Le principe précité est applicable par un État, une organisation ou un individu, qui prend la responsabilité de renoncer à la participation directe ou indirecte aux antagonismes en présence. Encore faudrait-il pouvoir qualifier la neutralité. Est-elle rigoureuse ou bienveillante, dépendante ou indépendante, permanente ou temporaire, ordinaire ou extraordinaire ? Compte tenu de ces caractéristiques polymorphes et contrastées, il serait absurde d’assimiler hâtivement toute neutralité à la vulgaire lâcheté.
Options dilemmatiques
En l’absence de qualificatif circonstancié, déployer une posture de neutralité ne revient pas forcément à accorder une équivalence morale aux protagonistes. Cela peut, au contraire, faciliter la prise en charge des victimes, comme le font notamment des organisations neutres lors de conflits armés (1). Nonobstant, il s’avère plus difficile de prendre cause pour la neutralité que de prendre parti contre la partialité. Et le choix de favoriser ou de défavoriser l’une des parties adverses peut être remis en question, à un moment donné, dans moult situations. Il en résulte des options dilemmatiques sur l’échelle relative et évolutive de la neutralité.
Sur le plan international, la neutralité est régie par des conventions, dont celles de la Haye du 18 octobre 1907 et de la Havane du 20 février 1928. En l’occurrence, il s’agit non seulement des droits à l’inviolabilité des territoires reconnus neutres et à la liberté des relations commerciales avec d’autres nations de la planète, mais également des devoirs associés d’abstention et d’impartialité par rapport à des États tiers belligérants.
États réputés neutres
Il peut cependant en être autrement dans la concrétisation de ces droits et devoirs, qui sont parfois enclins à souffrir d’exceptions géopolitiques. Il appartient alors à chaque État concerné de prendre des dispositions susceptibles d’assurer l’effectivité et la crédibilité de sa neutralité. Dans le concert des nations pacifiques, l'Irlande, l'Autriche et la Suisse ont été historiquement réputés pour avoir fait de leur neutralité un levier significatif de politique étrangère et de sécurité nationale (2).
Parmi ces États réputés neutres, l’Irlande n’a pas participé à la Seconde Guerre mondiale ni adhéré à l’OTAN ou au Pacte de Varsovie, mais le « Tigre celtique » est devenu membre de l’Union européenne en 1974 et n’a pas hésité plus tard à fournir des instructeurs militaires à la Force internationale d'assistance et de sécurité, sous l’égide de l’OTAN en Afghanistan dans les années 2000 (3). La neutralité bienveillante de la république d'Irlande ne saurait briller aujourd'hui par son exemplarité.
Orientation militaire et humanitaire
La neutralité dépendante de l’Autriche date de 1955, suite au « Traité d’État » signé avec les États-Unis, l’Union soviétique, le Royaume-Uni et la France, qui lui proscrit de prendre part à toute alliance économique ou politique dont ferait partie l’Allemagne. La loi constitutionnelle a alors établi que l’Autriche renonce à adhérer à toute alliance et à accueillir toute base militaire étrangère sur son sol (4). Le pays de Wolfgang Amadeus Mozart, de Johann Strauss et de Sigmund Freud est pourtant entré, en 1995, dans l’Union européenne (où siège aussi l’Allemagne) et participe avec aplomb à la politique étrangère et de sécurité commune.
Quant à la Suisse, elle confère désormais à sa neutralité ordinaire une orientation militaire et humanitaire, plutôt au rabais par rapport à sa longue tradition de médiation et de non-alignement rigoureux. Lorsque les puissances triomphantes des guerres napoléoniennes lui ont reconnu une neutralité permanente au Congrès de Vienne en 1815, l’accord stipulait qu’elle ne participerait pas aux conflits. En contrepartie, son territoire devait rester « perpétuellement inviolable ».
Cadre politico-diplomatique
Dans ce cadre politico-diplomatique assumé, le pays du légendaire Guillaume Tell a récemment empêché son survol par les États membres de l’OTAN pour fournir des armes à l’Ukraine. Il a également interdit, sans aucune lâcheté déshonorante, à l’Allemagne et au Danemark de transférer ses chars et munitions à Kiev. Certes, la Suisse n’a jamais adhéré à l’OTAN ni à l’Union européenne, contrairement à l’Irlande et à l’Autriche, mais son adhésion hésitante et tardive à l’ONU lui permet, depuis 2002, d’appliquer les sanctions votées au sein de cette organisation internationale (5).
En réalité, à défaut de forces de pouvoir absolues ou omnipotentes, la neutralité bien comprise est loin d’être une lâcheté empreinte de passivité fatale ou de bassesse morale. Procédant au mieux du réalisme diplomatique, elle n’est pas intangible, mais relative et évolutive suivant les époques et les circonstances. En 2023, par exemple, la république de Finlande et le royaume de Suède, auparavant reconnus neutres par la communauté internationale, ont décidé de rejoindre l’OTAN, poussés ou orientés vraisemblablement par la guerre cruelle que se livrent les belligérants slaves orientaux ; ce qui correspond, ni plus ni moins, à une pure renonciation factuelle à leur extraordinaire neutralité historique.
Pacifique fiabilité relationnelle
Indépendamment des États, adopter une position neutre peut offrir une logique arbitrale plus cohérente et favorable à la pacifique fiabilité relationnelle entre organisations ou entre individus. En effet, qui voudrait raisonnablement accorder sa confiance à la véritable lâcheté, intéressée à courte vue, qui consiste à passer d’une opportune partialité à une impartiale opportunité au gré de furtives considérations conjoncturelles ?
En somme, une salubre neutralité évolutive est antinomique à la frivole lâcheté partisane ; c’est une responsabilité à caractère moins tactique que stratégique, propre à être acceptée, assumée et partagée. Aussi est-elle censée donner corps aux nobles idéaux de justice et d’impartialité !
Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne
(1) Terry F. « Intervenir sans prendre parti : les avantages de la neutralité humanitaire dans les conflits ». Revue internationale de la Croix-Rouge, Janvier 2023.
(2) Enos-Attali. « Irlande, Suisse, Autriche : peut-on encore être neutre en Europe à l’heure de la guerre en Ukraine ? ». Institut Catholique de Paris, 2023.
(3) Irish Examiner. « Irish Involvement In The Afghanistan War Has Cost Three Million Euros », IE USA, Juin 2011.
(4) Gallouët L. « Non à la fin de la neutralité ? Enjeux de la politique de sécurité autrichienne depuis les années 1990 ». Trajectoires, No 11, 2018.
(5) Bondolfi S. « À quel point la Suisse est-elle vraiment neutre ? ». Swissinfo, Décembre 2022.