Il n’est ni formellement interdit ni pénalement répréhensible que les élites africaines intéressées deviennent des « Fils de Lumière » ou « Maîtres de loges » maçonniques à l’antipode de leurs propres cultures. Ces affiliations cooptées, en écho d'ébranlements d'âmes en peine, ne sont pas forcément absurdes, si l’on admet que l'être humain, athée ou croyant, peut avoir besoin d’une dimension de vie agrémentée de spiritualité et de symbolique dans l’immanence qui promeut un dépassement de soi et un développement personnel distincts de promesses classiques des religions stricto sensu.
Loges africaines
Les francs-maçons africains prolifèrent dans les milieux politiques et affairistes parfois agités. On peut ainsi citer : Omar Bongo Ondimba, puis son fils héritier Ali, déchu par l’initié Brice Clotaire Oligui Nguema au Gabon en 2023 ; Pascal Lissouba, défait par son confrère Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville en 1997 ; François Bozizé, renversé par son ancien acolyte Michel Djotodia en Centrafrique en 2013 ; Alpha Condé, destitué par son protégé Mamadi Doumbouya en Guinée-Conakry en 2021 ; ou encore, Idriss Déby Itno, abattu au front et remplacé par son fils Mahamat au Tchad en 2021. Contrairement aux idées reçues, tous les chefs d’État francs-maçons ne réussissent pas toujours à perdurer au pouvoir.
Depuis la fin des années 1980, la « Grande Loge nationale française » a pu consacrer des confréries en Afrique (1), en l’occurrence en Côte d'Ivoire (1989), au Togo (1992), au Sénégal (1993), au Bénin (1995), à Madagascar (1996), en Guinée-Conakry (1999), au Mali (1999), à Djibouti (2000) ou au Cameroun (2001). En raison de sa dimension spirituelle, l'expansion de la franc-maçonnerie dans ces pays peut s'expliquer partiellement par le fait que les rituels d’initiation à certaines traditions ne sont pas rares dans leur histoire marquante.
Sociétés secrètes
De manière générale, la franc-maçonnerie est empruntée à l’étranger. Elle s’implante principalement dans d'importantes agglomérations urbaines et les capitales politiques (2). Les antennes africaines sont postcoloniales, à l'exception des loges créées au XIXe siècle au Liberia (3), pays fondé en 1821 par des Afro-américains, qui a connu des présidents francs-maçons comme William Tubman (1944-1971), William Tolbert (1971-1980) ou Georges Weah (2018-2024). Elles se sont développées dans des lieux de sociabilité disjonctive, d’entraide intéressée et de pouvoir réputé occulte.
De fait, les dirigeants et les élites francs-maçons du continent, supposés jaloux du droit d’appartenance à des sociétés secrètes importées, ne semblent pas offusqués de voir des observateurs suspicieux fustiger des mains baladeuses dans les cuisines ésotériques assimilables à des sortes de « mangeoires ». Plusieurs d’entre eux en font litière ou bon marché, dès lors qu’ils disposent de la latitude économique d’approvisionner les « râteliers ».
Dérive régressive
Par surcroît, ces leaders de la franc-maçonnerie savent que le fonds de commerce des coquetteries y afférentes peut constituer un tremplin propice à l’ascension sociale, à l’opportunisme politique ou à la simple connivence prévaricatrice. Aussi n'est-il pas exclu qu'il en résulte une dérive régressive des principes originels et des règles de base d’une organisation associative, généralement entourée d’un halo d’inintelligibilité perméable à de multiples fascinations, fantasmes et méfiances (4), mais qui revendique rituellement, artificiellement ou symboliquement le noble « art de bâtir ».
En effet, il y a des siècles que la franc-maçonnerie affiche ostensiblement des tabliers, des équerres, des massettes, des truelles, des compas... Mais bâtit-elle toujours, au-delà de ces symboles, les belles idées louables et les valeurs universelles d'humanisme qui lui sont imputables, à l’instar des droits de l’homme ? La franche maçonnerie, elle, continue d’utiliser des outils semblables de travail pour bâtir des habitations et des édifices de piété ou de métier à l’usage de l'Homme dans tous les continents.
Défaut de transparence
Et que penser de ce culte historique du secret maçonnique qui proscrit l’accès aux documents internes et contrarie des chercheurs avides de connaissances au fil du temps qui passe ? Comment ne pas également imaginer que ce regrettable défaut de transparence protège aussi bien de salutaires inspirations partageables que de viles actions condamnables en matière sociétale, dans un monde présumé commun où, selon l'un des textes fondateurs, « chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant » (5) ?
En réalité, si la franc-maçonnerie fut jadis une originale pensée philosophique et contributive pour un corps solide de réflexions bienfaisantes sur le progrès général de l’humanité, elle semble aujourd’hui de plus en plus animée par des confréries lestées d’appétits égoïstes et d’ambitions grégaires, notamment là où l’habitude facile du travestissement des apports exogènes et du faire-semblant spirituel a particulièrement la peau dure.
Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
(1) Hivert-Messaca Y. Les francs-maçons d'Afrique et d'Asie, Éditions Cépaduès, coll. « du midi », 2018.
(2) Beaurepaire P-Y. « Franc-maçonnerie : des sources d’inspiration variées », Le Monde - Histoire & Civilisations, 30/03/2023.
(3) Sylvestre-Ternier A. « Franc-maçonnerie : au Liberia, retour à la tête de l’État », Jeune Afrique, 07/02/2018.
(4) Soudan F. « Les francs-maçons africains au pied du mur », Jeune Afrique, 02/03/2016.
(5) Société du comte de la Lippe. « Assemblée LXVII. Lecture du discours de 1736 du chevalier de Ramsay sur la franc-maçonnerie », in Extrait des conférences de la Société de Monsieur le comte de la Lippe, Lausanne, 10/10/1744.