Depuis l’échec du 16 octobre 2025 de la motion de censure contre le Gouvernement Lecornu 2, on entend beaucoup de bruit sur la fameuse « suspension » de la réforme des retraites jusqu’à la prochaine présidentielle : s’agit-il d’une vraie suspension, d’un décalage, d’un prélude à sa modification, à sa suppression, ou d’un simple mensonge ? Quoi qu’il en soit, si le plan de Lecornu est adopté avant le 31 décembre, seule la génération née en 1964 partira à la retraite avant 2027, date prévue pour la présidentielle, et il est prévu de faire payer à tous aujourd’hui et demain le financement de cette « victoire », car, pour compenser ce « manque à gagner », les pensions de retraite pour les prochaines années seront encore moins revalorisées et les adhérents devront payer une taxe sur les mutuelles. Le bilan sera sans appel : tous les retraités actuels et futurs y perdront, pas seulement ceux nés en 1964 [1].
En revanche, on entend moins parler des autres aspects du budget Lecornu, qui est une véritable avalanche d’attaques brutales contre les travailleurs [2]. Et ceci sans parler du fait que la non-censure de ce Gouvernement annonce le projet d’intégration dans la Constitution du projet d’accord de Bougival du 12 juillet 2025 sur la réforme institutionnelle en Nouvelle-Calédonie, entraînant la rupture avec le FLNKS et grosse de la fin d’une quarantaine d’années de « paix sociale » en Canaquie [3].
Enfin, ce dont on entend le moins parler, c’est de la signification et de la portée de la « promesse » de Lecornu de « renoncer » à l’article 49.3 de la Constitution lors de la discussion du budget à l’Assemblée Nationale, qui est presque considérée par certains comme un recul « normal » du pouvoir imposé par la crise actuelle. Pourtant cette promesse mérite d’être examinée de plus près.
Tout d’abord, il faut noter que Lecornu n’a pas annoncé de date limite pour cette suspension, qui constitue selon lui « presque une révolution » (alors qu’elle a déjà été pratiquée sous la V°, sous Lionel Jospin, mais dans des conditions fort différentes). Est-elle censée s’achever à la fin de son mandat de Premier Ministre ? Ou après le vote du budget ? Ou le jour de la prochaine présidentielle ? Mystère… Lecornu a dit simplement [4] : « J’avais renoncé à utiliser l’article 49 alinéa 3 de la Constitution. C’est la garantie pour l’Assemblée Nationale, que le débat, notamment budgétaire ‒ mais pas seulement ‒, dans tous les domaines, vivra, ira jusqu’au bout. Jusqu’au vote. » Comme le budget doit être adopté avant le 31 décembre, cette date doit-elle être considérée comme la limite de cette « renonciation » ou continuera-t-elle après cette date dans les « autres domaines » ?
Ensuite, il ne faut pas oublier que l’Assemblée Nationale n’est que l’une des deux chambres du Parlement, que le Sénat n’est nullement impliqué par les promesses de Lecornu, et que son Président a déjà annoncé que le Sénat rétablirait la réforme des retraites sous sa forme initiale si l’Assemblée Nationale votait sa modification. Or, selon l’Article 45 de la Constitution, lors d’un désaccord entre les deux assemblées, une commission mixte paritaire peut être chargée de proposer un texte unique à l’approbation de celles-ci. Si un tel texte n’est pas rédigé ou adopté, « l’Assemblée nationale peut reprendre soit le texte élaboré par la commission mixte, soit le dernier texte voté par elle, modifié le cas échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le Sénat ». Toutefois, si aucun accord n’a été trouvé en temps et en heure, le Gouvernement pourra élaborer une loi spéciale ou faire passer le budget par voie d’ordonnance, « une première sous la V° République » [5].
Enfin, il faut noter que l’Article 49.3 n’est pas le seul qui puisse poser des problèmes pour un vote pleinement « parlementaire » du budget. En cas de décision « inacceptable » à cet égard (selon ses propres critères) par le Gouvernement, celui-ci garde la possibilité d’utiliser l’Article 40 de la Constitution sur l’irrecevabilité financière des textes adoptés par le Parlement « lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique », ce qui restreint fondamentalement les marges de manœuvre des parlementaires.
Toutes ces considérations limitent considérablement la « victoire » que constituerait pour « la gauche » les « promesses » de Lecornu. Or il est un aspect de ces dernières qui mériterait ce me semble d’être bien plus mis en exergue, et c’est la suspension temporaire de l’Article 49.3 elle-même.
L’Article 49.3 n’est pas un détail, c’est l’un des articles consubstantiels à la V° République, ce qui en fait une République non seulement présidentielle mais, au-delà, bonapartiste, au pouvoir exécutif fort et centralisé. Dans un tel système, l’exécutif s’appuie sur la consultation régulière du peuple lors d’élections et parfois de plébiscites, mais il a barre sur le pouvoir législatif. La Constitution de la V° a été pensée par de Gaulle et Michel Debré pour permettre un tel fonctionnement. Le Président de la République est élu au suffrage universel direct, ce qui est censé lui donner la légitimité pour prendre seul, ou presque, les décisions politiques principales. Idéalement, pour ce faire il dispose d’une « majorité présidentielle » au sein de l’Assemblée Nationale, dont la fonction est simplement de valider les décisions du chef de l’État, préparée par un Gouvernement nommé par lui mais non élu, ce qui en fait une simple « chambre d’enregistrement ». Certaines décisions particulièrement « délicates » peuvent se faire par plébiscite. Ce système a bien fonctionné tant que de Gaulle et ses successeurs immédiats ont été au pouvoir, mais il a commencé à se lézarder lors du référendum de 1969 qui a mis de Gaulle à la porte, puis dans les situations où le Président n’a plus disposé de majorité présidentielle, ce qui donné lieu à la mise en place de Gouvernements de « cohabitation » qui constituent en eux-mêmes des contradictions internes à la V° République.
L’Article 49.3 est une des pièces maîtresses de cette Constitution, au même titre que l’existence du Sénat et diverses autres dispositions. Du point de vue de la V°, suspendre le 49.3 est bien plus « grave », que suspendre la réforme des retraites, quasiment comparable à une suspension du Sénat (dont le Président est le « deuxième personnage de l’État »), ou des élections, des impôts, de certaines lois fondamentales… Suspendre l’utilisation de cet article, ne serait-ce que pendant quelques mois, est une décision particulièrement importante, non pas tant par ses conséquences directes lors de cette mandature, mais parce qu’elle est contradictoire avec la nature même de cette V° République ‒ et ceci est particulièrement visible sous Macron. Depuis 1958 et l’avènement de la V° République, l’Article 49.3 a été utilisé 113 fois par les Premiers Ministres, soit en moyenne 1,7 fois par an, dont 25 fois depuis que Macron est Président (et 23 fois durant les 19 mois où Élisabeth Borne a été Premier Ministre), ce qui n’atteint pas le record de 28 sous Michel Rocard mais est plus frais dans la mémoire populaire, d’autant plus que c’est cet article seul qui a permis de faire passer la loi retraite contre la volonté clairement exprimée de l’écrasante majorité de la population. Il ne s’agit donc nullement d’un détail de l’histoire de la V°.
Si Lecornu a été contraint d’avoir recours à cette suspension, ce n’est pas par souci soudain de démocratie, c’est qu’il s’agissait de la seule décision susceptible de débloquer la situation et de permettre d’éviter soit la dissolution de l’Assemblée Nationale soit la convocation d’élections présidentielles. C’est le résultat de la plus profonde crise interne de la V° République depuis sa promulgation, qui exige de mettre fin au plus tôt à la présidence de Macron, qui est maintenant désavoué par majorité de la population et dont l’action est paralysée. Ne pas insister lourdement sur cet aspect de cette décision contribue à tenter de masquer cette crise et protéger la Constitution, caractérisée avant son élection à la présidence par Mitterrand de « coup d’État permanent ». Or cette « suspension » a été un élément déterminant de la décision de certains parlementaires « de gauche » de ne pas voter la censure, mais ce n’est pas ce qui a été mis en exergue par ses soutiens pour se concentrer sur la « victoire » que représenterait la suspension de la réforme des retraites.
En répétant à sept reprises la formule « Le Gouvernement proposera, nous débattrons, vous voterez », la déclaration de politique générale de Lecornu a tenté de faire croire que la suspension temporaire de cet article pouvait d’un coup de baguette magique transmuter la V° d’une République bonapartiste en une République parlementaire, dans laquelle c’est le Parlement qui prend les décisions cruciales. C’est bien entendu une entourloupe. Il n’a jamais été question d’abroger cet article, mais de « ne pas l’utiliser » pendant une durée indéterminée. Il reste en vigueur, et sera susceptible d’être employé de nouveau dès la fin de cette suspension. En fait, le supprimer de la Constitution de la V° reviendrait à abroger celle-ci et exigerait l’élection d’une Assemblée Constituante, ce qui constitue justement une revendication déjà ancienne de la « gauche ».
Autant la suspension limitée dans le temps, et prévue pour être plus que « compensée » par d’autres mesures fiscales, doit être considérée comme une manœuvre destinée à tenter d’éviter la censure du Gouvernement Lecornu et non pas comme une victoire, celle, temporaire elle aussi certes, de l’Article 49.3 constitue bien une victoire des forces progressistes, si elle est bien comprise pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un recul significatif des dirigeants de la V° République et une mise en évidence du fait que sa Constitution n’est plus « fonctionnelle ». Ce recul peut être utilisé comme un appui pour le combat pour une Assemblée Constituante démocratiquement élue ‒ et non tirée au sort ni nommée par des instances telles que les « collectivités territoriales de la République » comme l’est le Sénat.
Pour les travailleurs, l’urgence politique aujourd’hui n’est pas la discussion parlementaire qui ne mènera à rien, ni des élections législatives ou présidentielles anticipées qui continueraient à enfermer le peuple dans le cadre mortifère de la V° République, mais la mobilisation populaire contre celle-ci et son incarnation actuelle dans le pouvoir pitoyable de Macron, « avant que le RN et l’union des droites ne prennent la tête de ce régime pour tenter de le restaurer sous la forme la plus autoritaire » [6]. À la lumière des échecs répétés, malgré leur caractère massif, des manifestations contre les contre-réformes de Hollande et de Macron, la perspective d’une manifestation centrale le 15 novembre « pour battre le pouvoir en place et le RN » [6]-[7] resterait modeste si elle ne s’appuyait pas sur une Grève Générale, dont la préparation et l’organisation devraient être à l’ordre du jour de toutes les assemblées et collectifs tentant de faire converger les luttes sociales actuelles. Rappelons qu’en France, et contrairement par exemple à diverses dispositions légales aux États-Unis et bien d’autres pays, la grève, y compris la Grève Générale, est parfaitement légale [8]. Mais pour que cela soit possible, il faudrait que le mouvement ouvrier se libère de la tutelle stérilisatrice des directions des partis « de gauche » et des syndicats, qui persistent à nier l’existence universelle de la lutte des classes et à appeler « partenaires sociaux » ce qui sont en fait des « adversaires sociaux ». Il serait également crucial d’expliquer largement en quoi la suspension provisoire de l’Article 49.3, présentée négligemment par Lecornu à la fois comme « presque une révolution » et comme un détail qui ne mérite pas d’explication particulière, traduit au grand jour la crise actuelle considérable de la V° République, qui couve déjà depuis plusieurs dizaines d’années mais n’entraînera pas mécaniquement la fin de cette République si le peuple ne l’impose pas.
Notes
[1] <https://melenchon.fr/2025/10/23/rn-et-ps-changent-de-peau-et-cest-moche>.
[2] <https://rapportsdeforce.fr/analyse/budget-2026-10-mesures-defavorables-aux-plus-modestes-102125759>.
[3] L’emploi en français de l’orthographe Kanaky pour désigner la Nouvelle-Calédonie est étrange. Même si, ce dont je n’ai pu trouver la confirmation, c’est l’orthographe qui a été choisie par les indépendantistes pour désigner ce territoire dans les multiples langues et dialectes kanak pour lesquelles existent des graphies standards, ceci n’exige nullement de l’employer dans un texte en français, pas plus que Deutschland pour l’Allemagne, Myanmar pour la Birmanie ou Zhongguo pour la Chine, ou que London, Wien ou Roma pour désigner des villes. Le mot Kanaky dérive du terme hawaïen kanaka, qui signifie homme. Pour le transférer dans une langue d’Europe occidentale, le choix existait entre plusieurs possibilités, entre la terminaison française en -ie, l’anglaise en -y, l’italienne, espagnole ou portugaise en -ia, ou l’allemande en -ei. Je n’ai pas connaissance pour ma part de termes français désignant des entités géographiques se terminant en -y : qui écrirait Normandy, Picardy ou Midy dans un texte français ? Or l’adoption dans les textes français, « officiels » ou pas, y compris « de gauche », du terme Kanaky au lieu de Kanakie ou Canaquie, semble non seulement acter que, dès son indépendance, ce territoire échappera à la domination française, ce dont tous les démocrates et anti-colonialistes ne sauraient que se réjouir, mais également signifier qu’il est déjà acquis qu’il rentrera immédiatement dans la sphère d’influence anglo-saxonne, et plus exactement australienne et donc en définitive américaine, et non pas chinoise, indonésienne ou autre. Certes, il est quasi certain que cette indépendance y entraînera une nouvelle régression de la francophonie, déjà réduite à une peau de chagrin dans le monde entier, et se traduira là aussi par un recul des idées progressistes d’égalité sociale et de justice des Lumières et de la Révolution Française, mais ce n’est pas la perpétuation de l’emprise de la France sur ses anciennes colonies qui pourrait y mettre un frein (n’oublions pas le rôle catastrophique de la France, malgré ces idées, dans la régression des langues vernaculaires dans ses anciennes colonies) : ce ne serait que leur incarnation, en France et dans d’autres pays, dans des processus mettant fin au capitalisme.
[4] « Déclaration de politique générale de Monsieur Sébastien Lecornu, Premier ministre », Assemblée nationale, 14 octobre 2025.
[5] Denis Cosnard, Mariama Darame et Nathalie Segaunes, « Budget, abandon du 49.3 : les dessous de la méthode Lecornu », Le Monde, 3 octobre 2025.
[6] <https://aplutsoc.org/2025/10/24/crise-politique-et-syndicalisme-editorial-du-24-octobre-2025>.
[7] <https://aplutsoc.org/2025/10/12/acte-2-le-15-novembre-et-au-dela-degageons-macron-et-son-monde>.
[8] La valeur constitutionnelle du droit de grève des salariés est reconnue par l’alinéa 7 du Préambule de la Constitution de la IV° République et confirmée dans le Préambule de la Constitution de 1958 depuis la décision « Liberté d’association » rendue le 16 juillet 1971 par le Conseil constitutionnel.
Alain Dubois
27 octobre 2025