Trois grands courants structurent la pensée économique depuis le dix-huitième siècle : le courant libéral, initié par Adam Smith (1723-1790) ; le courant social, dont la paternité est attribuée à Karl Marx (1818-1883) ; le courant social-libéral, prêté à John Maynard Keynes (1883-1946). Dans le sillage de ces courants prolongés ou remaniés s’accumulent plusieurs écoles distinctes qui s’attachent ainsi à l’élucidation des problématiques économiques, notamment autour des fonctions de régulation gouvernementale, d’allocation des ressources collectives et de redistribution des revenus mérités.
Puissance étatique
En période de crise élevée, quel que soit le courant économique dominant dans un pays, le rôle de la puissance étatique a tendance à s'amplifier. C’est en effet aux pouvoirs publics de s’endetter pour financer les mesures d’urgence et de prendre les utiles dispositions susceptibles de contrer les dangers encourus par la patrie, tout en rassurant les populations éprouvées. Les principes fondamentaux de l’économie cessent alors d’être prépondérants, sachant qu'aucun État quelque peu performant ne saurait facilement disparaître par l’unique fait d'un surendettement destiné inévitablement à être réparti entre d’innocentes générations de résidents imposables.
La désolation est cependant inquiétante dans les pays africains qui sont demeurés dans l’arrière-monde de la pauvreté, résignés à courir derrière des aides intéressées ou à subir la prévarication élitaire de la fortune publique, en marge des richesses de leurs sous-sols dont le négoce est déplorable. Cette désolation risque de s’aggraver avec l’improvisation du mercantilisme économique de Donald Trump. Les premières mesures du président américain ne semblent-elles pas montrer, dans le cadre d’un protectionnisme douanier éculé et d’un jeu collectif à somme nulle, que le leadership des États-Unis implique une dégradation du reste de la planète ? Hélas, le résultat tend plutôt aujourd'hui à plonger le monde dans une guerre commerciale, en affaiblissant les solidarités coopératives et la substance encore améliorable des échanges internationaux !
Champ fécond des jeux stratégiques
Comme le souligne l'Américain Milton Friedman (1912-2006), « Si un échange entre deux parties est volontaire, il n’aura lieu que si les deux pensent qu’elles en tireront profit. La plupart des erreurs économiques découlent de l’oubli de cette idée, de la tendance à supposer qu’il y a un gâteau figé, qu’une partie ne peut gagner qu’au détriment de l’autre » (1). Les propos sincères du regretté prix Nobel d’économie 1976 sont limpides et pertinents, mais ils ne doivent guère rester au stade des connaissances théoriques universitaires.
Les matrices subtiles des génies mathématiques John von Neumann (1903-1957) et Oskar Morgenstern (1902-1977) ont certes éclairé d’un jour nouveau l’analyse des comportements en sciences économique, politique et sociologique, mais elles seraient davantage prégnantes et déterminantes en ouvrant le champ fécond des jeux stratégiques propices aux délicates négociations intergouvernementales (2).
Courant économique libéral
Fondateur de la théorie économique classique, Adam Smith a laissé à la postérité le premier modèle épais de développement humain par le progrès (3). Nonobstant l'équilibre mythique résultant de la « loi de la main invisible », qui a montré ses indubitables aberrations dans le monde, son prolifique disciple David Ricardo (1772-1823) a établi, il y a plus de deux siècles, que l’échange international est source majeure de richesse. Toutefois, la logique privilégiant ce commerce devrait être précédée, au mieux, de la transformation locale des ressources en prestations consommables intra-muros et, le cas échéant, exportables extra-muros, sans être conséquemment prisonnière de la théorie fruste des avantages comparatifs.
Et cela d’autant plus que le contexte économique international se distingue, depuis belle lurette, par une concurrence imparfaite et présente des interventions publiques désordonnées face aux crises qui affectent conjointement l’offre et la demande. Dans de tels contextes, le rôle de chaque État devrait être réaffirmé, aussi bien pour contenir le tohu-bohu insidieux que pour décourager la prolifération d’élites inciviques et d’agents portés sur de vils accaparements individuels au détriment de l'intérêt collectif.
Courant économique social
Karl Marx, l’un des économistes les plus influents de l’histoire, a prouvé d’abondance la nécessité du rôle prédominant de l’autorité publique dans la perspective inaliénable de l'intérêt général (4). Il empruntait ainsi à la pensée hégélienne l’idée selon laquelle « la réalité du monde n’est pas un complexe de choses achevées », mais devrait « rentrer de force dans le moule forgé par l’esprit ». Lorsque l’esprit est précisément vertueux dans sa phénoménologie, il ne saurait longtemps étouffer des intérêts économiques particuliers.
D’où la faillite des régimes communistes, stoppée plus tard par l’émergence exceptionnelle du capitalisme d’État et le miracle économique chinois. La volonté de l’esprit vertueux s’exprime alors principalement dans la valeur-travail, élaborée conceptuellement par David Ricardo et mise à profit analytiquement par Karl Marx. En complétant la rémunération primaire du travail productif par la rémunération secondaire du capital investi, il y a lieu d’obtenir, au gré des risques entrepreneuriaux encourus (y compris par l’État) et des innovations technologiques contributives, une combinaison factorielle qui détermine la valeur essentielle d’échange.
Courant économique social-libéral
La macroéconomie de John Maynard Keynes suggère des politiques alternatives qui s’enracinent dans le social-libéralisme, en faisant notamment bon marché de la vulgate marxiste ou engelsienne opposant socialisme utopique et socialisme scientifique (5). Ces politiques régulatrices keynésiennes ont pu contrarier, comme au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la déprime économique et, dans une certaine mesure évolutive, l’exploitation aliénante des travailleurs, fustigée à juste titre par le courant économique social.
La vision sociale-libérale pèche, à son tour, par un recul écologique en faveur d'une croissance économique pernicieuse, la conception discutable de la fonction temporelle de consommation par rapport aux appétences fluctuantes des ménages et l'ardente propension désharmonieuse à l’État-providence. Il s’ensuit non seulement une sorte de mépris sournois à l'égard de la nature, mais également une multiplication de dispositions parfois contradictoires qui imposent, sous des prétextes démocratiques fallacieux, des contraintes quasi identiques aux plus démunis et aux plus nantis de la société.
Restructuration des schémas dominants
Au-delà des grands courants qui structurent la pensée économique, la pauvreté rampante d’une partie de l’humanité affiche en plein soleil les regrettables tares de la mondialisation déséquilibrée et la détérioration des termes réels de l'échange. Au lieu de continuer à accorder des blancs-seings aux énormes pollueurs de la planète, majoritairement responsables du changement climatique, la raison suggère une restructuration des schémas dominants de la pensée économique traditionnelle, dans le cadre strict d'une intellection préventive et systémique des risques multidimensionnels.
S’agissant de l’échange dans le concert des nations, toute casuelle transaction sur des prestations dissemblables devrait être à somme positive non nulle, concrétisant au demeurant le bien-fondé de l'échange. Aussi importe-t-il d’accorder les stratégies nationales avec les comportements des partenaires étrangers et de pouvoir adopter celles qui paraissent les plus favorables à chacune des parties, sous l'égide revisitée d'une économie internationale irriguée par les technologies de l’information et de la communication.
Relation entre économie et humanisme
Quel que soit le courant avec lequel l’économie est ornée, si celle-ci fait violence à l’humanité dans ce qu’elle a de plus légitime, le refus de la misère, elle ne peut être qu’inhumaine. La planète a désormais besoin d’une fructueuse relation entre économie et humanisme, à l'abri des dogmatismes habituels, qui sonne le glas des idéologies manichéennes et tient compte des bienfaits à la fois du libéralisme, du socialisme et du social-libéralisme, tout en limitant les méfaits écologiques corrigibles et les fonctions étatiques inintelligibles.
La transition serait sans doute longue, car le rêve d’une économie humanisante consiste à organiser une nouvelle vie collective, sans écarts lamentables, malgré l'éruption des belligérances et dérives hégémoniques. Décemment encadrée, à l'abri d'anathèmes, cette nouvelle vie collective aurait l’avantage de rendre progressivement autonomes les économies rénovées, sous l’emprise du vœu de l’équilibre des écosystèmes et de l’intérêt global de l’humanité, en particulier dans les instances décisionnelles proches des peuples.
Alain Boutat
Épidémiologiste,
économiste et politiste
Lausanne
(1) Gouillou Ph. Neuromonaco, 21/10/2013.
(2) von Neumann J, Morgenstern O. Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press, 1944.
(3) Smith A. An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, E. Strahan and t. Cadell, 1776.
(4) Marx K. Das Kapital, Kritik der politischen Ökonomie, Verlag von Otto Meissner, 1867.
(5) Keynes JM. The General Theory of Employment, Interest and Money, Cambridge University Press, 1936.