Il existe dans une vie des rencontres rares où tout à coup l’on se sent comme aspiré vers la connaissance, la pensée, l’intelligence. Je pense avoir eu cette chance grâce aux échanges que j’ai pu avoir avec Vladimir JANKELEVITCH. Sa modestie était telle qu’il donnait toujours à son interlocuteur l’impression d’être important, et toujours, il lui accordait une bienveillante attention qui n’était jamais condescendance. A son contact, on se sentait à la fois meilleur et plus intelligent, tant il irradiait la bonté et l’esprit. Il appartient à ces Etres incomparables dont la vie fut en harmonie avec la pensée, et qui se voulait à la manière de Socrate un accoucheur de vérité, avec l’exigence de faire aller ce connais-toi toi-même au-delà des artifices du prêt à pensée et du verbiage trompeur ; « N’apprenez pas la philosophie, apprenez à philosopher ; faite de la philosophie », ajoutant « n’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font ». Bienveillance, authenticité, disponibilité, telle aurait pu se résumer sa morale, tandis que son projet aurait pu se dire aussi Liberté, Egalité, Fraternité. Puissent ces quelques lignes lui témoigner de ma gratitude émue d’avoir permis à quelques-uns uns, nombreux, dont je m’honore d’être, de ne jamais désespérer de l’homme.
UNE TRAJECTOIRE DE VIE
Vladimir JANKELEVITCH est né à Bourges, le 31 août 1903. Sa famille, juive, a fuit les pogroms de Russie, quelques années auparavant. Son père, Samuel, venu d’Odessa, a fait sa médecine à Montpellier, puis s’est installé à Bourges. Il traduit en français des auteurs russes et allemands ; en particulier il sera le premier traducteur de Freud en français. Cependant Vladimir Jankélévitch ne s’intéressera pas à la psychanalyse, disant même « l’intérêt pour la psychanalyse n’est pas héréditaire », et il ne mentionnera que rarement les travaux psychanalytiques dans ses œuvres. Il avait choisi de travailler sur la conscience, ses nuances subtiles et intimes, et l’inconscient n’était pas son domaine. Sa mère, née Anna RYSS, est originaire de Rostov sur le Don. Il a une sœur, plus âgée que lui : Ida, qui plus tard épousera le poète Jean CASSOU. Puis viendra un frère qui fera carrière dans la diplomatie.
En 1904, ses parents font acquérir au petit Vladimir la nationalité française. On la lui retirera en 1940. Juif et métèque, en voilà beaucoup pour le régime de Vichy qui le privera de sa chaire à l’université.
Une tante, réfugiée avec le reste de la famille, ancienne professeur au conservatoire de Saint Petersbourg, lui apprend la musique et le piano. Excellent pianiste, Vladimir JANKELEVITCH lisait les partitions musicales aussi bien que les livres, et sa bibliothèque rassemblait les unes et les autres dans des proportions identiques. La musique comptera pour lui autant que la philosophie, et il alternera la publication d’ouvrages de philosophie et de musicologie.
Il fait ses études primaires à Bourges. Puis la famille déménage à Paris où son père s’installe au 53 rue de Rennes. Il fait de brillantes études au lycée Montaigne, puis au lycée Louis le Grand, à Paris. En 1922, il est reçu à l’Ecole normale supérieure, rue d’Ulm. En 1926, Vladimir JANKELEVITCH sera reçu premier à l’agrégation de philosophie. Durant ses études, il restera fidèle au Berry, et reviendra souvent passer les vacances d’été à Saint Thibault (près de Saint Satur, dans le Cher), au bord de la Loire, chez des amis de ses parents.
En 1926 – 1927, il effectue son service militaire, comme officier Il effectuera jusqu’à la guerre de nombreuses périodes, comme réserviste. Si sa correspondance laisse entrevoir un antimilitariste, une critique des routines et petitesses de l’armée et de ses chefs, jamais il ne fuira les responsabilités qu’il croit avoir envers le pays qui lui a accordé sa nationalité.
En octobre 1927 il est nommé professeur à l’institut français de Prague. En même temps que son enseignement, il organise de nombreux concert. Il gardera toujours un souvenir vif de cette ville et de sa population. Il y flâne beaucoup, fréquente les salons de thé, car toute sa vie il aura une faiblesse pour les pâtisseries et sucreries, et restera, malgré l’adversité, un épicurien, mais tendance hédoniste. En particulier il aime et sait danser, et, malgré sa timidité, se plait à séduire. Il aime et pratique aussi la randonnée en haute montagne et ne détestera jamais le sport. En janvier 1933, il se marie avec une jeune fille tchèque « agrégée de fox trot et de tango », qu’il avait rencontré à Prague. Ce mariage sera un échec, et en juillet 1933 le couple se sépare, et divorcera peu après.
En 1933, il est nommé pour quelques mois professeur de philosophie au lycée de Caen. Puis toujours en 1934, il est nommé professeur au lycée du Parc, à Lyon, en khâgne (Classe préparatoire de première supérieure), et assure comme chargé de cours des remplacements à l’université de Besançon. Dans le même temps il adhère au Front populaire et restera toujours fidèle à la Gauche, au combat contre l’injustice et pour le progrès, de toutes les manifestations pour les droits de l’homme. Mais bien que surnommé par certains « le marcheur de la Gauche », il n’adhèrera jamais à aucun parti. Car il reste un homme libre. Et même s’il soutient Israël, il défendra toujours le droit des Palestiniens à la dignité, et saura, quand il le faut, se montrer critique envers l’état hébreu. Cependant, comme BERGSON, son maître, il n’abandonnera jamais ses coreligionnaires, surtout après le traumatisme de la Shoah, alors même qu’il restera agnostique et sera toujours un laïque convaincu, voire militant.
En 1936 il est nommé à la faculté des lettres de Toulouse. Il a déjà de nombreuses publications à son actif, et est un philosophe reconnu, à défaut d’être connu. En 1923 il a rencontré Bergson, et celui-ci préfacera plusieurs de ses ouvrages. Il entretiendra avec lui une importante correspondance. En 1938 il est nommé Maître de conférences à la faculté des lettres de Lille, poste qui le satisfait en raison de sa relative proximité d’avec Paris, où il vient d’emménager au début de 1939 dans un deux-pièces, 1 quai aux fleurs, dont la bibliothèque et le piano sont les pièces essentielles du mobilier.
En septembre 1939, il est mobilisé comme sous-lieutenant à Massy-Palaiseau. Avec son régiment, le 213ème régiment régional, 3ème bataillon, 14ème compagnie, il garde les gazomètres d’Issy les Moulineaux, et quelques autres ouvrages de même importance. En juin 1940, lors de l’avance allemande il est blessé à hauteur de Mantes la Jolie. Il est alors évacué vers l’hôpital militaire de Marmande, où il séjournera deux mois, puis vers Toulouse, où l’université de Lille s’est repliée. C’est là qu’il apprendra sa révocation par le régime de Vichy, à la fois comme juif, et comme étranger, car on l’a privé de sa nationalité française.
Il passera toute la guerre à Toulouse, allant d’adresse en adresse, de cachette en cachette, donnant des cours particuliers dans des établissements privés, corrigeant des copies, pour survivre, et faire vivre sa famille, qu’il a réussi à faire venir, ses parents, ses frères et sœurs, son beau-frère : Jean CASSOU*. Il participera à la résistance dans le réseau de Jean-Pierre VERNANT, prenant de grands risques. En même temps il continue à vivre, fréquente les cafés où il retrouve ses étudiants, en particulier le café CONTI, place du Capitole, marche dans la ville, joue, quand il le peut, de la musique, au mépris du danger. Il se cache sous le nom d’André DUMEZ. Dans ces moments difficiles il trouve l’aide de quelques universitaires, de certains francs-maçons de la région, de Monseigneur Bruno DE SOLAGES, recteur de l’université catholique, lequel aide la résistance avec la bienveillante complicité de son archevêque, l’intrépide Monseigneur SALIEGE, futur cardinal, qui osera dénoncer en chaire la déportation des juifs. En 1942 il publie, clandestinement, grâce à d’anciens élèves du lycée du Parc, à Lyon, son ouvrage « du mensonge », publié chez Confluences, maison d’édition courageuse, dont le directeur est René TAVERNIER, père de Bruno, futur cinéaste. En 1943, avec le MNCR clandestin (Mouvement National contre le Racisme), il publie une brochure contre le racisme, tirée à 5000 exemplaires.
A la libération, il deviendra directeur des émissions musicales de Radio-Toulouse, poste qu’il conservera un an, car il est trop indépendant pour accepter certaines compromissions ou injonctions. Il met ce temps à profit pour réinstaller son appartement pillé par l’occupant, comme celui de ses parents. Il ne retrouvera rien, et en particulier les autographes de Bergson, Il n’aura pu le revoir avant sa mort en 1941. En 1945-1946, il donne des conférences au Maroc, en Tunisie, en Algérie. A cette occasion il rencontre Lucienne, qu’il épousera en 1947 à Alger.
Il retrouve son poste de professeur à l’université de Lille en octobre 1947. En 1950, sa mère meurt, puis son père décède en 1951. Ces derniers, très âgés, étaient hébergés dans une maison de santé à la Vallée aux loups, à Châtenay-Malabry, dans l’ancienne demeure de CHATEAUBRIAND. .
En 1951 il est nommé titulaire de la chaire de philosophie morale à la Sorbonne, où il prend son poste en 1952. Sa fille : Sophie, qui deviendra aussi professeur de philosophie, naît en 1953. La vie a triomphé de la mort. Mais sa vie a changé. Jamais plus il ne lira les philosophes allemands, ne jouera et n’écoutera de musique allemande. Il se tournera vers des penseurs moins connus, ce qui contribuera à donner à sa philosophie cette tonalité si originale. En 1953, il quittera son deux pièces pour un quatre pièces, toujours 1, quai aux fleurs. Bientôt il y aura deux pianos dans l’appartement, un pour lui, et un pour Sophie.
Il prend sa retraite en 1975, mais conserve un séminaire de doctorat. Il quitte définitivement la Sorbonne en 1979. Il y aura vécu deux évènements majeurs : Mai 1968, où il sera le seul mandarin à pouvoir continuer ses cours, très proche des étudiants, jouant parfois sur un piano qui a été installé dans la cour, et en 1975, où il prend la défense de l’enseignement de la philosophie au lycée menacée de disparition.
En novembre 1981, il est accueilli à Bourges pour quelques jours. Il y rencontre les lycéens des classes terminales et les élèves du conservatoire de musique dans deux rencontres inoubliables.
En 1984, il a le projet d’écrire un livre sur le temps. Ces quelques lignes, écrites, comme toujours à l’encre bleue, 10 à 12 lignes, sont les dernières qu’il écrit. En effet le soir il est frappé par une attaque cérébrale qui l’enfoncera dans la nuit. Il meurt le 6 juin 1985, 1, quai aux fleurs, par un après-midi d’orage. Un juste venait de disparaître. Il sera enterré à Châtenay-Malabry, près de ses parents.
LE PROFESSEUR ET L’ECRIVAIN
Professeur, accoucheur d’esprit, Vladimir JANKELEVITCH le fut pleinement. Là était sa vocation. Et les étudiants ne s’y sont pas trompés, en particulier en mai 1968. A la Sorbonne dans l’amphithéâtre CAVAILLES, ils étaient là nombreux, public divers, de tous âges, et de toutes conditions, avec, au premier rang, ces quelques jeunes filles, qu’il aimait à regarder, et qu’on appelait les « baronnes ». Il se lançait sans filet, avec pour seules notes, toujours écrites avec cette même encre bleue qu’il utilisa toujours, quelques lignes, quelques mots sur un minuscule morceau de papier, et il improvisait, cherchant à attraper l’idée au vol, tentant de la saisir dans le filet des mots, qu’il prononçait de cette parole rapide, inimitable, saccadée, avec ce rythme syncopé, si proche de la musique. Il commençait son cours d’une manière hésitante, puis progressivement sa voix se posait, trouvait son tempo, et le petit homme si frêle, emplissait l’amphithéâtre du brio de son verbe, remontant parfois, d’un geste brusque, la longue mèche blanche de ses cheveux.
Ses livres sont comme des pièces musicales. Le style progressivement cherche à amener au plus près de l’infinitésimal de la vérité, et peut être faut-il, pour apprécier vraiment ses œuvres les lire à haute voix, les entendre. Il a écrit aussi bien sur la musique que sur la philosophie de nombreux ouvrages, dont des œuvres majeures : « Bergson », « le traité des vertus », « philosophie première », « la mauvaise conscience », « la mort », « le pardon », « le je ne sais quoi et le presque rien », « le paradoxe de la morale », « la musiques et les heures », « la musique et l’ineffable », etc.…
On l’a peu lu, et il en souffrait, mais sans doute est ce là le prix de la liberté ; cependant vers la fin de sa vie, il s’est progressivement imposé comme un penseur de premier plan, qui demeure aujourd’hui une référence.
LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
Vladimir JANKELEVITCH est un penseur solitaire, qui a bâti une œuvre considérable loin des modes et des systèmes, qui a ciselé au scalpel, pour en dégager l’essentiel, des notions aussi fugitives, fugaces, inaccessibles que l’ineffable, le presque-rien, le je ne sais quoi, composant une petite musique de l’imperceptible instant, à peine audible, à peine vécu, presque sans importance, mais qui contient l’essentiel, cette capacité qu’à l’homme d’assumer sa liberté, d’être et d’exister, de faire qu’il peut être différent de la bête, qu’il est toujours un être unique et singulier, capable souvent du pire, et parfois du meilleur. L’œuvre de JANKELEVITCH est une harmonique, construite comme une œuvre musicale, étant à la pensée ce que SATIE, DE FALLA ou RAVEL, sont à la musique, une forme d’air de rien, d’aisance, de facilité, de circularité, qui cherche à piéger l’idée au vertige du mot. Dans ces conditions l’exercice philosophique est pour lui une tentative pour atteindre l’insaisissable, ce qui est « presque », qui n’est pas là quand on croit l’avoir, qui n’est plus là quand on l’a, toujours attendu, jamais satisfaisant, toujours en devenir, qui n’est qu’à peine et encore à la condition d’être disponible et d’accepter la mise en danger de soi qu’est toujours peu ou prou la recherche de la connaissance. Toujours il aura cherché à mettre en lumière ces instants uniques qui ne se renouvelleront pas, et où tout peut être changé, gagné ou perdu, ces premières-dernières fois qu’il m’appartient de saisir et de passionner, ainsi qu’il l’écrit dans « Quelque part dans l’Inachevé », « Chaque fois est une pointe aigûe, unique dans toute l’éternité, et par conséquent incomparable, inimitable, inestimable ; plus que rarissime, précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé ». Il a voulu, contre les lourds systèmes, les déterminations aliénantes, mettre en valeur l’inspiration, l’intuition décisive, l’occasion créatrice. Sa morale est donc celle de l’absolue liberté opposée au confort douillet des prêts à penser, car elle fait de l’individu un sujet de quête, jamais satisfait, et qui, dans le vertige du doute, construit sa vérité, met en mouvement son dépassement, affirme son autonomie. La morale que nous livre Vladimir JANKELEVITCH n’est donc pas constituée de recettes et de règles mais d’un élan imperceptible qui pousse à refuser l’inacceptable et l’injustice pour aller vers la vie, l’amour, la fraternité.
Il aura ainsi choisi de travailler toujours dans l’entre-deux, la crête, les confins, la frontière, avec des concepts, un style, une langue, lui permettant de saisir et de respecter la nuance, si minime et si infime soit-elle. Dans un moment où triomphaient les théories générales bardées de concepts en isme, les systèmes définitifs et universels, les idéologies rassurantes et toutes puissantes qui aboutirent finalement à des monstruosités ou à des échecs, la philosophie, qu’on pourrait qualifier de microscopique, de Vladimir JANKELEVITCH, permis finalement que perdurassent comme sources de pensée et de réflexion l’ironie, le doute, l’hésitation, la poésie, somme toute la sagesse, la beauté, la bonté, et finalement l’homme et la liberté.