Alain VERNET

psychologue, philosophe

Abonné·e de Mediapart

16 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 août 2017

Alain VERNET

psychologue, philosophe

Abonné·e de Mediapart

La décision thérapeutique : de "l'instant de voir" au "moment de conclure"

La décision thérapeutique - spécialement en psychiatrie -, qui apparaît refléter un processus de raisonnement logique ne serait-elle pas qu'un instant de voir, qui organise, à partir d'éléments partiels, parcellaires, partiaux, une anticipation d'un résultat attendu, projection dans le temps de cet instantané forcément approximatif, et peut-être erroné, mais qui fait "parcours de reconnaissance".

Alain VERNET

psychologue, philosophe

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.



INTRODUCTION

Paraphrasant Paul Valéry , nous pourrions sans doute écrire que « nous autres, professionnels de la santé mentale, savons bien désormais que l’homme est complexe ». C’est à dire qu’il ne saurait se réduire, ni à quelques constantes biologiques, ni à quelques processus linéaires, déterministes, conditionnels, devenus explications exclusives, que ce déterminisme soit celui de l’inconscient, des conditions socio familiales, des contextes culturels et événementiels. Aucun système conceptuel unique, par conséquent, n’est capable de l’approcher dans sa globalité et sa diversité.
C’est pourquoi notre objectif est de chercher à créer des liens, des passerelles entre plusieurs modes de pensée, et plus spécifiquement, ici, d’envisager en quoi certains concepts philosophiques permettent aussi de penser les soins psychologiques, et de les mettre en résonance avec une praxis, celle que nous nous efforçons de développer depuis un certain nombre d’années au sein d’institutions psychiatriques.

Qui pense institution pense souvent en termes de lieux, d’espaces, d’organisations, en termes d’abord sociologiques, en termes de normes, et plus rarement en termes de processus. C’est dire que si l’on peut penser en termes de durée, c’est le plus souvent à travers des comparaisons de différents états en fonction des moments, ou pour évoquer des successions d’événements, de comportements, de phénomènes, sans toujours inscrire ce qui peut faire lien entre ces phénomènes, c’est à dire la succession elle-même, qui rend palpable et possible la modification, c’est à dire le temps lui-même, donc le concept, l’abstraction, le cadre dans lequel apparaissent, disparaissent et s’orientent les événements, cette réflexion, cette pensée sur le temps étant un objet philosophique par excellence, et peut être même le seul. C’est pourquoi nous avons cherché ici à mettre au centre de nos préoccupations une réflexion philosophique sur le temps de la relation thérapeutique. Après une interrogation générale, visant à saisir une sorte d’universalité philosophique de la notion du temps, à travers le balancement du temps circulaire et du temps linéaire, de l’instant et de la durée, de l’événementiel et de l’habituel, à travers aussi ces différentes figures du temps du retour, du détour ou de la rupture, nous avons voulu l’appliquer de manière privilégiée aux groupes thérapeutiques d’adolescents ; groupes thérapeutiques, car le groupe apparaît souvent le paradigme du vécu institutionnel, du désir organisationnel, d’une illusion de statu quo, d’une prétention normative, d’un souci du cadre, donc d’une problématique du lieu et de l’espace, et non d’une problématique du temps, qu’en revanche on considérera plus facilement dans le cadre d’un suivi individuel ; adolescents, car s’il est un âge de télescopage syncrétique du temps, c’est bien celui-ci, caractérisé souvent par l’immédiateté, l’agir sans distanciation, l’ici et maintenant du désir.

CONTINUITE ET DISCONTINUITE

Toute relation thérapeutique est un échange, une rencontre, un partage, une discussion, voire même une opposition, un affrontement, entre -au moins deux - plusieurs personnes, le patient, lui-même parfois écartelé entre désirs et réalité, parfois dissocié, morcelé, d’autres patients, comme dans les cas de groupes thérapeutiques, et le thérapeute ou les co-thérapeutes. Elle produit un échange, un transfert d’informations, qui, en vertu même de l’étymologie de ce dernier mot, donnent forme, transforment, modèlent, produisent donc des modifications dans ce qui pourrait apparaître la pâte humaine , substance alors concrète, physique, laquelle se montre plus ou moins souple, plus ou moins résistante. Et nous savons bien que le patient hystérique, plastique, suggestible, influençable, va déployer toute sa souplesse au cours de cette relation, changeant d’état, et de symptômes, d’apparence, d’existence, de phénomènes, sans changer son organisation psychique de base, sans changer l’essence même de sa personnalité, empiries multiples, ontologie unique, dans une recherche impossible de lui-même, du meilleur de lui-même, visant la plus que perfection du symptôme présenté, caricaturalement exemplaire, et qui disparaît aussi soudainement qu’il s’était installé. Comme nous savons bien que le patient obsessionnel va opposer de multiples pas de côté, de multiples rituels, à tout ce qui pourrait faire apparaître un changement, pour ramener toujours tout à l’immuable, au connu, au repérable, à l’usuel, à l’habituel, et somme toute au prévisible. Comme nous savons bien que le psychotique face à une réalité qui se dissout, se troue, se découpe, se déchire, se morcelle, se dissocie, projection d’un insupportable et angoissant vécu d’étrangeté et de perplexité, va tenter de se construire une méta-réalité, d’abord sur le mode de la pensée magique, automatique, ainsi qu’il en est avec les productions hallucinatoires, expériences primaires, puis sur le mode interprétatif, avec des systématisations délirantes, reconstructions qui veulent remettre un semblant d’ordre dans le désordre et le chaos, comme font souvent les paranoïaques.

Ce processus de transformation, de modification, suppose donc un espace d’affrontement, une scène, mais aussi un temps, un moment où elle s’effectue, plus ou moins durable, plus ou moins immédiat et instantané, un avant et un après la transformation. Il faut en effet partir d’une situation, appelée à disparaître, à sortir de notre champ perceptif, à glisser vers l’invisible, à n’exister plus qu’à travers la médiation du souvenir, pour arriver à une autre, non encore là, non encore visible, mais promesse, possibilité, voire probabilité, à venir, qu’on cherche à pré-venir en l’anticipant, la prévoyant, l’attendant, devenant alors sujet de quête et de recherche, la nommant par avance, d’un nom de convention, d’un nom de code, susceptible de servir de mot de reconnaissance, pour mieux saisir l’apparition, et s’organiser, se guider, à partir de ce premier noumène. Comme si en quelque sorte le mot pouvait précéder la chose, le concept permettre le phénomène, l’idée faciliter la connaissance, et l’impératif catégorique médiatiser la compréhension. C’est dire autrement que la relation thérapeutique qui est une interaction, un lien dialectique entre individus, ne se pense que dans la durée, et grâce à un instrument de perception et de représentation de celle-ci, qui n’est pas une pure sensation, mais un organisateur, un moyen déjà de partition, d’agencement, de classification, de la matière brute des faits, bref un outil conceptuel, à savoir le langage. C’est ce qu’a pu écrire Baudelaire :
« Remember ! Souviens-toi ! Prodigue ! Esto memor !
«(Mon gosier de métal parle toutes les langues)
« les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
« Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or ».

La relation thérapeutique se pense entre deux bornes, celle d’un début, qu’inaugure le diagnostic, celle d’un aboutissement, qui devrait résulter du soin proprement dit, et dont on imagine peu ou prou le chemin, en tout cas ce qui devrait être à l’arrivée, à l’issue, au final, soin dont on imagine ce qu’il peut être et ce qu’il pourrait produire, qui n’est pas divagation dans l’inconnu complet, dont on cherche à se faire des figures du possible, à dessiner de probables prévisibles, un peu comme celui qui chuchote à sa dame :
« Mignonne, allons voir si la rose ,
« Qui ce matin avait éclose,
« N’a point perdu cette vesprée
« Les plis de sa robe pourprée »,

Et qui sait bien hélas, ce qui l’attend, n’ayant su commander, impuissant comme Lamartine « ô temps, suspend ton vol ».

Se produit alors un échange entre ce qui est et ce que je crois, souhaite, imagine qu’il pourrait être et advenir, entre la réalité telle qu’elle est, telle qu’elle est devenue, et ce que je prévoyais qu’elle deviendrait, entre le réel et l’imaginaire, constat qui s’opère dans la distance et de la distance de l’un à l’autre, dans laquelle la parole circule à propos de ce décalage entre mon désir, fut- il raisonnable, mesuré, prudent , et la manière dont il s’est inscrit dans la matière des faits. Cette distance souligne des degrés d’imperfection et d’insatisfaction, et invite à persévérer, ou au contraire, devient résistance, en raison d’un trop grand écart entre le vouloir et le pouvoir, entre le réalisé et ce qu’on croyait réalisable ; distance dans laquelle pourrait peut être s’enraciner le savoir, un ce-à- voir que je contemple et qui me fait objet d’étude de moi-même, comme des autres.
Construire un savoir, en me permettant d’abord de me voir tel que je suis, dans toutes ses dimensions, du visible vers l’invisible, du conscient jusqu’au plus profond de l’inconscient, - qui n’est d’ailleurs souvent que tout près en surface - est sans doute la fonction première et principale de la relation thérapeutique. L’objectif de cet échange est en effet de produire de la connaissance et de la compréhension, par conséquent de faire apparaître une situation dans toute sa lisibilité, en la figeant d’abord pour mieux l’observer, en la plaçant dans un statut de chose, dans une position d’immobilité. Aussi le but premier de cet échange qui se déroule dans la durée, qui s’étire dans un continuum de temps, est-il d’obtenir comme un précipité, comme un cristal, un résumé, une construction chimérique, conventionnelle peut être, mais à prétention opératoire, opérateur, organisateur, sorte de phare des tempêtes offrant un cap, un guide, un repère dans l’incertitude des phénomènes et des situations.

Ce savoir, constat et perspective, mobilise diverses sensations, qui se groupent, s’assemblent et se fédèrent, pour rassembler en un nouvel agrégat ce qui était jusqu’alors épars, (cet agrégat qui est ce que nous appelons diagnostic), et il devient événement, nouveauté, mais aussi point d’appui d’autres événements successifs à venir, cause à partir de laquelle s’engendreront des séries d’événements qui n’eussent pas été sans celui-ci, ou pas tout à fait les mêmes. Mais alors même qu’on pourrait le considérer comme une réponse, un diagnostic est d’abord une question posée, une interrogation à laquelle on n’aura de cesse d’apporter des réponses pour la confirmer ou l’infirmer, un moment au cours duquel nous sommes moins indivis, puisqu’il est possible désormais de distinguer le moment d’avant la question posée, du moment de sa formulation, et des instants qui lui succèdent, qui se différencieront par des saveurs qui ne sauraient être confondues. Il est à peu près contemporain, superposable et identique, à ce que Camus décrit quand « parfois il arrive que les décors de la vie quotidienne s’écroulent, le pourquoi se pose, et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement ; la lassitude accompagne la fin des actes machinaux de toute une vie » , ce qui est une autre façon de décrire ce qu’est le travail de la pensée.
C’est pourquoi le temps de cette relation thérapeutique est travail et processus. C’est un temps qui se manifeste, qui se fait présent, qui devient présence, qu’on voit, sent, goûte, entend, qu’on prévoit, pressent, comprend. Ce n’est donc pas un temps qui se caractérise par le vide, mais par le plein, au moins rempli par le temps de l’autre, par ce que cela mobilise de représentations subjectives, de désirs, préventions, doutes, des uns sur les autres, pour les autres et par rapport aux autres, attitudes et contre-attitudes qu’en psychanalyse on appellerait mécanismes transférentiels et contre-transférentiels.
Ce n’est donc pas le temps qui se déroule et qui s’écoule, telle la Seine sous le pont Mirabeau, indolente et que rien ne paraît affecter, hormis les yeux de qui la contemple depuis le parapet, quand elle devient pour lui, chargées d'associations, comme aussi d’émotions, et qu’il n’est pas pour elle, temps qu’on pourrait, dans ce cas, qualifier d’a-rythmé. Ce n’est pas non plus le temps du musement de Perceval devant la tâche de sang sur la neige , pensée qui se révèle à travers un événement impromptu, qui demeure de l’ordre de l’instant indéfinissable, en deçà des mots, comme un ton, un souffle, une note de musique.
Ce temps qui se colore, se polarise, n’est donc pas un temps amorphe, un temps élastique revenant chaque fois dans sa position initiale, mais un temps de frôlement, qui percole, comme l’écrit Eric Fiat . C’est moins le temps de la continuité que celui de la rupture. C’est le temps de la scansion, de la partition, du déséquilibre, à partir duquel s’installe un mouvement, qui cherche au moins à retrouver l’ataraxie. C’est un temps qui s’inaugure par la perplexité et l’inquiétude, voire l’angoisse. C’est le temps de l’impair, d’une mélodie aux harmonies un peu étranges.

C’est complètement le temps du teimnen, ce mot grec signifiant la coupure, et dont l’étymologie nous apprend qu’il forma le mot temps. C’est le temps de la séparation, de la fragmentation, de la division, comme lorsque les augures partageaient l’espace du ciel et du sol lorsqu’il fallait bâtir un temple (mot dont l’étymologie renvoie aussi au teimnen). C’est le temps de la fraction qui cherche à aller toujours vers l’infini, vers l’infinitésimale unité insécable, (ce que la physique moderne considère de plus en plus comme étant utopique, des infiniment de plus en plus petits se découvrant toujours, même s’ils sont au-delà de toute possibilité d’observation, de nature invisible, et relevant peut être d’un arrière monde) , ce qu’on a cru longtemps qu’était l’atome (dont l’étymologie aussi renvoie au teimnen).

Ce temps que définit, mais qu’utilise également la relation thérapeutique est le temps du précaire, par opposition au temps de la continuité. C’est un temps de discontinuité, celui de la succession, temps de la contingence par rapport au temps de l’éternité, temps pour soi, qui se découvre essentiellement dans la situation particulière de l’absence, du manque, de ce qui n’est plus, mais qui garde toujours la saveur particulière, le goût de l’ « avoir été », saveur agréable ou désagréable, demeurée à l’état de traces ou de souvenirs. Ce temps circonscrit donc un temps de l’histoire et de la mémoire. C’est un temps périssable, irréversible , qui ne peut que faire date, qui s’origine dans un commencement, se poursuit dans un suivi, envisage un achèvement, peut être une fin, et qui ne permet pas que se superposent, que s’emboîtent exactement, que s’identifient jusqu’à se confondre, la situation à l’origine, et la situation à l’achèvement, puisque ce temps qui a été passionné, habité, fut celui d’une succession d’événements, qui chaque fois, décalèrent un peu les curseurs, fut-ce d’une manière à peine perceptible.
C’est donc un temps du devenir et non un temps du revenir. Si bien qu’il ne sera jamais celui de l’éternel retour, bien plutôt celui du perpétuel détour, celui qui musarde avec plus ou moins de bonheur, jusqu’à se perdre en des impasses comme il arrive dans la démarche thérapeutique, ce terme même de démarche montrant combien celle-ci peut être un voyage, et dans l’exemple du soin psychologique, vers l’intérieur de soi-même, ou vers un autre moi-même, qu’il m’appartiendra de faire vivre, c’est à dire de saisir, de m’approprier, de faire naître, de connaître, (aussi bien faire naître à plusieurs) et de faire grandir (grand-dire, c’est à dire qui parlerait comme les adultes, de manière sensée, orientée, exprimant une parole, un je libre et responsable, se plaçant en position de sujet, substantif devenu comme maître et possesseur de la grammaire).

Cette opposition entre temps du devenir et temps du revenir, entre temps linéaire et temps circulaire, temps clos sur lui-même, et temps déroulé, temps jamais fermé, qui revient toujours au départ, et temps borné entre un début et une fin, qui ne recommence jamais tel quel et avec les mêmes, temps immémorial et temps historique, est un débat récurrent de la philosophie, pour le coup éternel retour, éternel recommencement depuis Héraclite et Parménide.
Ainsi pour Parménide , le temps « jamais ne fut et jamais ne sera / puisque au présent il est et jamais, tout entier à la fois / un et un continu ». Il est, par conséquent totalité, et nullement durée, ni événement ponctuel, ni survenue inopinée, et ne saurait se situer dans une continuité, n’ayant ni origine, ni fin, perpétuel présent, car sans doute plus que parfait, et imputrescible, puisque « indiquant qu’échappant à la génération / il est en même temps exempt de destruction, /car il est justement formé tout d’une pièce ». Il est répétition, et les fragments mêmes de Parménide, qui nous sont parvenus sous la forme d’un poème à la nature qui va se répétant, le montrent exemplairement. Ainsi, comme en écho, « Et il n’est pas non plus / divisible en effet, puisqu’il est en entier / sans avoir ça ou là quelconque chose en plus ». Ce temps de l’éternité, clos sur lui-même, « voici tel qu’il nous semble en sa totalité / le système du monde et son arrangement », temps immobile, impossible à transformer, impossible à quitter, sauf à ne plus être, car pour Parménide le temps ne saurait qu’être ou ne pas être, sinon « aussi Dikè lui a, l’enserrant dans ses liens / de naître ou de périr ôté toute licence » comme aussi « et il n’est pas non plus s’il lui faut être un jour / son naître s’évanouit et sa disparition / apparaît impossible ». Mais pour autant Parménide sait bien que ce temps, qui pourrait être celui de la contemplation, n’est pas tout à fait le temps des mortels, le temps des hommes, dont il sait bien qu’ils s’arrangent pour le dévoyer, pour y introduire, malgré lui, malgré tout, malgré les Dieux, dut-il leur en coûter pour leur transgression, puisque « mais ici je mets fin au discours assuré / ainsi qu’à la pensée visant la vérité. / Désormais apprends donc l’opinion des mortels (…) / Du discours composé pour ton enchantement / ils ont, par convention, en effet assigné / à deux formes des noms ; mais des deux cependant / une n’en est pas digne – et c’est bien en cela / qu’ils se sont fourvoyés (…) ». Ce qui peut être ne peut se dire qu’à mi-voix, ne peut que se mi-dire, peut être se médire.
En revanche on pourrait considérer que c’est en grande partie l’inverse dans la conception d’Héraclite , pour qui, même si tout n’est pas purement réductible au circonstanciel, à l’événementiel, chacun dispose tout de même, semble-t-il, d’une possibilité de disposer du cours des choses, de l’influencer, de le façonner, d’y inscrire sa mesure (2) « aussi faut-il suivre le logos commun ; mais bien qu’il appartienne à tous, le vulgaire n’en vit pas moins comme si chacun avait une intelligence particulière », ceci toutefois ne demeurant que de l’ordre du précaire, de l’instantané, du factuel, sans atteindre à l’essence même des choses (1) « la cause originelle est inintelligible aux hommes, bien qu’ils en soient toujours traversés par les mots et les œuvres », comme ce qui ne serait sommes toutes que partiel, parcellaire et peut être partial, (5) « ne sachant rien des Dieux, ils prennent l’apparence pour la cause ». Mais comme dit l’adage qui va répétant que les «petits ruisseaux font les grandes rivières », peut être peut-on penser que malgré ce caractère provisoire, approximatif, incertain, trouble, fragile, de ce qui advient dans ces instants fugaces, il s’agit tout de même de ce qui, le moment venu, aura construit une destinée, donc une trajectoire humaine, donc une vie consciente, et sensible, (10) « toutes les choses façonnent l’Un, et l’Un découle de toutes choses », ce qu’on pourrait retrouver dans le « presque rien » Jankélévitchien , destinée qui sera à la fois pensée et réalité, prévisible et réalisé, intentions et réalisations, l’homme étant par nature un être complexe, imperceptible, pluri-perceptible, perceptible dans des facettes, des chatoiements, qui le font apparaître diversifié, multiple, changeant, sans qu’il cesse pour autant d’être lui-même, pétri de bien des contradictions, qui le dominent autant qu’il cherche à les dominer (59) « pour la vis du pressoir, la voie est à la fois droite et courbe (…) bien et mal ensemble ». Mais cette révélation de l’homme, qui dévoile, à peine, jamais à fond, jamais pleinement, jamais totalement, une sorte de mystère (45) « le point extrême de l’âme, on ne saurait l’atteindre en marchand, même si l’on va jusqu’au bout de la route », pour autant qu’il soit en mesure de se laisser surprendre (73) «il importe surtout de ne pas parler et de ne pas agir comme des dormeurs », ne pourra que provenir d’événements successifs, qui prendront sens du fait d’une contradiction (8) «la plus belle harmonie se dégage de ce qui s’écarte de côté et d’autre », donc d’un rapport dialectique, entre soi-même et l’autre, soi et soi-même, par le truchement d’un autrui-miroir, fait d’expériences vécues, intégrées, ou une sorte d’Assomption, ainsi que Lacan la décrit dans le stade du miroir , où, à travers son reflet, le reflet de son image, l’enfant se ressent comme existant, comme potentialité, anticipation d’un construit, (93) «apollon tout-puissant, à qui appartient la faculté de rendre des oracles ne discourt pas, ne dissimule pas, il révèle (…) » comme un déjà là homme à venir, ce qui n’est pas sans point commun avec le visage dont Lévinas fait l’alpha et l’oméga de la part d’humanité en l’homme. Ce rapport dialectique, au sein duquel se fonde l’humanité, est évolutif, et n’est pas donné une fois pour toutes et sans changement (91) «car il n’est pas possible de s’avancer à deux reprises dans un fleuve identique», et chacun le vivra d’une manière unique, particulière et différente (12) «pour qui entrent dans les mêmes fleuves, toujours différentes sont les eaux où ils s’immergent ».

C’est cette conception d’Héraclite qu’on retrouve mise en œuvre dans le processus thérapeutique, puisqu’elle est comme l’écrit Simone Jacquemard, la permanence du devenir, lequel n’est autre qu’un questionnement, « l’individu a –t-il un sens, si ce n’est celui d’une interrogation permanente » , une permanente apparition –disparaissante, comme pourrait dire Jankélévitch, car comme le feu, allant et venant, de la braise aux flammes, qu’on peut croire éteint, mais qui couve encore, flamme qu’on peut ranimer, de nouveau pétillante, avant de redevenir braise, ce feu dont Héraclite fait un moteur d’humanité, ce qui au-delà même du symbole, fut aussi historiquement déterminant, qui bascule de la réponse à une question renvoyée, d’où s’élancera une autre réponse, ramenant à son tour une question nouvelle, du pourquoi jusque parce que, jusqu’au terme de la réduction à cuja , à la recherche de soi-même, à la fois présent, passé, et avenir, écartant l’ubris et attendant la phronesis . Le processus thérapeutique ressemblerait un peu à un détournement des eaux du fleuve Léthé (l’oubli) vers le Mnémosuné, faisant en sorte de transformer l’oubli en mémoire, pour agir sur lui, et n’être plus agi par lui, pour se construire sur et avec ses secrets, mis à jour, même s’ils sont plutôt déguisés, que dévoilés, laissant obsolètes les multiples retours du refoulé, qui s’expriment en autant de symptômes psychiques.

C’est peu comme si l’on passait de la tragédie, cette unité d’espace, cette unité de temps, où fige une souffrance devenue impensable, souffrance lourde, immuable, immobile, impossibilité de choisir entre des forces contradictoires, qui, après s’être déclinées, reviennent à leur point de départ, impossibilité de dépasser une contradiction, à un drame, peut être même à un «drôle de drame », dans lequel se met en œuvre une décision, certes toujours imparfaite, qui crée du malaise, de l’incertain, de l’hésitation, mais au final un peu de mouvement, un peu de vie, un brin de pensée retrouvée, une ébauche, une esquisse, comme peut l’être une démarche thérapeutique, qui initie, donne à voir, à prévoir, éclairant un parcours qui sera d’obstacles, mais devenus plus visibles, moins trous noirs du risque de la perte. Et quand nous décidons et choisissons, nous remettons à chaque fois en scène cette double incertitude dans laquelle s’inscrit le devenir de notre vie, son écartèlement entre deux néants, celui qui viendra, sans que je sache où et quand, lorsque je ne serai plus, celui qui aurait pu faire que je ne sois pas, puisque j’aurais pu ne pas naître, dialectique de la certitude de la mort, mais de l’incertitude du moment, de l’incertitude de ma naissance, mais de la certitude de son effectivité.
Au final nous pourrions dire comme l’écrit Lucien Jerphagnon au sujet de la pensée de Vladimir Jankélévitch, « l’homme n’est pas une fois pour toutes ; il se totalise par le devenir ; il remanie à tout instant ses certitudes et sa liberté, toute sa vie est occasion, et chacun de ses instants est aussi lourd que toute l’histoire du monde. Dans cette vie, instant d’instants, l’instant déjoue par avance toute prévisibilité, car il échappe à tout périodisme ».

Ce temps de la relation thérapeutique, tel que nous avons tenté de le définir, est un temps qui cherche à produire les conditions permettant à l’individu de se penser comme porteur d’un devenir, à partir de la transfiguration de son passé, ce qui en fait en quelque sorte un temps au futur antérieur, selon la conceptualisation qu’a pu en faire Jean Oury . C’est donc à la fois un temps du déjà là, du maintenant, de l’inscription, ce que Lacan écrit « faire sillon dans le Réel », mais d’une inscription pensée par rapport à un avenir, à un possible filtré par l’intention, qui suppose par conséquent la mise en œuvre du Symbolique . C’est un temps qui se déroule dans la tension, temps dialectique et polémique, comme dans un affrontement avons-nous dit à l’autre, où l’on retrouve la vulgate sartrienne du « je me pose en m’opposant », mais aussi dans l’effleurement, mais qui prend sens parce qu’il est rempli d’une intention, par conséquent d’une anticipation du possible de l’autre. Pour autant comme l’écrit Lucien Jerphagnon, commentant toujours la philosophie de Vladimir Jankélévitch, l’intention ne compte que si elle s’incarne dans l’instant et se survit dans la durée, si elle devient palpable, si elle se colore de caractères, donc d’une forme d’inscription dans la matière qu’elle creuse et grave, que si elle devient morale, c’est à dire soumise au vouloir, mais aussi au« devoir », qui est « régime de l’initiative et de l’œuvre » ainsi qu’au durable et à la continuité. Cette intention ne peut être pur effet de chance ou de hasard. Ce temps, pour Jankélévitch, ne saurait cependant nous être totalement connu, totalement dévoilé, être dans son intégralité accessible à notre entendement. En effet il n’est qu’un presque rien, quod et quid , instant et intervalle, faire et logos, qui ne peut que s’entrevoir, jamais se prévoir, comme il en est de l’art qui « ne nous donne pas à voir l’invisible ; il ne fait qu’entrevoir et nous ne savons dire quoi ». Il est dans le mi-voir, ce qui est en pleine conformité avec ce que nous disions plus haut du cadre de la relation thérapeutique qui se déroule à mi-voix et dans le mi-dire. C’est un temps, puisqu’il y a intentionnalité, qui se déroule dans le vouloir, fut-il exercé par procuration, à travers un autre, qui substitue ma défaillance dans la mise en acte d’une inscription, vouloir qui se décline dans le prévoir, le prévisible, l’attendu, l’espéré.

Mais c’est au cours de ce temps là que s’élabore, d’abord, un « instant de voir » , qui doit concourir à une décision thérapeutique, sur lequel même elle doit s’appuyer, décision qui s’énonce entre du certain et de l’incertain, du connu et de l’inconnu, en tentant toujours de réduire la part de l’inconnu et du doute. Cette tentative de réduction du doute, de limitation de l’incertain, de délimitation de l’inconnu, est une façon de construire du prévisible, c’est à dire de borner, d’inventer, de reconnaître notre terrain d’action et de manœuvre. Cette décision thérapeutique, « le moment de conclure » résulte donc à la fois d’un constat, d’un état, c’est à dire des moyens qui permettent de répondre à la situation créée par le constat, ou plutôt suscitée par le problème qu’il est chargé d’identifier, et d’un pronostic, soit l’articulation inscrite dans le concret de la réalité, appliquée à une situation particulière, et située dans une durée spécifiée, du constat et de l’état. Ce qui est qualifié ici d’état correspond aux indications thérapeutiques, c’est à dire aux modes d’actions en puissance, aux applications considérées dans leur abstraction, et aux effets qu’on peut en attendre. Ce sont des Idées en capacité d’être opérationnalisées, mais qui demeurent encore des virtualités, quoique déjà dotées d’un contenu, d’une substance en soi, bien que non encore réalisées. Le pronostic, articulation du constat et de l’état, ne saurait cependant être le même selon le degré de réalisation des substances de l’état, selon l’effectivité de la mise en œuvre des indications thérapeutiques. Mais seule une certaine durée, le déroulement successif du temps dans lequel évoluera la relation thérapeutique sanctionnera le pronostic, qui sera différent en fonction des différentes activations ou inactivations de l’état, en fonction de telle ou telle indication thérapeutique pratiquement mise en œuvre, ou même de l’abstention thérapeutique. Le pronostic sera donc constitué de constats partiels, successifs, qui renseigneront sur la qualité du soin mis en œuvre, et d’abord sur la pertinence de l’indication, pour anticiper un constat de modification du constat premier, initial, originaire. Si bien qu’il faut considérer le pronostic comme statique, ressemblant, la durée en plus, augmenté donc du « temps pour comprendre », à « l’instant de voir », tandis que l’indication thérapeutique est une possibilité de dynamisme. Mais c’est véritablement le soin, processus de mise en acte, de mise en œuvre de l’indication, qui aura le véritable caractère dynamique, car ce sera vraiment l’occasion de la réalisation, de l’application de l’indication thérapeutique à une situation concrète.

« L’INSTANT DE VOIR »

On pourrait dire de cet « instant de voir » qu’il est la construction d’une substance, d’une sorte d’invariant, qui intègrent des observations, des phénomènes d’expérience et de familiarité, les résument en quelque sorte, les contiennent et les absorbent, mais aussi les dépassent. C’est la création d’une nouvelle catégorie, qui s’élabore à partir d’autres signes, d’autres phénomènes, qui sont des éléments objectifs mais aussi subjectifs. C’est la construction de ce qu’on pourrait considérer comme une structure, c’est à dire une abstraction, une constante première, un théorème, à la manière de Pythagore, qui a recherché, comme l’écrit Lucien Jerphagnon , à établir « une constante a priori qui dépasse les expériences sensibles et qui s’applique à toutes » qu’il appelle « l’Un primordial », qu’on pourrait tout aussi bien appeler une monade . Cette recherche d’invariants dans les systèmes de pensée sera finalement, mutatis mutandis, reprise au vingtième siècle par le structuralisme. Pour certains, comme saint Thomas d’Aquin, ou comme saint Augustin, cette cause première, déterminant et informant toutes les autres, qui en découleront, ne pourra qu’être Dieu. Plus tard, on parlera avec Kant d’impératifs catégoriques. Mais en sera-t-il très différemment avec le matérialisme dialectique, les lois de l’histoire dégagées par Hégel, et les rapports de production selon la théorie marxiste, où l’infrastructure économique détermine la superstructure idéologique, ou avec l’inconscient psychanalytique, surtout l’inconscient collectif de Jung, car les conceptions de l’inconscient de Freud ou de Lacan, si elles considèrent que l’inconscient peut déterminer la vie consciente, le laissent dépendant, pour sa construction, de circonstances événementielles et historiques, et des contextes environnementaux. Mais on pourrait tout aussi bien faire observer que cet invariant, qui cherche à exprimer une certaine vérité de l’homme, à travers d’une part des examens de caractère scientifique, et d’autre part à travers l’anamnèse, est assez similaire à la conception de l’Idée platonicienne. En effet Lucien Jerphagnon nous dit qu’elle « persiste à travers le devenir et l’éphémère » , mais qu’aussi elle est un absolu, une vérité, qui devient indépendante des circonstances de son apparition, du phénomène sensible, « l’absolu est vérité, le sensible est dans l’approximation ; tandis que l’homme est dans l’entre-deux, entre les idées et le sensible » . Ce qui semble laisser penser que l’homme dispose d’une capacité de représentation de l’invariant, qui pourrait, par rapport à ce dernier, installer des degrés de liberté, au point d’agir sur la possibilité qu’il a de déterminer le sensible, et qu’il peut, selon ce qu’il privilégie dans le sensible, modifier la représentation qu’il se fait de l’idée, ce qui est toute la métaphore du mythe de la caverne . Ainsi pourrait donc être réintroduit dans la transcendance de l’idée platonicienne, une parcelle d’évolutivité, d’immanence, d’actualisation, ce qui sera la conception d’Aristote. Sans doute ce dernier cherche-t-il à dégager, lui aussi, un invariant, une substance causale, qui demeure à travers les changements, nous rappelant ainsi Parménide, substance non liée à un existant particulier, mais qui n’aura pas d’existence en soi, qui ne sera que virtualité, et qu’il faudra actualiser, ainsi que l’écrit encore Jerphagnon , pour qu’elle se réalise, les conditions de réalité de cette virtualité étant des causes , causes matérielle, formelle, efficiente, finale, par exemple.
On pourrait donc se représenter le diagnostic comme étant cette virtualité, cette matière, cette substance, qui prend forme, en partie de mon fait d’ailleurs, de part les applications que je mets en œuvre, qui sont des formes actualisant la substance, des causes faisant réaliser la virtualité, et qui détermineront ensuite les phénomènes dans l’ordre du sensible. Le diagnostic pourrait donc être considéré comme étant de l’ordre d’une épiphanie, c’est à dire d’une mise en lumière, ou d’une apocalypse, c’est à dire d’une révélation.

On pourrait s’interroger sur les conditions de cette révélation, d’une manière plus épistémologique. Relève-t-elle d’une sorte de démarche intuitive, de création ex-nihilo, ou en tout cas non analysée, non décomposée, non susceptible de reproduction, ce qui en ferait alors plus un art qu’une science, comme le propose Sextur Empiricus, qui énonçait, selon Jerphagnon « il convient de s’en tenir à la seule observation des phénomènes pathologiques, sans déborder inutilement sur la recherche de leurs causes ». Pour autant l’utilisation d’une méthode intuitive n’empêche pas la recherche des causes, et peut n’être seulement qu’un mode de connaissance immédiat, non inférentiel, qui n’est pas le fait d’un raisonnement analytique, inductif ou déductif conscient, qui n’opère pas un agencement, une classification, un ordonnancement dans les phénomènes, qui ne fait pas appel, volontairement, consciemment, à l’empirisme, mais qui peut, de manière implicite, toutefois s’appuyer sur des traces inconscientes, sur des souvenirs, sur une mémoire, sur des opérations de comparaison non catégorisées entre une perception, et ces souvenirs, ce qui s’appelle l’abduction. Cette connaissance abductive fonctionne souvent par rapport à la représentation, l’existence, que je peux avoir de moi-même, avant même toute possibilité mentale d’analyse, ainsi le petit enfant qui s’appréhende comme moi à venir malgré son indifférenciation, ce que Lacan appelle le stade du Miroir, appréhension de soi-même qui se construit à travers le désir qu’on peut avoir de lui, par le biais des mots dits par ses parents, qui le construise. Elle fonctionne aussi par rapport à la perception que j’ai de l’autre, que je construis comme existant, témoin d’humanité, porteur de plus que lui-même dans son visage qui l’exprime tout entier et au-delà de ce qu’il est, ainsi que le formule Lévinas , « on ne perçoit pas autrui dans ses éléments descriptifs, comme un objet ; mais comme un visage, qui est d’emblée une position éthique », et qui, dans ces conditions, entre en résonance avec moi-même, au-delà de toute perception, puisque , « le visage est signification sans contexte », ayant sens à lui seul, d’une manière indicible et inexprimable, au-delà de toute parole, hors de propos, car il est en soi discours, qui met en place la relation éthique, don absolu de soi, relation asymétrique , puisque « je me sens responsable d’autrui, sans attendre la réciprocité » et que « le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité », au-delà même de tout échange, de tout partage, car « on peut tout échanger entre être, sauf exister », et que l’être n’étant pas un avoir, s’il est possible de partager ce qu’on a il est impossible de partager ce qu’on est, d’où la nécessité de sortir de soi, dans une forme de don, pour com-prendre, pour percevoir l’humanité, soit « l’être qui se défait de sa condition d’être(…), le désintéressement », et qui ne peut « qu’être attesté par un témoin », proprement impensable, indicible, inconcevable presque, d’une autre nature que le visible, qui renvoie au mystère de l’infini « l’infini n’est pas l’invisible des sens, mais l’impossible à théoriser ». On pourrait donc dire que chez Lévinas le visage, certes épiphanie , qui n’est que dans le temps d’une rencontre, renvoie à un absolu, une figure de transcendance, une idée qui s’impose à moi, quoique je veuille, quoique je fasse, et dont le manque ne saurait que me causer une forme de nostalgie. Cet absolu, qui fonde la connaissance, s’exprime d’un coup, dans l’apparition du visage, qui n’est jamais analytique, qui est d’emblée synthétique , « la relation à l’autre ne peut se penser que comme synthèse et globalité ». On pourrait rapprocher cette épiphanie du visage d’une gestalt, cette forme, bonne forme, qui s’impose à moi, dans son essentiel, dans son essence, malgré tous les détails, toutes les complexifications, et dont la psychologie de la forme, avec W. Kôhler et K. Lewin, et en France, Paul Guillaume et Maurice Merleau-Ponty , notamment, a tenté de démontrer qu’il s’agissait là de la manière de perception et de connaissance spontanée de la réalité ; cette conception étant également théorisée par Maldiney .
On pourrait dire que la méthode abductive est aussi mise en œuvre par saint Augustin, pour appréhender la connaissance de l’absolu, de cet invariant, qui pour lui est Dieu, mais qui, s’il existe en soi, au-delà de soi, et de toute éternité, s’exprime cependant de manière plus immanente, à travers l’homme, sa sensibilité, ses sensations, des phénomènes, des souvenirs qui me permettent de le retrouver, une médiation, celle du fils, bref des éléments divers qui sont ceux de l’expérience, ce qui se rapproche des conditions de compréhension de « l’instant de voir ». Certes il existe bien une substance originaire, comme chez Aristote, car, même s’il « n’y a que l’esprit de l’homme qui sache ce qui se passe dans lui, et que ce secret soit impénétrable à tout le reste des hommes, il y a néanmoins quelque chose dans l’homme que son esprit même ne connaît pas », mais elle n’aliène pas la liberté de l’homme qui dispose d’une part de subjectivité, et qu’il dispose d’une liberté d’appréciation dans les moyens d’accéder à cette connaissance, qui ne peut que se faire par sa médiation, que parce qu’il est intercesseur « l’homme intérieur connaît ces choses par l’homme extérieur(…) mais elles ne répondent sur les demandent qui leur sont faites qu’à ceux qui sont en état de juger de leurs réponses ». Ainsi il apparaît que cet arrière monde peut se laisser entrevoir par les phénomènes, et comprendre par les souvenirs qui forment une expérience me permettant d’effectuer des comparaisons qui sont autant de décryptage du réel , car sans cela je ne pourrais dans mes discours distinguer la douleur d’avec le plaisir », mémoire qui balise le chemin, qui l’éclaire, qui fraye le passage, et forme si l’on veut une théorie sous-jacente, me permettant d’appliquer une sorte de grille de lecture au réel, qui permet les retrouvailles, qui organise un cheminement de recherche et de découverte .
Cette méthode abductive, et donc du malade en situation de souffrance psychologique, est, chacun le sait, une approche contestée par les tenants des méthodes scientifiques et de la démarche expérimentale, même s’il est bien évident que les méthodes scientifiques n’ont pas totalement, même chez ceux qui les emploient, s’y réfèrent exclusivement, se font les parangons de leur systématisation, supprimé le recours à l’abduction qui n’en demeure pas moins le premier temps de toute démarche scientifique.
Il y a en effet, y compris dans le domaine du soin psychologique, un souci de validation, de vérification, de recherche de lois explicatives à prétention scientifique, c’est à dire reproductibles et généralisables, qui vont avoir la même finalité que l’abduction, à savoir dégager une sorte d’invariant, ou valider son hypothèse. Pour dégager une sorte d’invariant, de loi générale, de cause première, de théorie explicative par conséquent, il faudra avoir recours à la méthode inductive, c’est à dire partir du sensible, des phénomènes, de l’existant, pour en quelque sorte remonter le temps, vers une cause de plus en plus univoque, de plus en plus déterminante à chacun de ses phénomènes, et ce, en essayant de dégager des corrélations entre ceux-ci, des dénominateurs communs, qui feront qu’en présence d’un élément, il sera plus ou moins vraisemblable, plus ou moins prévisible, plus ou moins probable, plus ou moins certain, de trouver l’autre. C’est dire qu’il faudra dégager des liens, des liaisons, entre les éléments, des variations entre les phénomènes, la force de ces liens renforçant leur caractère prévisible, la plus ou moins grande certitude de leur apparition. Cette conception laisse cependant une grande part à l’inattendu, le prévisible n’ayant qu’un caractère probabiliste. C’est pourquoi les tenants des sciences dites dures peuvent préférer, à cette méthode synthétique, (qui, expérimentation, vérification, validation, mise à part, fonctionne sur les mêmes ressort que l’abduction, qui établit des liaisons implicites entre les situations, au lieu de les expliciter, comme dans le cas de l’induction), une méthode analytique, hypothético-déductive, qui part de la théorie, du global, d’une anticipation de la cause initiale, pour vérifier son existence, et du même coup la pertinence de l’hypothèse théorique, de la supposition causale, qui construit à priori, par le calcul, et vérifie a posteriori par l’expérimentation, ce qui est parfaitement décrit par Bachelard , « déduire, c’est faire circuler l’évidence d’un point de départ, admis comme certain(la théorie) à un point d’arrivée que l’on veut établir (l’expérimentation) ; (…) la théorie anticipe la loi (…) il faut se poser des questions préalables (…) l’expérimentation infirme ou confirme la théorie (…) mais que la théorie précède l’expérience ne suppose pas que la théorie puisse se passer de l’expérience ». Mais cette pensée scientifique, qui cherche à être démontrée, à être prouvée, vise à rendre visibles des conceptualisations invisibles préalables, ainsi, toujours Bachelard , qui, ce faisant légitime l’abduction, « on conçoit la substance dans son aspect formel, avant même de la voir dans son apparence matérielle », mais encore « la formule développée est un substitut rationnel à la substance », et « la pensée scientifique commence par une époché, une mise entre parenthèse de la réalité » en « créant des noumènes (théories), qui chercheront des phénomènes (expériences), sachant que « le postulat dépasse toujours l’expérience ».

Poser un diagnostic apparaît donc, quelle que soit la méthode utilisée, comme une recherche d’unidimensionnalité, de préalable, d’origine, à partir de laquelle le devenir peut se construire, s’opérer, se mettre en place. C’est une tentative pour aller au-delà des phénomènes et des apparences du sensible, pour tenter d’approcher une vérité plus profonde, et pour dégager de l’universel derrière du particulier, en faisant en sorte que des situations individuelles puissent être rattachées à cette catégorie générale, laquelle sera ensuite utilisée comme décodeur, grille de lecture et de compréhension, et cause explicative, déterminante des particularités individuelles. Cette prétention à l’universel fait du diagnostic un entraîneur de comportements particuliers et singuliers, c’est à dire de réactions attendues, de réponses conditionnées, objectivables, anticipables, moyennant un aléa, une marge de variation, qui tient à la subjectivité des représentations de ce prévisible. Ce diagnostic, fut-il erroné, impacte l’avenir, au point d’induire ce qui n’existait pas, des phénomènes parfaitement inattendus. C’est donc un outil capable d’être prédictif, non de la durée, mais des différents états successifs évoluant au sein de celle-ci.
Mais s’il est incontestable que l’identification et l’énonciation d’un diagnostic sont déterminantes, pour les phénomènes et existences individuelles, singulières, particulières, on peut se demander quelle est la part du prévisible dans son identification, son invention, sa construction. En effet est-il pure induction, combinatoire de faits bruts, dont la réorganisation en une entité nouvelle est totalement inattendue, fruits d’investigations qui additionnent des faits d’expérience, même s’il faut avoir présent à l’esprit que les contraintes mêmes de la technique structurent, organisent, créent en quelque sorte la réalité, les investigations techniques, par leur aspect apocalyptique, mettant à jour de l’extra-ordinaire, du non-naturel, à défaut de révéler du surnaturel ? Ou est-il une anticipation d’un déjà là, déjà pensé, aperçu, entrevu, de manière intuitive, intuition alors capable de construire une sorte de prédicat théorique, donc du prévisible, dont on cherchera ensuite à vérifier, par le biais de la méthode hypothético-déductive, qu’il ne génère pas, qu’il ne produit pas d’inattendu.

LES INDICATIONS

Les indications apparaissent comme une réponse au diagnostic posé, en fonction d’un effet prévisible de celles-ci. Elles tentent d’établir un lien de causalité qui soit direct et déterminant, entre l’universel, tel qu’il résulte du diagnostic, et le particulier, tel qu’il résulte des symptômes individuels justifiant que soient appliquées des indications thérapeutiques, toujours pensées comme puissance de, causes sans matière, principes sans substance. Elles sont alors pures métaphores, avant que de trouver une application, une mise en acte, une réalisation. Elles sont des abstractions susceptibles de se concrétiser, de s’inscrire dans la matière des faits. Elles sont de fait, des entéléchies, c’est à dire des formes au sens aristotélicien du terme, ayant un but en soi. Ainsi, par définition, leurs effets sont attendus, comme cause de la substance.

Dans notre pratique , les indications sont posées au cours d’une réunion d’équipe pluridisciplinaire dite réunion de régulation succédant à une ou plusieurs consultations initiales. Lors de cette réunion, le ou les soignants ayant fait la consultation initiale présentent la situation et les hypothèses bio-psycho-sociales en jeu. Compte tenu de ces éléments l’équipe laisse libre cours à ses associations et les confronte aux différentes approches thérapeutiques offertes par l’unité et notamment les groupes thérapeutiques. Il s’agit de dégager une autre hypothèse selon laquelle la nature des soins envisagés anticipe un processus de transformation du jeune lui-même et de sa situation par rapport à autrui. Il ne s’agit pas d’une logique déterministe de type signes-diagnostic-traitement sur un mode causaliste mais d’une logique abductive plus intuitive que prédictive dont les effets seront réévalués après mise en route du traitement qui pour produire des effets thérapeutiques n’a nul besoin d’une connaissance exhaustive. Ce qui n’empêche l’affirmation ou l’infirmation du bien fondé d’être passé au crible d’une logique hypothético-déductive. Il s’agit d’une démarche scientifique et non scientiste à caractère probabiliste. L’abduction s’appuie néanmoins sur une méthodologie issue de l’expérience qui consiste à répondre à un certain nombre de questions concrètes :
- L’approche du jeune doit-elle être plutôt verbale que non-verbale
- Si plutôt non-verbale, davantage corporelle ou mettent en jeu indirectement le corps au moyen d’objets extérieurs (marionnettes, jeux, etc.),
- Privilégiant la mentalisation ou au contraire l’agi,
- Ayant recours ou non à l’imagination directe,
- Plutôt centrée sur la créativité que sur la répétition de techniques,
- Individuelle ou en groupe,
- Centrée sur le quotidien, voire l’histoire du sujet ou décentrée par la fiction,
- Avec un seul soignant ou plusieurs, compte tenu de la valence des personnes engagées dans le soin ( infirmier, éducateur spécialisé, psychologue, artiste plasticien, etc.)
- Articulée à une approche familiale ou non,)
- Se situant dans un espace allant de celui du bureau à celui de la campagne en passant par la ville ou des lieux dans la ville (atelier des beaux-arts, etc.) avec passages possibles de l’un à l’autre.
- Selon quelle fréquence et à quelle intensité ?
Nous répondons à ces questions en contournant les symptômes qui ne sont pas forcément perçus comme à réduire de force, les soins proposés devant pouvoir être supportés par le jeune et sa famille sans récupération des intérêts des uns et des autres, donc sans séduction du jeune ou de ses parents . Ce faisant, respecter le symptôme, c’est respecter l’autre dans sa différence, et respecter aussi sa souffrance, ce qui suppose par conséquent que nous nous interdisons d’être dispensateurs de normes et prescripteurs de règles, même si cette position de témoin va au-delà de celle d’un simple « spectateur engagé » , c’est à dire qu’elle n’est pas simple neutralité, fut-elle bienveillante, mais qu’elle affirme une intentionnalité, une responsabilité pour autrui, donc une idée et une projection d’un possible. Ce possible n’est pas un simple « present perfect », qui ne considère le moment qu’au filtre de la prétérition, mais un futur antérieur, qui considère l’avenir au filtre du passé, mais aussi des contextes du présent, qu’il cherche à dépasser, mais de manière subjonctive, c’est à dire comme un nécessaire soumis à conditions, un impératif souhaitable, mais marqué d’une certaine incertitude. On perçoit donc, à travers ces figures de style, ces combinatoires de temps grammaticaux, lesquels sous-tendent des rassemblements de contradictions et des tentatives pour les dépasser, des marges de variation, des incertitudes, des approximations, qu’on retrouvera dans les diverses médiations thérapeutiques, qui ne seront que des alphabets, des grammaires, des vocabulaires, pouvant permettre des paroles, créer des langages, inscrire des mots, produire finalement une cosmopolis, littéralement une cité du genre humain, un espace collectif, ou s’agira, et peut être s’agitera, un temps des interactions. Par le biais de cette cosmopolis nous tentons aussi de dépasser les effets de territoire que chaque soignant a tendance à vouloir délimiter, ainsi l’éducateur ne se limite-t-il pas à dire la règle et sanctionner la transgression, l’infirmier n’est pas dans un rôle de pur maternage, le psychologue de psychothérapie et le psychiatre de prescripteur).

Ces indications prennent la forme de médiations thérapeutiques, diversifiées, qui sont autant d’attributs, de prédicats de la substance, laquelle devient ainsi lorsque sont réalisées ces indications, qu’on pourrait qualifier de matière, qui sont des disponibilités, des possibilités d’action et d’application, des actions en puissance, et des formes, c’est à dire du prévisible anticipé, virtuel, contenu, destinés à orienter la matière .

On peut décrire ce que sont ces substances, dans leurs déclinaisons de forme, matière et attribut.
En psychothérapie, selon le panorama qu’en fait Guy Palmade , -mais aussi notre propre pratique -, c’est à dire dans le cadre du soin psychologique, celle-ci se répartissent entre suivis individuels, et suivis en groupe. La notion de suivi souligne la dimension temporelle de ce type de substances , qui peuvent donc passer par des états successifs, l’objectif étant toujours au bout du compte que l’individu singulier, le patient, se retrouve lui-même par delà ses symptômes- phénomènes, qu’il les dépasse, pour réapparaître comme entité, et comme essence, c’est à dire comme un sujet de quête, de désir, de plaisir et de peine, donc d’émotions et de représentations, qui se sera reconstruit avec l’aide de l’essence de l’autre, agissant comme sachant, ou comme interprète, si l’on se réfère aux conceptions de Michel Balat, miroir réfléchissant, grossissant, et projetant sur l’extérieur une représentation de soi cohérente, non détruite, non morcelée, que les aléas de la vie, les souffrances, certes peuvent compromettre, tenter de disperser, mais sans vraiment totalement détruire l’unité, cette sorte de fin en soi kantienne, ceci à la manière d’un hologramme, qui est d’abord métaphore d’un soi-même à venir, image d’un devenir, qui reste un tout quoi qu’il arrive, et avant d’être unité et individualité, est déjà malgré des situations d’éclatement, d’incertitudes, de rupture, de partition de soi, ce tout, malgré tout, pars pro toto quoiqu’il se passe.

LES GROUPES THERAPEUTIQUES

Mais les indications sont souvent aussi conduite à travers la médiation de groupes thérapeutiques, en référence aux théorisations de Jean-Pierre Klein et Michel Hénin .
L’activité de groupe fait traditionnellement partie de l’éventail thérapeutique habituel des services de psychiatrie, surtout infanto juvénile mais recouvre des réalités pratiques fort différentes.
Ainsi peut-on rencontrer des soins organisés en groupe de vie dans lesquels se retrouvent régulièrement les mêmes jeunes et les mêmes soignants dans les mêmes lieux et dans les mêmes temps tout au long de l’année voire des années durant. Ces groupes sans support déterminé s’appuient sur des activités et jeux du quotidien et n’échappent pas à une dérive plus ou moins pédagogique et à l’illusion de reconstruire une famille idéale, à travers notamment la mise en place de couples thérapeutiques, c’est dire qu’ils sont guettés à terme par une forme de sclérose et n’échappent pas à la substitution aux parents. Les enfants y sont admis le plus souvent sur des critères formels, d’âge, de pathologie identique dans une recherche d’homogénéité au nom d’une présumée cohérence des moyens à mettre en œuvre pour leur projet de soin, rejoignant ainsi le modèle hospitalier préconisé avec les cibles d’action, les protocoles et l’évaluation corrélative.
D’autres se donnent pour projet l’analyse d’eux-mêmes et de leur dynamique, ce qui implique qu’ils soient constitués et fermés dès l’origine ce qui est incompatible avec la pratique de service public. Ils se réfèrent à des modèles théoriques psychanalytiques ou psychosociologiques avec comme objectif la mise en lumière des fantasmes sous-jacents aux conflits engendrés par la rencontre. Or tout groupe constitué produit sa dynamique de groupe et l’analyse des interactions est d’autant plus malaisée que ce qui réunit les participants reste indéfini et flou autrement dit que le groupe de base et ses fantasmes balayant tout dans son mouvement chaotique l ’emporte sur le groupe de travail pour reprendre les formulations de W.R. Bion . Sont le plus souvent indiqués des jeunes présentant des difficultés relationnelles multiples voir des transgressions de la règle sociale. Ne parvenant pas à demeurer dans une optique psychanalytique ces groupes on tendance à osciller entre le laisser-faire et la perspective éducative d’apprentissage des règles et des limites.
D’autres s’organisent autour d’une réalisation concrète avec le désir d’une production achevée susceptible de rentrer dans le commerce selon une logique productiviste et l’idée que la qualité de la production achevée soit valorisante sur le modèle de l’ergothérapie. la distraction et l’occupation étant censées éloigner des contenus de pensée négatifs et la valorisation redonner confiance ; à l’évidence l’effet ne peut être que de courte durée et l’on se prive de toute spontanéité.
Il existe un 4ème modèle qui cherche à transcender les trois précédents, les patients et les soignants en communauté de vie, en analyse institutionnelle des conflits cherchant par eux-mêmes un projet qui les structure et qu’ils tenteront de mener à bien afin de ré-expérimenter une position de sujet désirant qu’on postule transférable dans leur vie et susceptible de traiter de l’aliénation sociale accompagnant leur aliénation mentale. L’hétérogénéité des indications est ici de mise.
Un 5ème modèle sous-tend les groupes dits de défoulement dans lesquels les pulsions doivent pouvoir s’exprimer, non pour être analysées mais pour être évacuées de façon cathartique. Défoulement par la verbalisation ou par l’activité corporelle. On oublie alors que le défoulement n’est que le retour du refoulé qui du coup reste irrésolu dans ses potentialités conflictuelles et anxiogènes. Y sont indiqués le plus souvent les instables, les traumatisés ou ceux dont on pense que l’histoire comporterait un secret.
Pour ce qui nous concerne, nous concevons les activités de groupe selon un modèle que nous voulons garant de la liberté fondamentale des personnes en soins. Nous le plaçons sous le primat de l’hétérogénéité parfois d’âge mais surtout psychopathologique, dans des espaces-temps distincts de la réalité quotidienne organisés par un argument ( histoires racontées, créations plastiques, équitation, escalade, piscine, marionnettes, etc.) avec des jeunes aux trajectoires de soins différentes ( hospitalisés ou en ambulatoire). L’utilisation de ces supports n’a pas pour objet la performance technique ou son apprentissage mais ce sont des prétextes à l’activité groupale et font partie de la définition du cadre offert aux jeunes avec ses contraintes. Ce cadre constitue une représentation a minima susceptible d’évoluer dans le temps et selon les participants aux groupes et les représentations évolutives qu’ils pourront s’en faire. Ce processus aboutira au bout d’un temps variable à la dénomination du groupe plus ou moins représentative ou poétisée par les soignants et les participants.
L’argument du groupe constitue un projet provisoire de groupe dont la fonction est d’abord de permettre de penser les indications. Celles-ci ne se feront jamais en réponse directe au symptôme qu’il faudrait réduire ou rééduquer, il s’agit plutôt de l’associer à l’activité afin de le dépouiller de son tragique et de sa solennité dramatique et le détourner vers un enrichissement de la personnalité, (l’inhibé devenant un sujet posé, l’agité un sujet plein d’énergie, le psychotique un sujet proche des grandes questions métaphysiques et existentielles, etc.). Le groupe n’a aucun projet sur chacun de ses participants et n’a défini aucun critère de ce qui serait considéré comme une progression au sein du groupe. Les interprétations catégoriques et adressées en direct au jeune tant des propos tenus, que des comportements ou des productions sont prohibées, ce qui n’empêche pas des hypothèses, des réflexions à haute voix sur le ressenti plus que sur l’inconscient. Dans la pose des indications les soignants anticipent dans une rêverie étayée par l’expérience l’adhésion du jeune qui reste néanmoins aléatoire ; celui-ci peut la discuter à tout moment. L’espace-temps ainsi créé et tout ce qui s’y déploie est purement symbolique même si l’activité s’appuie sur la réalité concrète. Cette conception pas plus que les autres n’évite certains écueils, rigidification du projet groupal et réification du support et élimination des jeunes qui ne s’y inscrivent pas, fermeture progressive au nom d’une histoire du groupe, dissolution du cadre, gestion caporalisante des absences des jeunes lors des séances de groupe, épuisement des soignants dans la répétition à l’identique des séances ( ce qui est différent d’une ritualisation de bon aloi), fixation sur les comportements en soi des participants au détriment des contenus psychiques ou à l’inverse interprétations en terme de causalité sociale , inconsciente, événementielle, absence d’engagement de soignants défendus à l’excès ou indifférents au nom d’une neutralité qui oublie pour le coup d’une bienveillante.

L’intérêt principal, pensons-nous, d’un groupe thérapeutique est de créer les conditions de la tridimensionnalité, espace du déroulement constant de la vie, à la fois soi en mouvement par rapport à l’extérieur de soi, par rapport à l’intérieur de soi, dans un ici et maintenant toujours mouvant, changeant, de succession en succession et d’aventure en aventure : soi-même, les autres, et l’autrui-miroir de son passé, de ses projets, de ses désirs. La tridimensionnalité est une forme de rupture de la causalité linéaire, offre un espace pour le jeu, le jeu dans le jeu, pour conduire à l’imprévu, l’émerveillement, la surprise, qui malgré tout ce qu’on imagine qu’il se passera, rien n’est jamais tout à fait comme on le prévoyait, car le groupe crée son langage et sa vie propre, langage du sens, de l’émotion, des productions. Cette tridimensionnalité a d’ailleurs été identifiée comme essentielle au développement harmonieux des enfants ..

LA DECISION ET LE SOIN

Entre le diagnostic et l’indication, s’inscrit la décision, c’est à dire le lien qui s’installe entre les deux, en espérant qu’il prenne, comme s’inscrit aussi ce qui va originer le processus thérapeutique, faire qu’il se met en place ou non, lancer le transfert, qui est son moteur, et qui n’est rien d’autre que cette forme de percolation dont Eric Fiat parlait à propos du temps . Cette décision, qu’on essaie d’étayer au maximum, en identifiant un diagnostic aussi rigoureusement que possible, en anticipant dans leurs détails et leurs moindres effets, l’efficacité des indications, reste cependant encore une forme de pari. C’est la raison pour laquelle on peut admettre, avec Lucien Israël , que « l’incertain n’est pas l’aléatoire, et c’est pour cela que nous pouvons y injecter des stratégies et les optimiser », bien qu’il faille « décider dans l’incertain », et encore que « le certain lui-même présente au décideur une série de choix successifs, qui supposent de construire un arbre de décision ». Cette incertitude ne doit pas cependant dispenser de l’action, ni d’établir un diagnostic, ni de penser des indications, ni de les appliquer. Cette incertitude ne doit pas conduire à l’inhibition, qui serait alors une soumission à la toute-puissance du présent, de l’instant, mais d’un temps qui ne serait plus ni linéaire, ni circulaire, mais serait dilaté, englobant, qui deviendrait le temps de la mélancolie, différent du temps de la nostalgie, car la nostalgie se construit sur le souvenir, et la mélancolie sur l’évacuation de celui-ci au profit d’un temps blanc, amorphe, engluant, lent et lourd à en étouffer, à en mourir. Ceci équivaudrait alors à nier toute relation thérapeutique, et à dire qu’elle ne peut exister dans les situations d’incertitude et d’angoisse, alors même que ce sont ces situations où elle est peut être la plus nécessaire ; à nier également toute hypothèse de relation, et à nier toute humanité. On se souvient en effet qu’aussi bien dans les camps de concentration nazi, que dans les hôpitaux psychiatriques français d’avant le mouvement de psychothérapie institutionnelle, ce qui avait disparu, c’était cette scansion du temps, qui était devenu une durée que plus rien ne rythmait, ni passé, ni avenir, ni espoir, ni mémoire, ni terme de fin, ni origine précise.
Mais c’est la décision thérapeutique, l’identification qu’elle fait d’un diagnostic, qui, posant un début, réduit à une cause, et envisageant une fin, pensée comme une évolution, à travers une démarche de soin qui mobilise du prévisible, crée le temps. Ce temps ne prend sens que dans un rapport dialectique, qui peut offrir parfois des échappées à ce qui était prévu, des interstices, fissures, où l’incertain s’insère dans la relation thérapeutique, pour lui faire prendre d’autres chemins, pour lui faire faire des découvertes. C’est parce qu’il y a d’abord cette définition du prévisible que l’inattendu a sa chance.
C’est la décision thérapeutique qui met en place le prévisible, mais la part d’incertain dans laquelle elle opère, permet que surgisse, un peu comme « un je ne sais quoi », cet inattendu, cette surprise, qui permet d’entrevoir ce qui n’est pas encore mais pourrait devenir, comme est cette anticipation de l’autre qui est au cœur de la relation thérapeutique.
Sans doute, dans ce temps de la relation thérapeutique, tout sera toujours, malgré tout, éternel retour, éternel recommencement, rechute et reprise, perpétuel départ, impossible terme, celui-ci toujours quelque peu inachevé, jamais parfait, encore moins plus que parfait, ce qu’on voudrait pourtant, qu’on espère cependant, par conséquent un temps lourd qui ne bruissait de rien, qui n’était traversé d’aucun événement, un peu comme il en est du temps conçu par Parménide. Et l’on pourrait inscrire toute relation psychothérapeutique entre ces deux conceptions, d’un soin psychologique toujours guetté par le néant, la rechute, la régression, le retour à l’initial, c’est à dire un peu au rien qui ne serait plus contenu, ce que pourrait être ce temps déjà trop plein de lui-même que ne remplit plus aucun événement, et ce temps d’essais, d’erreurs, de recherche, non pas d’allers-retours, mais du pas de côté, du mouvement, de la circulation d’une parole entre moi, et ce témoin, qu’est le thérapeute, autre moi-même car il est un peu mon reflet, ce que je suis pour lui, autre moi-même car il est ce que je pourrais être, à travers ce qu’il me donne à voir, et qui est ce ce-à-voir, que je pourrais m’approprier, pour me connaître, c’est à dire repartir dans la vie, et me retrouver, ce fonctionnement de la psychothérapie se situant dans le temps de Héraclite. Mais on dit aussi que la thérapie réussie revient à ne vouloir que reproduire et non se répéter autrement, redire, se rejouer, refaire le chemin déjà emprunté, redire son histoire, à nouveau alors, éternel détour, métaphorisé par la spirale, autre façon possible de décrire le temps de Parménide.
Ainsi ces deux conceptions pourraient nous éclairer et nous guider pour comprendre où nous en sommes, à quel moment, d’une relation thérapeutique, dans la circularité, qui alors n’est pas ou n’est plus processus soignant, thérapie non enclenchée ou finie, ou dans la linéarité, thérapie en œuvre et à l’œuvre, à la man-œuvre, c’est à dire qui se construit dans la peine, la douleur, le travail, jamais facile, toujours incertaine, envahie d’un désir d’arrêt et de régression, quoiqu’on sache qu’il en est toujours ainsi, quoiqu’on prévoie qu’on en passera par ces défilés étroits, ces percolations, mais qui, à un moment, telle la Moldau, ou n’importe quel ruisseau, peut retrouver le cours qui va vers l’embouchure, émerveillement toujours inattendu, comme l’est chaque fois le nouveau matin qui vient au monde.

**********************************************************

BIBLIOGRAPHIE

- Anzieu Didier, Le Moi Peau, Dunod, Paris, 1975
- Aristote, Ethique à Nicomaque, Garnier-Flammarion, Paris, 1974
- Aron Raymond, Le spectateur engagé, Julliard, Paris, 1981
- Bachelard Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Quadrige, Gallimard, Paris, 1975
- Bachelard Gaston, La philosophie du non, Quadrige, Gallimard, 1981
- Balat Michel, Le musement de Peirce à Lacan, Revue Internationale de philosophie, Vol 46, N° 180/01/92
- Balat Michel, Notes sur le futur antérieur : commentaire autour d’un extrait d’un séminaire de Jacques Lacan, in Institutions, Revue de psychothérapie institutionnelle, N° 36, mars 2005
- Bion, Wilfred, Recherches sur les petits groupes, PUF, Paris, 2002
- Camus Albert, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942
- Fiat Eric, Le temps, Questions de philosophie – Internet : http:/philo.pourtous.free.fr/Articles
- Guillaume Paul, La psychologie de la forme, Flammarion, 1979
- Guitton Jean, Dieu et la science, entretiens avec G. et Y . Bogdanoff, Grasset, Paris, 1998
- Héraclite, Fragments, in Simone Jacquemard, Héraclite d’Ephèse ou le flamboiement de l’obscur, Arfuryen, Orbey, 2003
- Israël Lucien, La décision médicale, Calmann Lévy, Paris, 1980
- Jacquemard Simone, Héraclite d’Ephhèse ou le flamboiment de l’obscur, Arfuryen, Orbey, 2003
- Jankélévitch Vladimir, L’irréversible et la nostalgie, Flammarion, Paris, 1978
- Jankélévitch Vladimir, Le Je ne sais quoi et le Presque rien, nouvelle édition remaniée, Le Seuil, Paris, 1990
- Jerphagnon Lucien, Vladimir Jankélévitch, entrevoir et vouloir, Editions de la Transparence, Paris, 2008
-Jerphagnon Lucien, Histoire de la pensée, d’Homère à Jeanne d’Arc, Tallandier, Paris, 2009
- Klein Jean-Pierre, Hénin Michel, Métapsychothérapie de l’Enfant et de l’Adolescent, Editions scientifiques et techniques, Paris, 1999
- Kôlher, Wilhem, Psychologie de la forme, Idées, Gallimard, Paris, 1964
- Lacan Jacques, La lettre volée, in Ecrits 1, Le Seuil, Paris, 1966
- Lacan Jacques, Le stade du miroir, in Ecrits 1, Le Seuil, Paris, 1966
- Lacan Jacques, Le temps logique, in Ecrits 1, Le Seuil, Paris, 1966
- Lévinas Emmanuel, Ethique et infini, Fayard, Paris, 1982
- Maldiney Henri, Crise et temporalité de la psychose, in Empreintes et figures du temps, Eres, Toulouse, 1990
- Merleau Ponty Maurice, phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1965
- Montmollin (de) Isabelle, La philosophie de Vladimir Jankélévitch, PUF, Paris, 2002
- Oury Jean, Il, donc, Union Générale d’Editions, Paris 1978
- Oury Jean, Les séminaires de la Borde, Champ social, Nîmes, 1988
- Palmade Guy, Les psychothérapies, Que sais-je, PUF, 1978
- Parménide, Fragments, traduction de Marcel Conche, PUF, Paris, 2009
- Platon, La République, Livre VII, traduction E. Chambry, Folio, Gallimard, Paris 1992
- Saint Augustin, Les confessions, Livre X, Folio, Gallimard, Paris 1993
- Valéry Paul, La crise de l’esprit, in Variétés 1 et 2, Poche, folio essais, Gallimard, Paris 1998

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.