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Billet de blog 6 octobre 2025

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Portables et dæmons

Dans la trilogie "A la croisée des mondes" de P. Pullman, chaque humain est attaché à son dæmon, une sorte d’animal, qui l’accompagne partout. Séparer de force un humain de son dæmon entraîne la mort de l’humain ou sa transformation en zombie. Or les dæmons existent dans le monde réel : ce sont les téléphones portables ‒ sauf que la zombification a lieu avant la séparation et subsiste ensuite.

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 L’écrivain anglais Philip Pullman est l’auteur d’une remarquable trilogie de « fantasy » intitulée A la croisée des mondes. Présenté initialement comme destiné aux ados, ce roman d’aventures aux implications psychologiques, métaphysiques et philosophiques est susceptible de toucher tous les publics.

 Une des inventions les plus frappantes de cette œuvre est celle des daemons, ces êtres d’aspect animal qui sont reliés en permanence par un fil invisible à chaque être humain. Chaque personne et son daemon restent en général très proches l’un de l’autre. Leur éloignement leur cause des souffrances physiques insupportables. Une guillotine spéciale permet de séparer un daemon de son humain sans tuer ce dernier, mais cette opération le transforme en véritable zombie.

 Le concept de daemon tel qu’utilisé par Pullman renvoie à moult autres entités imaginaires, poétiques ou religieuses anciennes et de divers pays et cultures, comme l’ange gardien, le bon génie, l’inspiration, et divers êtres mythologiques, mais l’emploi de ce concept dans ce roman est particulièrement cohérent, convaincant et réussi.

 On pourrait croire toutefois ce concept sans rapport avec le monde réel et la société actuelle. Or il n’en est rien : il est extrêmement réaliste. Pour s’en convaincre, il suffit de remplacer le mot « daemon » par ceux de « smartphone », « portable » ou « mobile ».

 En effet, qui monte dans un bus ou un wagon de métro ou de train, entre dans un café ou un resto, une salle d’attente, de réunion ou de spectacle, un parc avec des bancs, sinon un lieu de culte ou de réunion politique ou syndicale, a inévitablement sous les yeux le spectacle de dizaines, centaines ou milliers d’êtres humains penchés sur de petits objets plats avec des mini-écrans et des claviers, sur lesquels leurs pouces ou autres doigts pianotent frénétiquement, quand ils ne leur parlent pas ou n’y écoutent des interlocuteurs ou de la musique, ou n’y élargissent des images par un très étrange mouvement d’écartement des doigts qui étonnamment ne marche pas quand appliqué sur un document imprimé. Il s’agit de leurs téléphones portables, mobiles ou smartphones.

 Cet objet semble indispensable à leur vie, et lorsque le monde cruel exige de l’éteindre ou de s’en séparer, ne serait-ce qu’un moment, par exemple lors d’un enseignement ou un spectacle, lorsque cet appareil est perdu ou abîmé, à court de batterie ou de crédit, ou lorsqu’il n’y a aucune couverture réseau, l’anxiété se déclenche très vite. Cette dépendance [1] rend il est vrai beaucoup de services et apporte beaucoup de plaisir à ses victimes, mais ils la paient le prix fort, par une sorte de « zombification » qui, dans ses formes graves, exigerait pour être brisée une solide cure de désintoxication.

 Une image particulièrement effrayante, mais à peine exagérée, de cette maladie collective, est donnée dans la première et la dernière scènes du film japonais Exit 8 de Genki Kawamura (2025). Elle n’est pas la moins terrifiante de toutes les scènes de ce film d’« horreur ». Elle montre un wagon de métro de Tokyo bondé, dont tous les passagers assis le long d’un côté du wagon sont des hommes habillés de noir occupés sur leurs portables, à l’exception d'une jeune femme portant sur ses genoux un bébé qui hurle.

 Pour ma part, il m’arrive souvent, lorsque j’entre dans un lieu collectif où des dizaines de personnes, par ailleurs apparemment bien portantes, penchées en avant, semblent enchaînées à ces appareils ridicules, purs produits du capitalisme pourrissant de notre époque de naufrage, de penser à la phrase « Ce qu’on fait de vous hommes femmes… Vous regarder m’arrache l’âme » de ce poème d’Aragon (dont j’ai retiré les strophes inutilement auto-centrées, comme souvent chez cet auteur):

J’entends, j’entends

J’en ai tant vu qui s’en allèrent

Ils ne demandaient que du feu

Ils se contentaient de si peu

Ils avaient si peu de colère

J’entends leurs pas j’entends leurs voix

Qui disent des choses banales

Comme on en lit sur le journal

Comme on en dit le soir chez soi

Ce qu’on fait de vous hommes femmes

O pierre tendre tôt usée

Et vos apparences brisées

Vous regarder m’arrache l’âme

Les choses vont comme elles vont

De temps en temps la terre tremble

Le malheur au malheur ressemble

Il est profond profond profond

Vous voudriez au ciel bleu croire

Je le connais ce sentiment

J’y crois aussi moi par moments

Comme l’alouette au miroir

[…]

Louis Aragon

Le roman inachevé

1956

[1] Cette dépendance a reçu diverses désignations. Le terme de « nomophobie », contraction de « no mobile (phone) phobia » est stupide car il semble basé sur le terme grec νόμος (nomos) qui signifie « loi » et donc désigner la « peur de la loi ». Le terme de « mobidépendance » est clair, mais bien long et inélégant. Celui d’« adikphobie », créé en 2013 par Phil Marso, est d’étymologie à peu près correcte (« adictophobie » le serait plus) mais hétérogène (latin ad dictus et grec φόϐος) et également peu gouleyant. Je lui préférerais le néologisme humoristique « daemodoulie », fondé sur le mot grec δουλεία (douleia), qui signifie « esclavage, servitude, dépendance », et évoque la douleur ressentie par les dæmodouliens dès qu’ils sont séparés de leurs chers dæmons-portables. Mais je n’ai aucune illusion sur le succès de cette proposition, à une époque où les termes d’étymologie « savante » font horreur mais où des absurdités linguistiques anglo-saxonnes comme « nomophobie » font florès.

Alain Dubois

6 octobre 2025

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