En réalité, il s'agit là d'un sujet délicat qui soulève de nombreuses considérations fondamentales et contradictoires. Certains estiment que l’âge limite est primordial pour garantir le renouvellement des idées, assurer la relève des élites d'État, améliorer la représentativité politique et favoriser le dynamisme de la jeunesse au détriment des contraintes fonctionnelles liées au vieillissement. Alors que d'autres font valoir son caractère discutable sur les plans social et juridique, la discrimination de citoyens jouissant des droits constitutionnels, le recul de la sagesse dans la prise des décisions éclairées et la perte d’expérience dans la maîtrise des rouages politiques spécifiques.
Polymorbidité chronique
À la lumière des arguments évoqués, la question de l’âge maximal en politique n’a pas de réponse susceptible de faire l’unanimité. Et la décision d'imposer ou d’écarter cet âge limite dépend au premier chef des valeurs capitales ou des priorités cardinales de chaque société. Si la politique peut être perçue comme une sorte de « drogue » (1), il y a lieu d'observer que son addiction est inégalement partagée entre les générations dans le monde. Or, lorsque les charges publiques électives et, le cas échéant, consécutives sont autorisées par la Constitution, leur exercice repose en principe sur une légitimité qui n’est pas réservée à une tranche d’âge précise.
La présence de personnes élues du grand âge à des fonctions de haute responsabilité est souventes fois discutée, notamment en raison de la préoccupation concernant la polymorbidité chronique, qui peut se répercuter sur leur capacité à gouverner. Mais il sied de noter que toutes ces personnes ne sont pas touchées de la même manière. Certaines d’entre elles jouissent d'une relative santé pour accomplir des mandats politiques (2). Devrait-on alors prescrire des bilans médicaux obligatoires pour les dirigeants politiques âgés ? Que nenni ! En l’absence de lois favorables à l'âgisme, les problèmes de santé physique et mentale sont intimement liés au droit à la vie privée de tous et à la protection de la confidentialité thérapeutique.
Chaque individu est unique
En épidémiologie, comme dans d’autres disciplines qui contribuent à la compréhension du vivant et de son évolution, la science atteste que chaque individu est unique et que cette singularité s’applique même aux jumeaux monozygotes qui, partageant un pareil bagage génétique, ne sont pas parfaitement identiques. À l’unicité réelle exprimant la variabilité intra-individuelle de chacun se superpose la variabilité inter-individuelle. Et l’aptitude à réaliser moult tâches ou à prendre des décisions politiques doit être envisagée séparément, plutôt que par référence à des préjugés typiques, des stéréotypes et des discriminations suscités par l'âge des citoyens jeunes ou âgés.
Le vieillissement est certes un facteur de dépendance fonctionnelle, mais il s'agit principalement d'un processus individuel qui varie d'une personne à l'autre, sachant que des aspects tels que le mode de vie, l’hérédité et l'environnement y jouent un rôle prépondérant. Ce qui souligne l’importance d'éviter des généralisations hâtives sur la capacité ou l'incapacité fondées sur le nombre d’années de vie, car ces états subjectifs et relatifs constituent des réalités diverses de la condition humaine multidimensionnelle (3), qui requièrent une précaution et une interprétation nuancées. Il ne s'agit point de les nier ou de les figer, mais de les appréhender avec leurs contrastes et leurs implications dans des domaines distincts de compétences.
Performance gouvernementale
Par exemple, un leader politique d’âge vénérable peut être efficace en intimant à l'exécutif de répondre aux aspirations populaires et d’atteindre les objectifs nationaux visés, tandis que son homologue beaucoup plus jeune peut être inefficace sur des rôles similaires, et inversement. Il n’y a donc pas de corrélation directe entre l’âge d’un leader politique et la performance gouvernementale. Considérés parmi les dirigeants les plus influents de l’histoire de leurs pays respectifs, Charles de Gaulle et Winston Churchill ont été réélus à un âge avancé. Ces leaders caractériels auraient-ils pu être mis d'emblée sur la touche ou à la retraite politique ? Bien sûr que non ! Aussi la capacité ou l'incapacité de gouvernance ne sont-elles pas l'apanage de la jeunesse ni l'exclusivité de la vieillesse, et vice-versa.
En effet, la dualité est subtile entre le dynamisme supposé de la jeunesse et le réalisme présumé de la vieillesse. De fait, la vérité univoque n’est pas estampillée dans les registres inhérents à l’efficacité politique. Si la vieillesse peut apporter une forme de sagesse grâce à l'expérience accumulée, cela n’est pas toujours vrai. Et si la jeunesse peut faire preuve de hardiesse, celle-ci n’est pas invariablement assurée. Autrement dit, ces qualités peuvent être présentes ou absentes à la fois pendant la force de l’âge et au cours du dernier quart de la vie. En définitive, le vote du peuple semble le meilleur test d’aptitude des politiques, attendu que la possibilité d'être élu, réélu ou rejeté n'est pas dictée par l'âge des candidats.
Obvier aux jugements superficiels
S’agissant précisément de la prise de pouvoir par voie démocratique, c’est le choix des votants qui est déterminant au terme d’une large compétition électorale. Il y a ainsi des chefs d’État dans le monde qui règnent soit dans la fleur de l'âge, soit à un âge assez vénérable, reflétant le choix des citoyens qui les ont élus. En fait, le progrès d’une nation n’est pas décrété par un magistrat suprême. Celui-ci peut d'ailleurs ne pas être constitutionnellement prévu, comme en Suisse dont la prospérité n'est pas mise en doute. L’essor découle finalement des efforts déployés par l'ensemble des forces vives. Alors ? Pour obvier aux jugements superficiels, il est essentiel de reconnaître que, selon les situations et les acteurs en présence, la capacité ou l'incapacité peuvent exister ou coexister à tous les âges, sachant qu'il y a bien une limite individuelle à l'activité humaine.
Il en résulte que le pouvoir politique n’a pas d’âge universel ou absolu pour ses détenteurs qui, jeunes ou vieux, peuvent déléguer les charges publiques de gouvernance (4). Il importe donc d’analyser rigoureusement les enjeux cruciaux propres aux compétences des délégataires, puis de les faire contrôler à intervalles réguliers, en tenant compte de la hiérarchie des finalités qui sont privilégiées dans un pays, des buts intermédiaires qui s’inscrivent dans ces finalités et des objectifs spécifiques qui précisent les actions à mener pour aboutir aux buts prédéfinis. Les sanctions positives ou négatives constituent des décisions qui ont lieu à l'issue de ces contrôles formels et équivalent au terminus ad quem de chacune des séquences cycliques. Et c'est là que la gouvernance, sans dérisoire distinction de l’âge des dirigeants politiques, prend tout son sens !
Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
(1) Biseau G. « Faut-il fixer une limite d’âge à la carrière des politiques ? », Le Monde, 07/12/2019.
(2) Lalive d’Epinay C. et alii. Le quatrième âge ou la dernière étape de la vie, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2013.
(3) Boutat A. et alii. « Analyse markovienne du mouvement des pensionnaires gériatriques », In Revue des revues, 2021.
(4) Beeker E. et alii. Les politiques publiques, La documentation française, 2023.