Alain_Dubois

Professeur et chercheur, biologiste

Abonné·e de Mediapart

139 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 juin 2025

Alain_Dubois

Professeur et chercheur, biologiste

Abonné·e de Mediapart

Relire Orwell et Leys en 2025 ?

Vous avez dit « la gauche » ? De quoi parlez-vous au juste ? Avez-vous bien choisi vos indignations, vos hôpitaux, vos boucliers humains, vos victimes, vos enfants, vos femmes enceintes, vos vieillards, vos handicapés, vos affamés ? Voici quelques extraits du livre Orwell ou l’horreur de la politique de Simon Leys. Pour bien les comprendre, il faut les replacer dans leur contexte historique.

Alain_Dubois

Professeur et chercheur, biologiste

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand les Français lisent Orwell, c’est généralement dans une optique digne du Reader’s Digest : son œuvre est alors réduite au seul 1984 privé de son contexte et arbitrairement réduit aux dimensions d’une machine de guerre anticommuniste. On ignore trop souvent que c’était au nom du socialisme qu’il avait mené sa lutte antitotalitaire, et que le socialisme, pour lui, n’était pas une idée abstraite, mais une cause qui mobilisait tout son être, et pour laquelle il avait d’ailleurs combattu et manqué se faire tuer durant la guerre d’Espagne. […]

Cette si rare capacité l’armait d’une certitude qui, pour être dénuée d’arrogance, à l’occasion pouvait néanmoins se montrer assez férocement barbelée. Il lui est arrivé de prendre lui-même conscience de sa propre « brutalité intellectuelle », mais il en considérait l’exercice moins comme une faute que comme un devoir. Il pouvait d’ailleurs s’y abandonner sans verser dans le dogmatisme ni pécher par bonne conscience, car la certitude qui l’habitait n’était pas le fruit d’une simplification arbitraire, mais d’une authentique simplicité ‒ celle de l’enfant qui, au milieu de la foule des courtisans, s’écrie que l’Empereur est tout nu. […]

L’histoire a déjà montré à plusieurs reprises qu’il ne faut pas grand-chose pour faire basculer des millions d’hommes dans l’enfer de 1984 » : il suffit pour cela d’une poignée de voyous organisés et déterminés. Ceux-ci tirent l’essentiel de leur force du silence et de l’aveuglement des honnêtes gens. Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, précisément, faute d’imagination.

[…]

Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir un niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous de l’exploitation des coolies asiatiques [aujourd’hui, nous ajouterions « et de la destruction de la biosphère » (AD)], et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devraient être libérés [et notre mode de vie respectueux de l’environnement – mais pas trop tout de même, pour ne pas risquer de mériter la qualification de « punitif » (AD)] ; mais notre niveau de vie et donc aussi notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue. L’attitude humanitaire [et « écolo » (AD)] est nécessairement le fait d’un hypocrite, et c’est parce qu’il comprenait cette vérité que Kipling possédait ce pouvoir unique de créer des expressions qui frappent. Il serait difficile de river le clou au pacifisme niais des Anglais en moins de mots que dans la phrase : « Vous vous moquez des uniformes qui veillent sur votre sommeil ». Kipling, il est vrai, ne comprenait pas les aspects économiques des relations entre l’élite intellectuelle et les vieilles culottes de peau ; il ne voyait pas que, si le planisphère est peint en rose, c’est essentiellement afin de pouvoir exploiter le coolie. Au lieu de considérer le coolie, il ne voyait que le fonctionnaire du gouvernement indien, mais même sur ce plan-là, il saisissait exactement le mécanisme des relations : qui protège qui. Il percevait clairement que, si certains peuvent être hautement civilisés, c’est seulement parce que d’autres, qui sont inévitablement moins civilisés, sont là pour les défendre et les nourrir ».

[…]

C’est cette dimension humaine qui donne à l’œuvre d’Orwell une place à part dans la littérature politique de notre temps. Plus spécifiquement, ce qui fonde son originalité supérieure en tant qu’écrivain politique, c’est qu’il haïssait la politique. Ce paradoxe semble avoir échappé à des témoins pourtant proches. […] La synthèse des deux vues pourrait être effectuée par une excellente formule de Crick: « Si Orwell plaidait pour qu’on accorde la priorité au politique, c’était seulement afin de mieux protéger les valeurs non politiques. En un sens, quand il s’appliquait à planter des choux, à nourrir sa chèvre et à maladroitement bricoler de branlantes étagères, ce n’était pas seulement pour le plaisir, mais aussi pour le principe ; de même, quand, collaborant à un périodique de la gauche bien-pensante, il gaspillait de façon provocante un précieux espace qui aurait dû être tout entier consacré aux graves problèmes de la lutte des classes, en dissertant de pêche à la ligne ou des mœurs du crapaud ordinaire, il ne cédait pas à une recherche gratuite d’originalité ‒ il voulait délibérément choquer ses lecteurs et leur rappeler que, dans l’ordre normal des priorités, il faudrait quand même que le frivole et l’éternel passent avant le politique.

Si la politique doit mobiliser notre attention, c’est à la façon d’un chien enragé qui vous sautera à la gorge si vous cessez un instant de le tenir à l’œil. C’est en Espagne qu’il découvrit toute la férocité de la bête : après avoir été blessé grièvement par une balle fasciste, il ne fut ramené à l’arrière que pour se voir aussitôt traquer par les tueurs staliniens moins désireux de défendre la république contre l’ennemi fasciste que d’anéantir leurs alliés anarchistes. Rentré en Angleterre, quand il voulut témoigner de la manière dont les communistes avaient trahi la cause républicaine en Espagne, il se heurta aussitôt, et durablement, à la conspiration du silence et de la calomnie, efficacement organisée par les commissaires du Komintern et tous leurs auxiliaires bénévoles de la gauche, qui, afin de pouvoir tranquillement et cyniquement récrire l’Histoire, s’étaient bien juré de bâillonner les combattants revenus du front. Pour la première fois, il avait été directement confronté au mensonge totalitaire : « L’Histoire s'est arrêtée en 1936 ». La leçon fut inoubliable. Ainsi se trouva soudain parachevée la longue éducation politique qui avait été commencée à tâtons et au hasard, près de vingt ans plus tôt en Birmanie, par le jeune et naïf officier de police, frais émoulu de son collège aristocratique. Maintenant il pouvait enfin conclure : « Ce que j’ai vu en Espagne, et ce que j’ai découvert depuis, concernant les opérations internes des partis politiques de gauche, m’ont donné l’horreur de la politique ». Il n’en démordra plus, jusqu’à la mort ‒ et c’est de là que sortiront ses trois chefs-d’œuvre : Homage to Catalonia, Animal Farm et 1984.

[…]

En fait, il voulait redécouvrir ce qu’il considérait comme les valeurs essentielles du socialisme, cet idéal de « justice et liberté » qui se trouvait maintenant « entièrement enseveli sous des couches superposées de prétentions doctrinaires et de progressisme-à-la-dernière-mode, en sorte qu’il est comme un diamant caché sous une montagne de crottin. La tâche d’un vrai socialiste est de le ramener au jour. » Pour le reste, il ne se faisait aucune illusion : « Le collectivisme mène aux camps de concentration, au culte du chef et à la guerre. Il n’y a pas moyen d’échapper à ce processus, à moins qu’une économie planifiée puisse être combinée avec une liberté intellectuelle, ce qui ne deviendra possible que si l’on réussit à rétablir le concept du bien et du mal en politique ».

[…]

Plusieurs années auparavant, dans un contexte différent, il avait déjà noté que, devant tout ce qui défigure l’idéal révolutionnaire, « la tâche des gens intelligents est non de rejeter le socialisme mais de s’employer à l’humaniser... Notre devoir est de combattre pour la justice et la liberté ; socialisme signifie précisément justice et liberté, une fois qu’on l’a débarrassé de toutes les sottises qui l’encombrent. C’est sur ces valeurs essentielles, et sur elles seules, que nous devons fixer notre attention. Rejeter le socialisme simplement parce que tant de socialistes, individuellement, sont des gens lamentables, serait aussi absurde que de refuser de voyager en chemin de fer parce qu'on n'aime pas la figure du contrôleur ». S’il vivait encore aujourd’hui, on voit mal ce qui aurait finalement pu le déterminer à descendre du train. Par contre, quand les tenants d’une idéologie qui dissocie la cause de la liberté de celle de la justice veulent l’embarquer de force dans leur galère, l’abus paraît criant. Orwell avait toujours fait sereinement face à ses nombreux ennemis, mais on se demande s’il aurait pu garder son sang-froid devant certains de ses admirateurs.

[…]

Vivre en régime totalitaire est une expérience orwellienne ; vivre tout court est une expérience kafkaïenne. Aussi, la condition humaine étant ce qu’elle est, on peut prédire qu’au vingt et unième siècle et dans les siècles qui suivront (s’il y en a), on continuera à lire Kafka, mais il faut souhaiter que l’évolution politique et la marche des événements auront finalement réussi à faire d’Orwell un écrivain définitivement dépassé, qu’on ne relira plus guère que pour satisfaire une curiosité historique. Mais en attendant, on est évidemment encore loin du compte [à qui le dites-vous ? (AD)] : aujourd’hui, je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat.

Simon Leys

ANNEXE 1

Quelques propos de George Orwell

[…]

La plupart des gens n’ont jamais l’occasion de voir leur sens moral inné mis à l’épreuve par l’exercice du pouvoir ‒ en sorte qu’on est presque obligé de tirer cette conclusion cynique : les hommes ne sont décents que dans la mesure où ils sont impuissants.

[…]

Les institutions héréditaires ont le mérite d’être instables. Elles le sont nécessairement, puisque le pouvoir y est constamment transféré entre les mains d’incapables, ou de gens qui le détournent à des fins non prévues par leurs ancêtres. On ne saurait concevoir une institution héréditaire qui réussirait, comme l’Église catholique, à durer aussi longtemps en changeant aussi peu. Et il est au moins concevable qu’une autre organisation autoritaire dont les dirigeants sont cooptés, le Parti communiste russe, connaisse une histoire semblable. S’il se solidifie sous forme de classe, comme certains observateurs croient qu’il est en train de le faire, il évoluera et se développera de la même façon que toute autre classe. Mais s’il continue à coopter ses membres dans toutes les strates de la société, pour ensuite les couler dans le même moule idéologique, il pourrait fort bien conserver sa forme presque inchangée de génération en génération. Dans les sociétés aristocratiques, l’aristocrate excentrique est un personnage courant, tandis qu’un commissaire excentrique serait presque une contradiction dans les termes.

[…]

La plupart d’entre nous persistent à croire que tous les choix, et même les choix politiques, se font entre le bien et le mal, et que du moment qu’une chose est nécessaire, elle doit aussi être bonne. Il nous faudrait, je pense, dépouiller cette croyance qui relève du jardin d’enfants. En politique, on ne peut jamais opter que pour un moindre mal, et il est des situations auxquelles on ne peut échapper qu’en agissant comme un démon ou un dément. La guerre, par exemple, est parfois nécessaire, mais elle ne saurait jamais être ni bonne ni sensée. […] Quand vous avez à participer à ce genre d'entreprises ‒ et je pense que vous devez y participer, à moins que vous n’en soyez dispensé par l’âge, la bêtise ou l’hypocrisie ‒, vous devez veiller jalousement à maintenir intacte une certaine part de vous-même.

[…]

L’argument selon lequel il ne faudrait pas dire certaines vérités, car cela « ferait le jeu de » telle ou telle force sinistre est malhonnête, en ce sens que les gens n’y ont recours que lorsque cela leur convient personnellement. […] Sous-jacent à cet argument, se trouve habituellement le désir de faire de la propagande pour quelque intérêt partisan, et de museler les critiques en les accusant d’être « objectivement » réactionnaires. C’est une manœuvre tentante, et je l’ai moi-même utilisée plus d’une fois, mais c'’est malhonnête. Je crois qu’on serait moins tenté d’y avoir recours si on se rappelait que les avantages d’un mensonge sont toujours éphémères. Supprimer ou colorer la vérité semble si souvent un devoir positif ! Et cependant tout progrès authentique ne peut survenir que grâce à un accroissement de l’information, ce qui requiert une constante destruction des mythes.

[…]

À mon avis, rien n’a plus contribué à corrompre l’idéal originel du socialisme que cette croyance que la Russie serait un pays socialiste et que chaque initiative de ses dirigeants devrait être excusée, sinon imitée. Je suis convaincu que la destruction du mythe soviétique est essentielle si nous voulons relancer le mouvement socialiste.

[…]

Il est un fait que le pacifisme n’existe guère que dans des communautés dont les membres ne croient pas à la possibilité réelle d’une invasion et d’une conquête étrangères. […] Nul gouvernement ne saurait opérer selon des principes purement pacifistes, car un gouvernement qui refuserait de recourir à la force dans n’importe quelles circonstances pourrait être renversé par quiconque serait prêt à utiliser la force. Le pacifisme refuse de confronter le problème du gouvernement, et les pacifistes pensent toujours comme des gens qui ne se trouveront jamais dans une position d’autorité, et c’est pourquoi je les considère irresponsables. […]

Gandhi a été considéré pendant vingt ans par le gouvernement colonial en Inde comme un de ses alliés. Je sais de quoi je parle, j’ai été officier de police en Inde. On a toujours reconnu de la façon la plus cynique que Gandhi facilitait les choses pour les autorités britanniques en Inde, car son influence tendait toujours à prévenir toute initiative qui aurait pu vraiment nous créer des problèmes. La raison pour laquelle il fut toujours traité avec des égards particuliers quand il était en prison, et que de petites concessions lui étaient accordées quand il prolongeait un de ses jeûnes jusqu’à un point dangereux [contrairement à Bobby Sands et ses compagnons (AD)], c’est que les autorités britanniques étaient terrifiées à l’idée que, s’il venait à mourir, il serait remplacé par quelqu’un qui aurait moins de foi dans la force morale, et plus dans celle des bombes. Gandhi lui-même est évidemment tout à fait honnête, et n’a pas conscience de la façon dont il est manipulé ; cette honnêteté personnelle le rend d’ailleurs encore plus utile. […] Si Hitler pouvait conquérir l’Angleterre, il essaierait, je suppose, de favoriser ici le développement d’un vaste mouvement pacifiste, ce qui empêcherait toute résistance sérieuse et lui faciliterait le contrôle du pays.

[…]

Certaines attitudes telles que le pacifisme ou l’anarchisme qui, en surface, semblent impliquer une volonté de renoncer entièrement au pouvoir, ne font au contraire qu’encourager le goût du pouvoir. En effet, si vous adhérez à une foi qui paraît exempte de la saleté habituelle de la politique, une foi dont vous ne retirez aucun avantage matériel, cela vous confirme assurément que vous détenez la vérité. Et si vous détenez la vérité, il vous semble tout naturel de forcer les autres à penser comme vous.

[…]

La propagande pacifiste se ramène habituellement à dire que les deux camps sont également mauvais ; mais si l’on étudie plus attentivement les écrits des jeunes intellectuels pacifistes, on verra que, loin d’exprimer une désapprobation impartiale ils sont dirigés presque entièrement contre l’Angleterre et les États-Unis. De plus, invariablement, ils ne condamnent pas la violence en elle-même, mais seulement la violence qui est utilisée pour défendre les pays occidentaux. Les Russes, à la différence des Anglais, ne sont nullement blâmés pour leur appareil guerrier.

[…]

Ce qui est sinistre, c’est que les ennemis conscients de la liberté sont ceux pour qui la liberté devrait signifier le plus. Le grand public ne s’intéresse guère à ce problème, ni dans un sens, ni dans l’autre. La majorité des gens ne voudraient ni persécuter les hérétiques, ni se donner du mal pour les défendre. Ils sont à la fois trop sains et trop stupides pour adopter une perspective totalitaire. L’attaque consciente et délibérée contre l’honnêteté intellectuelle vient des intellectuels eux-mêmes.

[…]

L’illusion est de croire que, sous un gouvernement totalitaire, on pourrait demeurer intérieurement libre […], que dans leurs mansardes des ennemis clandestins du régime pourraient continuer à noter leurs pensées. […] La grande erreur est d’imaginer que l’être humain soit un individu autonome. Cette liberté secrète dont vous pourriez prétendument jouir sous un tel gouvernement ne tient pas debout, car vos pensées ne vous appartiennent jamais entièrement. Les philosophes, les écrivains, les artistes et même les savants ont besoin non seulement d’encouragements et d’un public, il leur faut aussi le constant stimulant des autres. Il est presque impossible de penser sans causer. […] Supprimez la liberté de pensée, et les facultés créatrices tarissent. […] Quand le couvercle sera retiré de l’Europe [occupée par l’Axe], je suis convaincu que l’on sera surpris de voir combien peu d’écrits de valeur, dans n’importe quelle forme ‒ y compris des choses comme des journaux intimes ‒, auront été produits en secret sous les régimes de dictature.

[…]

Ce qui est terrifiant dans les dictatures modernes, c’est qu’elles constituent un phénomène entièrement sans précédent. On ne peut prévoir leur fin. Autrefois, toutes les tyrannies se faisaient tôt ou tard renverser, ou à tout le moins elles provoquaient une résistance, du seul fait que la « nature humaine », dans l’ordre normal des choses, aspire toujours à la liberté. Mais rien ne garantit que cette « nature humaine » soit un facteur constant. Il se pourrait fort bien qu’on arrive à produire une nouvelle race d’hommes, dénuée de toute aspiration à la liberté, tout comme on pourrait créer une race de vaches sans cornes.

George Orwell

Alain Dubois

19 juin 2025

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.