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Billet de blog 20 mars 2023

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L’aveuglement ou comment réduire les discriminations à des postures victimaires

Il est riche d’enseignements de se pencher sur l’Appel à la vigilance, publié le 13 juillet 1993. Les réactionnaires d’hier et d’aujourd’hui condamnent la société métissée au nom de la prééminence de la nation sur l’individu et, chemin faisant, contestent l’idée d’une humanité commune. Ils se gaussent des « naïvetés » du cosmopolitisme, instruisent le procès de l’égalité. 

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Comme Edwy Plenel vient opportunément de le rappeler, il est riche d’enseignements de se pencher sur l’Appel à la vigilance, publié le 13 juillet 1993 dans Le Monde. Quarante intellectuels, dont la notoriété scientifique était indiscutable (parmi eux, sélection totalement subjective, Henri Atlan, Pierre Bourdieu, Claude Cohen-Tannoudji, Umberto Eco, Françoise Héritier, François Jacob, Nicole Loraux, Michelle Perrot, Léon Poliakov, Jean Pouillon, Jean-Pierre Vernant), avaient alors, à l’initiative de Maurice Olender, exprimé de vives inquiétudes devant la banalisation de la pensée d’extrême droite. Le plus souvent interprété comme une attaque contre la liberté de réflexion, l’Appel a déclenché nombre de réactions hostiles dont la véritable nature apparaît assez clairement aujourd’hui, à la lumière de la critique, du moins d’un certain type de critique, de l’antiracisme.

Réalité des discriminations ou postures victimaires ?

Rappelons-nous que, la même année, dans son numéro de mars-avril, la revue Esprit, alors dirigée par Olivier Mongin, publiait un article de Pierre-André Taguieff, « Comment peut-on être antiraciste ? » (p. 36-48) (dédié à Léon Poliakov, lequel, 3 mois plus tard, sera signataire de l’Appel !)), dans lequel celui qui avait, cinq années plus tôt, avec La force du préjugé, renouvelé en profondeur l’analyse du racisme, notait que « la notion de racisme paraît confuse, voire autocontradictoire » (p. 43) et proposait de « refuser toute spécificité aux phénomènes ordinairement caractérisés en tant que racistes » (p. 46). Il en déduisait « l’effacement de la valeur conceptuelle du terme de “racisme” », et voyait en lui un « opérateur d’illégitimation, applicable à tout comportement qu’un sujet se propose de dénoncer, de condamner ou de combattre » (p. 46-47). Roger-Pol Droit écrivait alors lucidement (Le Monde du 13 juillet 1993) : « N’allez surtout pas croire que le racisme ait la moindre réalité, ce n’est qu’une injure à éliminer ». 

Dès lors, on en déduit aisément que ce n’est pas le racisme qui pose problème, ce sont les mouvements qui s’y opposent, d’autant que Taguieff n’hésite pas à attribuer la responsabilité de la « grande vague de confusion idéologique » à une « certaine prédication antiraciste » (p. 48). On est ainsi tout à fait disposé à accepter que non seulement l’antiracisme est plus préoccupant mais qu’il est aussi plus nocif que le racisme. On sait désormais qu’il est également devenu fou (selon le titre d’un récent ouvrage de Taguieff, dont le sous-titre, évocateur, est « Le racisme systémique et autres fables »). L’évolution de la pensée de Taguieff, plus ancienne que ne l’ont cru la plupart des observateurs (dont l’auteur de ces lignes), est paradigmatique : nombre d’auteurs, médiatiquement notoires, défendent des thèses semblables et réduisent les discriminations à des postures victimaires.

De ce mouvement vers la réaction, nous avions pourtant été avertis une nouvelle fois, en 2002, par Daniel Lindenberg et son Rappel à l’ordre (sous-titré, sans ambiguïté, « Enquête sur les nouveaux réactionnaires »). L’ouvrage avait été voué aux gémonies : l’Histoire n’a pourtant invalidé aucune de ses propositions. Ce qui avait été justement qualifié de « libération de la parole gauloise », cette supposée levée générale des tabous, n’était en réalité qu’une revendication de l’expression des passions et des aversions au détriment de l’argumentation. De cette « libération », Michel Onfray, et sa revue (au titre indécent) Front populaire, témoignent régulièrement : son dernier numéro s’inquiète de la tyrannie des minorités (de « l’art de détruire la France » !), ces dernières étant énoncées, dans un inventaire à la Prévert, sans traduire le moindre rapport à la réalité « européisme, immigrationnisme, transgenrisme », etc.). Mais, beaucoup l’ont oublié, Jean-Edern Hallier, dans L’Idiot international, fustigeait déjà les féministes « frustrées » et les antiracistes « crétins » !

Confusion des idées

Les réactionnaires d’hier et d’aujourd’hui condamnent la société métissée (la mixophilie étant définie comme le mal qui nous menace, en quelque sorte l’arme secrète du « grand remplacement » !) au nom de la prééminence de la nation sur l’individu et, chemin faisant, contestent l’idée d’une humanité commune. Ils se gaussent des « naïvetés » du cosmopolitisme, instruisent le procès de l’égalité et, bien entendu, celui de l’islam, n’hésitant pas à revendiquer leur islamophobie, tout en se plaignant de l’inconsistance « scientifique » du terme. 

La confusion des idées dont parlait R.-P. Droit dans l’article de 1993 (le « confusionnisme », selon le mot de Philippe Corcuff : mais, si le diagnostic est répandu, la causalité est distincte d’un auteur à l’autre) a produit une aberration idéologique : au lieu de se préoccuper de la réalité des discriminations dont les personnes racisées sont victimes, on préfère reprocher aux antiracistes d’essentialiser les identités raciales, ce qui ferait d’eux, au moins implicitement, des racistes. C’est ne pas comprendre que la prise en compte des mécanismes de racialisation et d’assignation subie vise non pas à exalter des identités particulières mais, in fine, à déracialiser la société, ce que, bien que libéral, Ronald Dworkin, philosophe du droit et du politique, avait bien compris.

Il est en effet crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie” dans une culture qui possède un tel concept, afin de comprendre comment les gens y réagissent sur le plan cognitif et sur celui de l’action : et cela, que l’on croie ou non à la réalité des sorciers ». L’existence des sorcières se mesure, en quelque sorte, à l’impact que cette croyance a sur la vie de nombreuses femmes. De la même façon, la race n’existe pas, mais les identités raciales sont bien présentes et elles affectent les personnes qui les portent.

A nier le racisme en tant que rapport social, on finit par s’aveugler face à l’injustice et à disqualifier tous ceux qui ne s’en accommodent pas. 

Dernier livre paru : La haine de l’antiracisme, Textuel, (Conversation avec Régis Meyran), 15 mars 2023.

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