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Billet de blog 12 octobre 2020

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KEVIN CARTER, LE GARÇONNET ET LE RAPACE

Une photo d’un enfant lourdement fragilisé par la faim, lors de la guerre civile au Soudan, circule abondamment sur les réseaux sociaux. À la fois poignante et édifiante, elle interpelle, en ces temps de déshumanisation rampante, toute conscience soucieuse de l'épanouissement collectif. Aussi importe-t-il de restituer les faits, à l’abri de gloses spéculatives.

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Kevin Carter était un brillant reporter-photographe sud-africain, né dans une famille blanche de Johannesburg, le 13 septembre 1960, opposé à l’apartheid dès les années 1980. Il décide, en 1993, d’aller couvrir l'horreur de la guerre civile au Soudan, avec un ami, João Paulo da Costa da Silva, membre du « Bang-Bang Club », groupe constitué de quatre photographes, depuis la libération de Nelson Mandela, pour documenter les événements politiques à l'approche des premières élections multiraciales de 1994. Certains de ses clichés seront diffusés dans le monde entier, notamment la célèbre image prise à Ayod, intitulée « La fillette et le vautour » (1), qui montre un mouflet affamé, prostré au sol et guetté par un rapace nécrophage.

Polémique outrancière

La photo sera récompensée par le prix américain Pulitzer, décerné par l’Université Columbia de New York en 1994, mais vaudra aussi à son auteur honoré une polémique outrancière sur son incapacité à sauver une « fillette noire », condamnée à la dévoration avide d’un Accipitridé. Le débat fera rage dans les médias (2). Kevin Carter y sera comparé à un « charognard », se bornant à immortaliser la scène sans porter secours au mouflet. La charge de la culpabilité l’aurait ainsi poussé au suicide peu de mois après son « abjection ».

En réalité, l’enfant meurtri sur la fameuse photo était plutôt un garçonnet, appelé Kong Nyong, qui avait survécu au vautour et à la famine résultant de la guerre civile soudanaise. Un journaliste espagnol, Alberto Rojas, décida, 18 ans plus tard, de suivre la piste de l'image marquante dans un petit hameau du « triangle de la faim ». Il apprendra alors que Kong Nyong était malheureusement décédé des suites d’un paludisme endémique en 2007, soit 14 longues années après le mémorable cliché du reporter-photographe (3).

Autolyse de Kevin Carter

Le gosse sévèrement dénutri, gravement épuisé par une pénible marche à pied, a été filmé à quelques mètres des membres de sa famille, faisant la queue pour obtenir une ration alimentaire offerte par une organisation sanitaire de solidarité internationale, comme le prouve d’ailleurs le bracelet autour de son poignet droit. Une fois la prise de vue effectuée, le photojournaliste parvint à chasser le vautour resté aux aguets, avant de s'éloigner discrètement du périmètre de l'incident et de s'effondrer en larmes de désespoir.

Après plusieurs tentatives successives de suicide avant le voyage au Soudan, dues sans conteste à un trouble mental chronique, vint s'ajouter le désarroi provoqué par la mort tragique par balle de Ken Oosterbroek, le 18 avril 1994. Ken était lui aussi membre du « Bang-Bang Club » et proche du parti African National Congress de Nelson Mandela. Le regretté Kevin Carter, addictif aux sédatifs psychiques, ne trouva comme unique réponse à sa détresse existentielle que de s'ôter la vie, le 27 juillet 1994, par empoisonnement au monoxyde de carbone en plein milieu du désert aride et silencieux sud-africain.

Message posthume

Il laissera à sa fille Megan et à ses parents, Roma et Jimmy, le bref message posthume suivant : « Je suis déprimé… sans téléphone… sans argent pour le loyer… sans argent pour la pension alimentaire… sans argent pour mes dettes [...]. Je suis hanté par les vifs souvenirs de tueries et de cadavres, de colère et de douleur, d'enfants mourant de faim ou blessés, de fous de la gâchette et de bourreaux, souvent des policiers. Je pars rejoindre Ken, si je suis suffisamment chanceux. » (4).

À l’inverse des premières expériences délibérées consistant à tirer sa révérence, Kevin Carter a été « suffisamment chanceux » lors de la dernière tentative destinée à « rejoindre Ken ». Nonobstant, son autolyse n'est pas directement liée à la souffrance du gamin guetté par le rapace nécrophage sur la célèbre photo. Hélas ! L’ultime acte volontaire découla non seulement de l’anxiété financière qu’il avait subie, de la dépression qu’il avait accumulée, de l’espoir qu’il avait perdu, de la force qu’il n’avait plus, mais également de l'humanisme fervent qui s’était progressivement estompé au plus profond de lui.

Alain Boutat
Épidémiologiste,
économiste et politiste 
Lausanne

(1) Auzou P. « Une si pesante image », Le Monde, 26/07/2013.
(2) Cuzin E. « Non, le Lauréat du prix Pulitzer 1994 n'était pas un charognard », Le Nouvel Obs, 21/02/2011.
(3) Rojas A. « Kong Nyong, el niño que sobrevivió al buitre », El Mundo, 21/02/2011.
(4) Février R. « "La fillette et le vautour" : le photographe au banc des accusés », Le Nouvel Obs, 13/08/2016.

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