Il n’est nullement absurde de rendre un hommage solennel à Robert Badinter, adepte des Lumières, à la parole claire et éclairante, dont une partie de la proche famille fut éteinte par la férocité de la haine humaine. D'origine juive de Bessarabie (actuelle Moldavie), son père a été étouffé au centre d'extermination nazi de Sobibór en Pologne, ayant été victime de la rafle de la Gestapo allemande à Lyon en 1943. Ses grands-parents paternels et des siens maternels ont également disparu, soit au cours de leur malheureuse déportation, soit comme pensionnaires involontaires du camp de concentration d’Auschwitz.
Transformation de la conscience
Au-delà de l’itinéraire remarquable de Robert Badinter et de la triste histoire regrettable de sa proche famille, une réflexion plus générale est suggérée au bond sur la haine humaine, l’oppression accablante des individus et leur propre vécu subséquent. Les anciens opprimés, suppliciés de la haine, deviennent souvent des oppresseurs, attendu que la cruauté est un processus de transformation de la conscience où le persécuté, en luttant pour son émancipation, peut reproduire les schémas de pouvoir et de déshumanisation qu'il a d'abord subis, en devenant à son tour un bourreau. Chez le philosophe allemand Hegel, cette relation s'inscrit dans une récurrente dialectique de la reconnaissance, où le déni, le conflit et la domination s'avèrent des étapes nécessaires du développement de la conscience de soi vers l'avenir, culminant ainsi dans une situation moins aberrante (1).
Pour le médecin psychiatre Frantz Fanon, l’un des brillants penseurs tiers-mondistes, la relation entre oppresseur et opprimé est un cycle d'aliénation er de violence, l'oppresseur détermine l’opprimé par le biais des structures de domination qui chosifient ce dernier, conçu sans valeur, entraînant une psychose de l'infériorité haineuse et des troubles psychologiques (2). L'émancipation de l'opprimé passerait alors par « une lutte collective et une réaction révolutionnaire », susceptibles de briser la condition oppressive du dominateur et de restaurer l'être de l'infortuné dominé, le transformant en un nouvel homme capable de s'auto-construire, en se réservant une spécifique inhumanité diversement méprisante et avilissante en contrepartie.
État à côté de celui d'Israël
Dans ces relations affligeantes de domination et d’oppression, une constance demeure fort motrice : la puissance négative de la haine. Aussi y a-t-il lieu d'être conscient que ce sentiment destructeur est néfaste pour toute cohabitation humaine, car elle dévore les liens familiaux et sociaux, génère l'agressivité fatale et postule une vision du monde irrationnelle. Que dire aujourd’hui des Palestiniens qui ont aussi droit à une humaniste considération sur leurs terres ? La voix lucide de Robert Badinter y aurait été sans doute contributive contre la haine autrement déployée par des tiers coreligionnaires, enfants martyrs de la Shoah, sachant qu’il y a la même souffrance « des moments où la mort écoute », quels qu’en soient les motifs.
Encore faudrait-il souligner que l’ancien ministre de la justice a publiquement affirmé, à juste titre, que « la sécurité des Israéliens passe par l’émancipation des Palestiniens » (3). Hélas, avec l’aura méritée qui lui est reconnue en tant que fossoyeur vainqueur de « la barbarie de la peine de mort », il aurait été bien incisif pour peser contre l'injustice que subissent les Palestiniens depuis plusieurs décennies ! En somme, les présumés descendants contemporains des Cananéens et des Philistins antiques méritent plus que jamais un État à côté de celui d’Israël, à l’abri de haines réciproques et en conformité avec la position de la Communauté internationale.
Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
(1) Hegel GWF. Die Phänomenologie des Geistes, Bamberg und Würzburg, 1807.
(2) Boutat A. « Frantz Fanon : la force de l’insoumission », Mediapart, 06/11/2023.
(3) Siffert D. « Quand Badinter pensait contre lui-même », Politis, 13/02/2024.