alain.boutat (avatar)

alain.boutat

Professeur

Abonné·e de Mediapart

151 Billets

0 Édition

Billet de blog 28 juin 2025

alain.boutat (avatar)

alain.boutat

Professeur

Abonné·e de Mediapart

ISSA TCHIROMA BAKARY ET LE TRIBUNAL DE L’HISTOIRE

Aucun juge ne saurait annuler le retrait délibéré ou provoqué des membres d’un gouvernement, fussent-ils d’éminentes personnalités. Des politistes, voire des constitutionnalistes, pourraient bien se pencher sur l’acte légal de la démission politique, mais ce serait comme peigner la girafe ou pisser dans un violon. En réalité, nul n’est irremplaçable ni obligé d’œuvrer au sein d'un gouvernement.

alain.boutat (avatar)

alain.boutat

Professeur

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est dans un tel contexte que des observateurs de l'arène politique camerounaise ont appris la démission du ministre Issa Tchiroma Bakary, alias ITBakary. L’un de ses proches, le journaliste Georges Alain Boyomo, l'assimile au « phœnix », l'oiseau mythique de l’antiquité gréco-romaine, doté d’une incroyable longévité et présumé capable de renaître de ses cendres. Si le controversé politicien prénommé n’était pas pétri d’hypocrisie, le diagnostic ad hoc aurait été l’amnésie. En effet, dans sa « Lettre aux Camerounais », qui est un procédé de communication emprunté aux candidats à la présidence française, le « phœnix » fustige à boulets rouges les « désastres » d’un gouvernement auquel il a longtemps appartenu et les « élans de progrès, étouffés des décennies durant » par un régime qu'il a servi et dont il s'est servi pendant moult années (1). D’abord comme ministre des transports (1992-1996), puis comme ministre de la communication et porte-parole du gouvernement (2009-2019), et enfin comme ministre de l’emploi et de la formation professionnelle de 2019 jusqu'à la récente dérobade, « préparée depuis des mois » pour se présenter à la présidentielle de 2025 (2).

Comportement déloyal et versatile

Le natif de la belle ville septentrionale de Garoua n’avait-il pas déjà fait partie d’une coalition de l’opposition nationale lors de l'élection présidentielle de 2004 ? Il avait alors demandé aux masses votantes des régions du Cameroun de « chasser du pouvoir Paul Biya » (3), dont il avait déjà été l’un des ministres en vue. ITBakary se vantait de vouloir le « dégager » au profit d’Adamou Ndam Njoya, candidat de l’Union démocratique du Cameroun (UDC). Il s'y entêta de façon obscure, malgré le ferme soutien apporté au chef d’État sortant par le président de son parti, Bello Bouba Maigari, suivi par la direction de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) qu’il avait réintégrée, après quelques années d’insignifiance au sein de l’Alliance nationale pour la démocratie et le progrès (ANDP). Le verdict des urnes fut net et sans appel : 70,92 % des voix au leader du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), 17,40 % au « chairman » du Front Social Démocrate (FSD), 4,48 % au président de l’UDC et 7,2 % au reste des candidats concurrents.

En quittant à nouveau l’UNDP pour fonder, en 2007, le Front pour le Salut National du Cameroun (FSNC), ITBakary a encore fait preuve d'un comportement déloyal et versatile, à l'instar de l'attitude d'un maître chanteur, qui caractérise inlassablement ses considérations antinomiques, ses actions discordantes et ses déclarations opposées. Au terme de la présidentielle de 2018, Maurice Kamto, président du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), prétendait avoir « reçu mission de tirer et de marquer le pénalty ». Le putatif buteur du coup de pied de réparation, que l'ancien ministre semble dorénavant couvrir d’amabilités, fut déclaré « hors-la-loi ». Aussi ITBakary ajouta-t-il une menace à peine voilée : « Quiconque se met en travers [des institutions nationales] rencontrera naturellement la rigueur porteuse de la loi, parce que la force appartient à la loi » (4).

Prochaine présidentielle de 2025

Candidat obsédé désormais par la prochaine présidentielle de 2025, le fondateur du FSNC a choisi le slogan « Le peuple au pouvoir / We are the power », qui rappelle étrangement l’idée-clé de John Fru Ndi en 1992, au cœur de la campagne pour la magistrature suprême, et que ITBakary avait, à l’époque, platement dénigrée. Il n’est pas exclu que l'accroche soit percutante sur le plan du marketing politique. Le message est concis, mémorable et enclin à marquer les esprits. Par surcroît, il correspond à une sorte d’imitation exaltante du slogan « Le pouvoir au peuple / Power to the people » du FSD, de traduction plus indiquée dans la langue de Shakespeare et mis en contexte lors de la première présidentielle pluraliste de l’histoire du Cameroun.

Nonobstant, se faisant passer pour le sauveur des « populations oubliées et méprisées », qui étoufferaient et souffriraient jusqu’au paroxysme du désespoir, dans un « pays dirigé par une même vue, un même système » depuis des décennies, le démissionnaire n’est pas avare d'exagérations oiseuses. Il y déroule sans vergogne son projet « de tourner la page » contre une situation de malheur qui aurait atteint sa limite, poussée à son point le plus culminant, à son intensité maximale, à son comble, à son apogée... Bon Dieu de haute politique ! L’outrance est telle que l’on se surprend à se demander s’il subsiste au Cameroun une forme de vie tenable, en dépit des problèmes indéniables. Or, tout excès de langage qui tend à enfler de fâcheux auspices, peut avoir des conséquences impardonnables.

Double tartufferie pernicieuse

De fait, la ficelle est grosse. Si grosse qu'elle trahit quelque double tartufferie pernicieuse ! La première tartufferie nocive consiste à se présenter comme le candidat des désespérés, alors que celui qui s’en prévaut, immensément fortuné, respire dans l’atmosphère ouatée du système opportun qu’il flagelle à présent. Peut-il vraiment sans rire se transformer en porte-parole des petits et des sans-grades, lui qui a tant usé de privilèges devant la déférence de ces humbles ? Le second volet de la tartufferie est la vision annoncée, à grand renfort d’assertions subjectives et de promesses fallacieuses. Comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que ITBakary est pire que d'autres postulants déclarés. Il s’agit simplement de montrer que les faux postulats de son engagement présidentiel sont bâtis sur des assises fragiles et des caricatures fréquentes en politicardie alimentaire. En jetant son froc aux orties par sa démission, il ne semble pas avoir qualité de se vêtir d’oripeaux protecteurs des pauvres, ni de pester contre celui qui, sans être parfait, a pu apporter, contre vents et marées, le multipartisme, la stabilité politique et la continuité institutionnelle souvent déficients sur le châtié continent africain.

Une interrogation s’impose finalement à l’esprit : la démission et la candidature de ITBakary sont-elles véritablement un « coup dur » et une « faille » dans la muraille du pouvoir en place ? Le doute est permis ! Selon Philippe Geluck, « il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis » (5). Soit ! Mais le désentêtement couramment opportuniste peut aussi confiner à la stupidité, y compris dans les camps d’autres candidats autoproclamés. Si, à force d’inconstances, le changement d’avis ne répondait qu’au souci de ne pas paraître « imbécile », le leader du FSNC serait-il pour autant devenu sincère aux yeux de ses concitoyens après maintes équivoques et volte-face ? Rien n’est sûr ! Il y a néanmoins lieu de reconnaître au « phœnix » la volonté de saisir la balle au bond de l'ultime tour présidentiel de son ère politique en déclin et le courage de se priver d'agréments d'un portefeuille ministériel, aiguillonnés par la perspective d'un diligent concours d'accès à l'hypothétique magistrature suprême.

Effets de l'ambivalence politique

Susceptible d'être suivie par un autre ministre, la démarche du premier démissionnaire du gouvernement est légale, car conforme au droit. Mais elle est politiquement et moralement illégitime, en raison de l'entêtement à l’exonération systématique de ses propres responsabilités et à la stigmatisation déloyale de ses involontaires adversaires du régime auquel il a participé à fond. Hélas ! Les effets de l’ambivalence politique sont difficilement délébiles sur le long registre des attitudes, des vicissitudes, des péripéties et des facéties. Et comme il y a toujours un stade où il est question de boucler les comptes périodiques, le solde des opérations peut se manifester par les verrous de la perte de crédibilité, de la démobilisation partisane, de la démotivation citoyenne ou de l'absence de confiance élective.

Le « phœnix » pourrait-il alors renaître de ses cendres ? « Qui vivra verra », répondrait vite une vieille sagesse populaire, transmise de génération en génération. Hormis les tromperies fiévreuses et les tartufferies pernicieuses, nul ne sait prédire le futur avec certitude, car ses têtus facteurs cardinaux sont intrinsèquement aléatoires et variablement probables. Seul l’avenir permettra de mettre fin aux spéculations frauduleuses et, le cas échéant, de connaître le dernier jugement laissé à ITBakary au métaphorique tribunal de l’Histoire.

Alain Boutat
Épidémiologiste,
Économiste et Politiste
Lausanne

(1) Tchiroma Bakary I. « Lettre aux Camerounais », Actu Cameroun, 25/06/2025.
(2) Foute F. « Au Cameroun : les coulisses de la démission d’Issa Tchiroma Bakary », Jeune Afrique, 25/06/2025.
(3) Babena G, Adamou N. « L’homme politique face à ses dires : peut-on ravaler la salive crachée ? », TIPA, Université de Maroua, 2016.
(4) SWI. « Maurice Kamto revendique la victoire à l’élection présidentielle au Cameroun », Swissinfo, 08/10/2018.
(5) Geluck Ph. Entrechats, Éditions Casterman, 1999.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.