alain.boutat (avatar)

alain.boutat

Professeur

Abonné·e de Mediapart

153 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 novembre 2020

alain.boutat (avatar)

alain.boutat

Professeur

Abonné·e de Mediapart

POURQUOI L’AFRIQUE DEVRAIT-ELLE ENGAGER SA PROPRE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE ?

Il n’est pas piètre jeu de s’interroger sur le retard pris par l’Afrique sur d’autres continents. Le thème est de circonstance, amplifié par des desseins légitimes de progrès. Parmi les causes prégnantes, il y a la malgouvernance endémique, l'effroyable criminalité financière et les écueils pérennes aux échanges internationaux. Il en résulte un impact désastreux qui exige un sursaut radical.

alain.boutat (avatar)

alain.boutat

Professeur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L'un des spécialistes des mécanismes financiers africains, Cheikna Bounajim Cissé, préconise une rupture avec les programmes du Fonds monétaire international (FMI), institution dédiée à l'origine à l’éradication de la pauvreté. D'après l’économiste malien, « Assis sur des mines d’or et des gisements de pétrole, les pieds dans l’eau, les pays africains continuent à tendre, sans discontinuité et pour tout ou rien, la sébile pour obtenir l’obole » (1). Faisant peu litière du truisme selon lequel la matière grise est plus efficace que la matière première, « l’émergentier » n’a pas tort de fustiger l’ennemi juré de l’Afrique qu’est l’Africain lui-même et de souligner l'importance du développement endogène, à l'instar de celui de l'Inde ou de la Chine.

Inde volontariste et ingénieuse

En réalité, à l’époque où l’Europe devint le principal foyer de la révolution industrielle entre 1760 et 1840, l’Inde volontariste et ingénieuse était connue pour la dextérité et l'habilité de ses légions d'artisans, décrites amplement plus tard par Thomas Henry Holland. Cette colonie sud-asiatique, jadis sous le joug des Maharadjas et des Gouverneurs britanniques, figurait alors dans le peloton de tête des métiers tels que les textiles, les métaux ou les constructions navales. Le polymathe Karl Marx, l’un des penseurs les plus influents en sciences humaines et sociales, écrivit en 1853 : « Les importations coloniales, inondant de cotonnades la mère patrie des cotonnades, ont parallèlement déraciné, sur toute la surface de l’Hindoustan, l’union archaïque qui régnait entre l’agriculture et l’industrie » (2).

Indépendant depuis 1947, le pays du Mahatma Gandhi et du Pandit Nehru a pu booster sa croissance jusqu’à devenir le cinquième pays mondial en termes de produit intérieur brut (PIB), bien devant les anciennes puissances coloniales comme le Royaume-Uni et la France. Selon un aphorisme fort réputé, « l’Inde est un pays riche habité par un peuple pauvre ». Néanmoins, se distinguant par sa grande diversité culturelle, historique et religieuse, elle présente aujourd'hui un enviable potentiel dans de multiples domaines de la science fondamentale, de la technologie organique, de la technique codifiable, du savoir-faire empirique et de la recherche appliquée.

Règne déterminé de Mao Zedong

S’agissant de la Chine, le contexte général fut longtemps dominé par la problématique agraire, avec 90 % des paysans sans terres jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Les nationalistes du parti Kuomintang de Tchang Kaï-chek contrôlaient alors les rouages de la force économique du pays. Victorieux en 1949 à l'issue d'une longue guerre civile, le « pouvoir ouvrier » s'accapara d’abord de l'appareil d’État, puis déclencha l’absorption progressive du secteur privé par le monopole wéberien de la « violence légitime ». Ainsi, en 1960, la transformation résolue et effrénée des rapports de propriété était quasiment bouclée sous le règne déterminé de Mao Zedong.

Dans ces conditions particulières, nonobstant l’idéologie importée du parti communiste dès sa fondation en l'an 1921, dogme politico-socio-économique diversement adapté aux réformatrices qualités confucéennes des disciples peu ou prou fidèles au « Grand Timonier », l’aide intéressée des puissances étrangères apparaissait désormais comme la cerise sur le gâteau, couronnant une volonté manifeste de progrès, grâce à la formation continue d’une main-d’œuvre subtile, énergiquement disciplinée et relativement bon marché, dans le cadre des orientations stratégiques tournées, au-delà de la vulgate marxiste, vers le capitalisme d'État et le développement autocentré (3). Eh bien ! Le « miracle économique chinois » est patent, l’Empire du Milieu occupant dorénavant la deuxième place mondiale quant au PIB en valeur nominale, juste derrière les États-Unis d'Amérique !

Trajectoire suivie par l'Afrique

Adeptes de politiques forgées par la détermination d’autorité et la fermeté d'action, l’Inde postcoloniale et la Chine populaire, à la fois adversaires historiques et partenaires économiques, n’ont pas gâché les efforts pour faire courber une sombre réalité aux ambitions de prospérité, souvent au prix de pénibles sacrifices imposés à leurs peuples. Toutefois, ces pays n’ont pas ignoré que l’agriculture « ne trompe jamais » et que la production manufacturière est toujours un marqueur de développement. Et cela, à la faveur des principes anti-monétaristes et post-keynésiens, privilégiant le rôle central de l’industrie dans l’émergence des nations. La trajectoire suivie par l’Afrique est bien différente. Pataugeant dans la misère d'un long combat pour la survie, elle n’a cessé de souffrir de nombreux maux : dégradations étatiques, guerres ethniques, dictatures politiques, putschs cycliques, désastres écologiques, paupérismes chroniques... 

Ces maux sont si sévères et variés qu’il semble facilement illusoire de prétendre pronostiquer leur prompte guérison sur la base des thérapies politico-socio-économiques qui viendraient avec grâce de l’Asie, de l’Europe ou de l’Amérique. Les maîtres des seigneuries régnantes et les guerriers qui les ont continûment accompagnés sur les territoires pillés de l'Alkebulan, depuis la violation européenne de la Terra incognita au XVe siècle, ont leur part de responsabilité dans les connivences de cruautés sanguinaires et de destructions élémentaires des sociétés africaines. Ces malheurs ont ensuite été progressivement alourdis par l’esclavagisme, le colonialisme et le néocolonialisme, que d'autres peuples résilients ont néanmoins su surmonter, en domptant à leurs propres avantages des secteurs stratégiques essentiels à l'essor des nations nûment aiguillonnées. 

Freins à l'envol économique

En complément de fléaux séculaires, force est de constater avec amertume un accroissement contemporain des prévarications élitaires dans tous les azimuts, une sorte de prolifération massive des atteintes à la fortune publique et des vols à peine voilés qui constituent autant de freins à l'envol économique. Dans le dernier rapport de la CNUCED sur le développement en Afrique, il y a lieu de noter l’effrayant scandale des flux financiers illégaux, provenant de la corruption rampante, du détournement de fonds, de l’abus de fonction, du trafic d’influence et de l’enrichissement illicite.

L’organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies à Genève révèle, par la suite, des « valeurs aberrantes » de la richesse privée détenue dans des comptes bancaires offshore : « Cette fuite de capitaux prive les pays concernés d’accéder au développement et retarde leur décollage. Elle les empêche d’investir dans les secteurs vitaux tels que l’éducation, la santé, l’infrastructure et, in fine, elle compromet sérieusement la réalisation des objectifs poursuivis de développement durable [...]. Et qui plus est, les sommes qui trouvent refuge dans les paradis fiscaux dépassent de loin les montants reçus au titre de l’aide publique au développement ou ceux reçus sous la forme d’investissements directs étrangers » (4). C’est dire que nous sommes en face d’une machine appauvrissante à plein régime !

Tumultes socio-politiques exacerbés

Par ailleurs, la croissance africaine, tant vantée ces dernières années, n’est pas synonyme de développement économique, car elle découle essentiellement de l’exportation des ressources non transformées du sol et du sous-sol, sans valeur ajoutée réelle ni opportunité pour les indispensables emplois productifs. Selon les projections établies par la Banque mondiale (BM), 75 % des jeunes ne pourront accéder au marché du travail salarié dans les années à venir (5). Et, d’après la Banque africaine de développement (BAD), pour atténuer de vives tensions, les économies du continent le plus maltraité de l'univers devraient créer 29 millions d’emplois par an d’ici 2030 (6), qu’elles ne sauraient trouver dans la précieuse agriculture, l’exploitation décevante des matières premières et le tourisme incertain de masse.

Entre-temps, aux enjeux de développement s'ajoutent des signes précurseurs de vulnérabilité et des défis herculéens. La population africaine, estimée à deux milliards en 2050 (un habitant du monde sur quatre), est à la fois une bombe à retardement et une prouesse à double incidence. Comment faire face à ce surplus considérable de bouches à nourrir, de désœuvrés acquis au mirage de l’exotisme et de candidats rongés par le désir de l’expatriation risquée au-delà des mers, dans un contexte de tumultes socio-politiques exacerbés ?

Pierres d'achoppement majeures aux échanges

Après des taux de progression décennale de l’ordre de 3 % à 4 % en moyenne annuelle, le PIB par habitant stagne désormais à moins de 4 000 dollars constants, tandis que l’encours de la dette publique représente 56 % du PIB continental et celui des créances privées avoisine 70 % des recettes d’exportations. Il y a lieu de noter que les pays sans matières premières conséquentes, comme l’Île Maurice ou les Seychelles, résistent, autant que faire se peut, aux fluctuations erratiques des marchés et à la malédiction des produits de base.

Du côté des infrastructures, la situation n’est pas plus reluisante (7) : environ 650 millions de résidents vivent sans électricité, avec un taux d’accès à l’énergie inférieur à 40 % et un coût effectif moyen pour les firmes manufacturières quatre fois plus élevé que les tarifs industriels pratiqués dans d’autres continents du globe ; la part de la population au bénéfice des services d’eau consommable est de près de 63 % contre plus de 90 % en Asie et en Amérique latine ; le réseau routier demeure le moins dense du monde (7 kilomètres de bitume pour 100 kilomètres carrés), mais présente des prix de fret deux à quatre fois plus élevés par kilomètre qu’aux États-Unis et des durées de parcours des corridors destinés à l'exportation des biens deux à trois fois plus longues qu’en Asie, constituant finalement des pierres d'achoppement majeures aux échanges intracontinentaux.

Réponses foireuses et ténues aux défis polymorphes

Outre le réseau routier terrestre, des ports essentiels au commerce international se trouvent encombrés et retardent les livraisons de colis par incurie débordante, et des aéroports sont désertés par des compagnies aériennes nationales défaillantes pour faire la place aux aéronefs d'entreprises d'aviation étrangères. Il est pourtant établi que les infrastructures fondamentales représentent de dominants facteurs favorables au développement. L’accumulation nocive de projets industriels mort-nés et l’hécatombe répétée d’éléphants blancs témoignent, par surcroît, de la malgouvernance endémique, des dépenses dolosives et des péculats financiers qui sévissent dans plusieurs secteurs-clés des économies de prédation en présence.

Il en résulte que la vieille « mère de l'humanité » ploie sous le poids de la détresse. La faim tue aujourd’hui ses enfants plus que le sida et les parasitoses réunis. Éclopée sur béquillons et en fauteuil roulant, elle n'a pu apporter jusqu'ici que des réponses foireuses et ténues aux défis polymorphes auxquels elle est confrontée : systèmes de santé désastreux, dispositifs d'éducation hasardeux, sous-emplois fâcheux, réseaux de transport défectueux, modèles de gouvernance boiteux, régimes ruineux, gratins véreux... Aussi martyrisée soit-elle, l'Afrique a besoin de nets tressauts salvateurs, sans égard aux taux de croissance enregistrés. Elle n’a pas de terres libres où transférer ses excédents démographiques. Elle n’a pas d'exclusifs gisements miniers propices aux surenchères des ressources de son sous-sol. Elle n’a pas de coudées franches pour modifier le négoce lésé de ses produits d’exportation. L'irréfragable berceau ancestral de l’Homo sapiens n’a qu’une alternative : engager distinctement et hardiment sa propre révolution industrielle, dont l’échec éventuel serait une véritable catastrophe pour l’ensemble de la planète bleue !

Alain Boutat
Épidémiologiste,
économiste et politiste 
Lausanne

(1) Bounajim Cissé C. « Pourquoi les pays africains doivent-ils arrêter les programmes avec le FMI ? », Financial Afrik, 27/10/2020.
(2) Marx K. « The Future Results of British Rule in India », New-York Daily Tribune, 22/07/1853.
(3) Doyon J. « Que reste-t-il du communisme en Chine ? », Le Monde diplomatique, Juillet 2021.
(4) Davis J. et al. Rapport 2020 sur le développement économique en Afrique, CNUCED, 28/09/2020.
(5) BM. Rapport sur le développement dans le monde 2019 : Le travail en mutation, Banque mondiale, 2019.
(6) Caramel L. « Pour créer des emplois, l’Afrique doit penser local », Le Monde Afrique, 22/05/2015.
(7) BAD. Rapport sur les infrastructures en Afrique, Banque africaine de développement, 2018.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.