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Billet de blog 18 décembre 2024

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AFRIQUE CENTRALE : LE NÉCESSAIRE TOURNANT

À l’initiative du Président Paul Biya, une session extraordinaire de la Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) s’est tenue à Yaoundé, le 16 décembre 2024, en vue de remédier à une situation économico-financière « préoccupante » dans les États membres. Le but avoué est « d’arrêter, de manière concertée, les solutions [concrètes] de nature à franchir ce cap périlleux ».

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Dans une analyse conjointe, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque Mondiale dressaient déjà un bilan sévère en avril 2024, faisant peser une épée de Damoclès au-dessus de la tête de 65 millions d’habitants répartis sur plus de trois millions de kilomètres carrés : « Malgré des années de revenus pétroliers soutenus et d’augmentation des dépenses publiques, les revenus réels dans la CEMAC ont stagné au cours des trois dernières décennies » et son économie reste « largement peu diversifiée, trop dépendante du pétrole et avec un marché régional intérieur encore inexploité ». D'où le nécessaire tournant. Pour le chef de l’État camerounais, « Si rien n’est fait [...], nous pourrions faire face à des conséquences désastreuses à la fois pour nos pays et pour notre sous-région » (1).

Signaux d'alerte

En effet, des signaux d’alerte sont multiples. Outre l'accroissement inquiétant de la dette des États membres (Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad), les réserves de change s’établissent en dessous de la norme recommandée de cinq mois. La croissance économique qui a chuté de 3,3 % en 2022 à 2,3 % en 2023, ne devrait pas dépasser 3,7 % en 2024, puis 3 % en 2025. Le seuil de l’inflation communautaire de 3 % n’est plus respecté depuis 2022. Le déficit des budgets est de 0,7 % en 2024 et la prévision de sa dégradation en 2025 de 1,9 % (2). Les échanges commerciaux entre les six pays adhérents demeurent inférieurs à 5 %. Un jeune sur quatre est au chômage et, souvent, ni scolarisé ni en formation (3).

À la lumière de ces indicateurs socio-économiques décevants, certains « experts » tentent d’en minimiser les effets néfastes, en donnant en exemple les pays surendettés avec des taux excédant 100 % du PIB, à l'instar des États-Unis, de la France ou du Canada. Ils feignent ainsi d’ignorer que ceux-ci, contrairement aux nations vulnérables et anémiées de la CEMAC, sont structurellement moins désarticulés et ne sont pas près de passer sous les strictes fourches caudines du FMI et de la Banque mondiale. D’autres plus radicaux préconisent le refus des programmes de ces deux institutions internationales, respectivement dédiées à l’origine au maintien de la stabilité économique et à l’éradication de la pauvreté (3).

Sourde prévarication élitaire

Les thèmes sont de circonstance, amplifiés par des aspirations compréhensibles à l’émancipation de peuples longtemps confinés à tendre la sébile pour l’obole. Il n’en reste pas moins que le FMI et la Banque mondiale n’interviennent que lorsqu’on a besoin d’eux. La Chine n’a-t-elle pas su tirer son épingle du jeu en devenant le plus grand prêteur bilatéral au monde, devançant par conséquent ses deux anciens créanciers précités réunis ? La panacée serait-elle alors la litanie qui consiste à encourager les apports financiers présumés substitutifs de la diaspora et à créer une monnaie souveraine pour résoudre les difficultés multiformes des pays de la CEMAC ? Il y a lieu d’en douter dans le contexte politico-socio-économique actuel.

S’agissant des transferts financiers de la diaspora, ils contribuent certes à l’augmentation de la masse monétaire en circulation et à la croissance économique des pays destinataires, mais ils jouent un rôle plutôt négligeable sur la boîte de Pandore déjà ouverte du surendettement des États membres. En réalité, une partie notable de la solution réside dans une lutte sans merci contre la sourde prévarication élitaire, qui altère profondément l’équilibre des comptes publics et participe corrélativement aux besoins continus en rallonges créancières improductives. Aussi ces États sont-ils confrontés à une prolifération massive de holdups à peine voilés et à une machine appauvrissante à plein régime, qui doivent à coup sûr prendre fin dans l'intérêt supérieur de peuples meurtris (4).

Influence française à la gloire du soleil couchant

Quant à la création d’une monnaie souveraine, est-elle sincèrement envisageable lorsqu’on n’arrive même pas à gérer méthodiquement les budgets nationaux et que l’on bafoue régulièrement les critères de convergence économique au sein de la CEMAC ? En tout cas, à l’exception du rand de la nation de Mandela, aucune monnaie souveraine africaine n’est véritablement exportable vers les principaux partenaires commerciaux situés au-delà des mers. Bien qu’il y ait une sorte de violation de la souveraineté des États en zone CFA, la question essentielle est de savoir comment mettre en œuvre des politiques exigeantes qui éviteraient la transformation de la « liberté monétaire » en « liberté incapacitaire », de surcroît dans des économies encore marquées par une prédation endémique (5).

La République du Mali est sortie de la zone monétaire CFA en 1962 pour faire fabriquer le franc malien en Tchécoslovaquie. Elle y est revenue par la petite porte en 1984, après la détérioration observée de son économie. Et l'île de Madagascar, qui avait claqué la porte de la communauté CFA en 1973, s’est résolue à l’arrimage de l’ariary au franc CFA, contrariée par les fluctuations erratiques de la monnaie nationale. Il est sans doute légitime de vouloir se débarrasser d’une influence française à la gloire du soleil couchant, mais la louable souveraineté monétaire a un prix du succès : elle exige de féconds efforts autonomes de rigueur et de gouvernance, irréductibles à des faux-semblants fantaisistes et à des divagations afro-futiles. 

Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne

(1) Agence France-Presse, 16/12/2024.
(2) Jeune Afrique, avec AFP, 17/12/2024.
(3) Banque mondiale. Baromètre économique pour la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale - Printemps 2024, 17/06/2024.
(4) Boutat A. « Pourquoi l’Afrique devrait-elle engager sa propre révolution industrielle ? », Mediapart, 01/11/2020.
(5) Boutat A. « Franc CFA et souveraineté », Mediapart, 19/09/2023.

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