RETROUVER L’ESPRIT DE LA POLITIQUE DE SECTEUR PSYCHIATRIQUE
Les recommandations en urgence formulées par Madame Adeline HAZAN, Contrôleure général des lieux de privation de libertés le 8 févier 2016, à l’issue de la visite effectuée par ses services au Centre psychothérapique de l’Ain à Bourg en Bresse du 11 au 15 janvier 2016, mettent en lumière des pratiques soignantes indignes d’un pays qui se dit civilisé, et pointent l’urgence à conduire une réflexion éthique dans les établissements psychiatriques, qui semblent cependant assez résistants à cette approche.
En effet, que le directeur de l’établissement de Bourg en Bresse déclare que les pratiques de son établissement ne lui paraissent pas significativement différentes de celles de la moyenne des établissements français, fait craindre que nombre d’établissements psychiatriques pourraient être des lieux de non droit. De tels propos, en outre, témoignent qu’il n’avait pas été particulièrement interpelé par les pratiques dans son établissement, qui, somme toute, devaient lui apparaître naturelles. On n’insistera pas sur ce que de tels propos peuvent avoir d’indécent, et même d’indigne, s’apparentant peu ou prou à un « responsable, mais pas coupable » de jadis, avec, en l’espèce, pas même le sentiment d’une responsabilité. Doit-on s’en étonner quand, au sein des établissements hospitaliers, l’essentiel de l’attention se porte de plus en plus sur la rigueur budgétaire, l’équilibre financier, avant prise en considération de l’humain, qui est pourtant la raison d’être de l’hôpital, qui, ce faisant, malmène ses personnels, mais on le voit aussi, à travers cet exemple de Bourg en Bresse, ses patients ?
Une telle attitude montre aussi une forme de résignation à des situations – ce qui est souligné dans les attendus des recommandations formulées par la Contrôleure des lieux de privation de liberté - qui ne mobilisent plus d’indignation, et qui entraînent progressivement une forme d’indifférence à l’autre, de distanciation qui progressivement se transforme en routine. Ce que finalement facilite toute la protocolisation développée par l’HAS (Haute Autorité de Santé), qui finit par occulter toute individualisation du soin, toute réflexion individuelle et personnelle sur le soin, et finalement toute pensée qui s’écarterait d’une norme. Une réflexion éthique, à travers une structure ad hoc, mais aussi une reprise des pratiques, une supervision, ou même, tout simplement, des réunions cliniques régulières, en équipe, - mais dans un cadre de parole libre, et non de toute puissance médicale supposée savoir – auraient sans doute pu minimiser de telles dérives.
Mais cette situation, qui n’est sans doute pas nouvelle, était probablement apparue également naturelle aux experts visiteurs de l’HAS, à l’occasion des visites de certification de l’établissement (chaque établissement de santé en ayant connu au moins 3). A quoi peut bien servir une telle procédure, lourde, coûteuse, en argent, temps, investissement pour les soignants, si elle ne contribue pas à identifier et améliorer ces dysfonctionnements ? Faut-il penser que cette procédure n’a qu’un caractère bureaucratique, qui n’a d’effet d’amélioration de la qualité des établissements (procédure dont c’est la raison d’être) de soins que performatifs, (quand dire, c’est faire - ou croire faire -). A quoi sert en effet d’afficher dans tous les services la Charte du patient hospitalisé, si c’est pour ne pas l’appliquer ? Mais qu’elle soit affichée a pu peut-être paraître suffisant à certains experts visiteurs.
Elle prouve aussi la faillite des tutelles : ARS et leur délégation territoriale, qui, préoccupées de rationalité financière, ignorent presque tout du terrain. Faudrait-il rendre obligatoire pour tous ces fonctionnaires d’autorité ou de contrôle des stages de sensibilisation effectués au sein des services soignants ?
Après ces constats il convient maintenant de dégager quelques pistes d’analyse susceptibles d’expliquer cet état de fait.
D’abord il convient de ne pas jeter l’opprobre sur les personnels de l’établissement (ce que ne fait d’ailleurs pas la Contrôleure des lieux de privation de liberté), qui n’ont certes pas agi intentionnellement, qui ne sont pas « maltraitants » professionnels.
Mais ils sont prisonniers d’un contexte ambiant sécuritaire, d’une représentation sociale du malade psychiatrique considéré comme possiblement dangereux, pression sociale qui fait de l’enfermement de la déviance, et des contentions, comme une évidence.
Ils sont aussi victimes d’une perte de la mémoire de ce que fut la psychiatrie, et de ce qui avait motivé sa transformation. La Contrôleure générale des lieux de privation de liberté mentionne d’ailleurs que les équipes du Centre psychothérapique de l’Ain sont constituées de jeunes diplômés. Qui se souvient en effet que la psychiatrie française s’est transformée radicalement après la seconde guerre mondiale, à partir du traumatisme qu’avait représenté la famine qui y régna durant ces années sombres, occasionnant environ 60 000 morts de faim et de maladies associées à la malnutrition, et de l’assimilation faite entre l’organisation des établissements psychiatriques et celle des camps de concentration, volonté génocidaire mise à part ? Qui sait encore que la politique dite du secteur psychiatrique (une même équipe, pour une zone géographique précise, et une population déterminée, assurant la prévention, la consultation en amont de l’hospitalisation, l’hospitalisation, les soins de suite et la post-cure, mais aussi le développement d’alternatives à l’hospitalisation, et l’ouverture des hôpitaux psychiatriques sur la société), aujourd’hui abandonnée dans nombre d’établissements, mit un terme à l’hospitalocentrisme, qui suscite des pratiques souvent contraignantes, pour réintroduire les patients dans la vie ?
Ces pratiques nouvelles instituées par le secteur psychiatrique se sont accompagnées de l’arrivée de nouvelles professions dans les établissements (éducateurs, psychologues), de nouvelles méthodes thérapeutiques (la psychanalyse en particulier), de l’introduction de médicaments efficaces, mais aussi d’une conception nouvelle de la maladie mentale, considérée comme un trouble susceptible d’évoluer, de se transformer, voire de guérir – donc d’un retour à la vie -, et non plus comme une dégénérescence, état biologique peu susceptible d’évoluer. Ces méthodes nouvelles considéraient en outre qu’il fallait du temps pour produire leur effet (alors qu’aujourd’hui on pense thérapies brèves, ce qui a sans doute un coût moindre), et qu’il appartenait à chacun de s’aménager avec ses symptômes, pourvu que la souffrance s’apaise (alors qu’aujourd’hui la tendance est de vouloir les réduire, les effacer, pour redonner des comportements conformes aux attentes sociales, - ce que permettent les méthodes cognitivo-comportementales, qui s’appuient sur les théories, certes revisitées, du conditionnement -).
Il faut peut-être aussi considérer que le recours de plus en plus massif à des médecins à diplôme étranger, originaires d’autres cultures, et qui ignorent pour la plupart tout des normes juridiques du droit positif français, s’il est possible dans les services somatiques, MCO, dans lesquels l’aspect technique est prépondérant, n’est pas nécessairement aussi pertinent dans des services de psychiatrie, qui sont confrontés à l’individu, dans son intimité, mais aussi ses représentations sociales et culturelles.
Enfin une grande partie du soin psychiatrique opère par la relation (ce que les psychanalystes appelle le transfert), ce qui, à force d’être minimisé par les tenants d’autres approches, en arrive à être nié, jusqu’à ces situations extrêmes. Or une relation de qualité suppose des effectifs soignants plus nombreux dans les services de psychiatrie que dans les autres. Le nombre fait le soin, et la sécurité, car il empêche même les situations de violence de se développer, par le climat de confiance, d’apaisement, de sérénité, qu’il installe. Il paraît donc urgent de cesser de réduire les effectifs de personnel soignant, ou de les transférer sur des fonctions logistiques (ainsi les services informatiques, les services qualité, les services communication s’étoffent, quand diminuent les effectifs soignants), si l’on veut que la qualité des soins soit plus qu’un slogan, dépourvu de contenu effectif.
Finalement la logique financière – évidemment nécessaire mais non suffisante – qui imprègne les établissements hospitaliers, impacte les théories, les méthodes, les pratiques thérapeutiques, au risque d’aboutir, à l’extrême, à la situation dénoncée.
Mais aussi la pensée dominante en termes de soins, défendue par l’HAS, qui insiste sur les protocoles, amène à ne considérer les situations qu’en termes de comportements, de symptômes, d’événements, indésirables, ou attendus, et donc ne perçoit plus les patients comme des individus singuliers, particuliers, dont toutes les attitudes peuvent faire sens, et qu’il faudrait, dès lors, respecter. Cette pensée, qui postule cependant la dignité du malade, qu’elle voudrait soutenir, ne considère qu’une dignité posturale, et non une dignité ontologique, dont le philosophe Eric Fiat[1] a pourtant démontré combien elle était nécessaire, et pouvait être mise à mal, par des conditions de vie indignes de la dignité de l’homme. Mais qu’elle disparaisse de la pensée des hommes, alors la dignité posturale –et le cas d’espèce le prouve exemplairement – risque bien de se perdre à son tour.
Alain VERNET, Psychologue, diplômé en droit et philosophie – Membre du Conseil d’Orientation de l’Espace Ethique Régional – région Centre
[1] Dans Grandeur et misères des hommes, petit traité de dignité, éditions Larousse- 2012