la famille mafieuse la plus puissante du Québec, à l’intérieur d’un établissement pénitentiaire. La prégnance d’un pouvoir mafieux, au sein des prisons, se retrouve également en Russie, comme le rappellent plusieurs médias en Octobre 2011.En Corse, sans atteindre les niveaux de privilèges, des exemples précédents, le centre de détention de Borgo, près de Bastia, semble bénéficier de certaines « tolérances ».
Il faut noter que la France ne possède pas ce type de régime « dur », même si des mesures d’isolement sont prévues pour certains terroristes islamistes, afin d’éviter tout prosélytisme. Ces individus sont placés en quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER). Sur le principe et le fonctionnement d’un QER, nous pouvons nous référer à l’article « Les « QER » : récit des prémices de l’évaluation de la radicalisation dans les prisons françaises » -Gilles Chantraine, David Scheer et Marie-Aude Depuiset- In : Revue hyper média- Histoire de la justice, des crimes et des peines (02 Mars 2022), en ligne.
Nous devons rappeler que, bien que bien que bénéficiant d’une part importante du budget de la Justice (voir article sur la Justice, chapitre budget), l’administration pénitentiaire française connait des difficultés de recrutement en cause, la faible attirance pour le métier (salaire, image, formation…). Le niveau global de formation fait l’objet de critiques.
Il faut noter que, contrairement à certains pays (Italie-USA… ), la France ne possède pas d’officiers de Police Judiciaire affectés au sein de l’administration pénitentiaire. La création d’une Police pénitentiaire, avec ses OPJ supprimerait une forme d’exception française plaçant, selon certains juristes, les lieux de détention en extraterritorialité judiciaire. Il existe, depuis 2019, des « équipes locales de sécurité pénitentiaire » ayant reçues « une formation spécifique de quatre semaine » (site du ministère de la Justice, consulté en Février 2024).

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Pour l'Italie, les débats autour de la constitutionnalité et de la dureté de l’article 41 bis sont à replacer dans un contexte général de mise en question de certaines législations anti mafias et/ou anti terroristes, qualifiée de « législations d’exception » et considérées, par leurs détracteurs comme étant dangereuses pour les libertés publiques.
J’aurai l’occasion de revenir sur le danger, pour les libertés publiques, que représentent certaines lois anti-mafia. Le tout est de savoir qu’est-ce qui est le plus dangereux pour la vie en société, des lois trop strictes ou un monde gangréné par des organisations criminelles. A suivre.
Le prochain article sera une réédition d’un travail réalisé sur le statut de « repenti » et déjà publié. J’ai, « simplement » essayé de l’actualiser.
Pour le dossier des « repentis », comme pour les autres mesures anti-mafia, le débat fait rage entre avantages et inconvénients. En France, nous observons une certaine frilosité politique à combler les lacunes des lois sur les « repentis ».
Bibliographie et liens :
Mafia et politique. Michel Pantaleone. nrf Gallimard
L’affaire Provenzano et la décision de la CEDH. Teresa Travaglia Cicirello
De l’utilité d’un régime carcéral spécial :
-Pour : Terrorisme et radicalisation : la nécessité d’un régime carcéral adapté. Vincenzo Olivieri, magistrat italien. Revue, en ligne Tendance droit (2017)
-Contre : Come funziona il 41 bis, il carcere duro che umilia il detenuto. Valerio Spigarelli. In Il riformista (20/02/2021)
-La tendance : Carcere duro (art. 41 bis). Angela Della Bella. Institut Treccani (2018)
-Les prisons "spéciale 41 bis": l'exemple de l'établissement de l'Aquila
Rapport commission bicamérale antimafia _ Chambre des députés-Sénat ( Fev. 2018) "Réflexion sur l'article 41 bis" P. 319
Rapport sur « l’administration de la Justice » (2022). Page 777. Ministère italien de la Justice