
Depuis le déclenchement de l’agression russe en Ukraine, et depuis les déclarations particulièrement inquiétantes de Vladimir Poutine, nous avons toutes et tous assisté, de façon impuissante, au déferlement de reportages et d’images, à la communication du président ukrainien Volodymyr Zelensky, passé de l’accusation des Pandora Papers à la figure de héros de guerre, ou encore aux témoignages des populations de Kyiv et d’ailleurs. Tout cela, par tous les canaux médiatiques et politiques, a agi comme une bombe à effet boule de neige : on se prend l’Histoire dans la figure, ses injustices, ses abus et ses horreurs. Mais face à tout cela, personnellement, ce que je ressens est surtout de la culpabilité et de la honte.
En fait, cette Histoire, nous n’avons jamais cessé de l’écrire – surtout sur d’autres continents. Ce qu’il y a finalement de choquant n’est pas que nous nous retrouvions face à la saleté d’une guerre, à la terrible rhétorique d’un autocrate ou à ces vies brisées qui s’écrasent sur les frontières ; c’est que nous pensions que nous ne verrions plus cela en Europe, alors même que nos Etats participent largement à ces horreurs dans d’autres régions du monde, sans que cela ne nous émeuve plus que ça. Et si aujourd’hui nous constatons que l’Union Européenne se bouge et se raidit plus en quelques jours qu’elle ne l’avait fait ces trente dernières années, si nous redécouvrons ce qu’est l’OTAN, c’est surtout parce que les peuples européens se retrouvent, une fois de plus, coincés entre deux logiques impérialistes – certes différentes dans leurs formes, leurs incarnations et leurs méthodes, mais des logiques qui instrumentalisent les peuples pour des desseins qui les dépassent. Et j’ai honte de cela, tout en me sentant coupable. Nous devrions toutes et tous nous sentir coupables, d’ailleurs.
J’ai honte, parce que lorsque je vois que les pays de l’Union Européenne se disent prêts à accueillir des réfugiés ukrainiens, à raison, ce n’est que parce que cela rappelle, en miroir, à quel point nous sommes inhumains et abjects lorsqu’il s’agit d’accueillir des réfugiés dont le simple crime est d’avoir une couleur de peau différente de la nôtre. J’ai honte que nous ayons laissé la Méditerranée se transformer en cimetière, j’ai honte que nous ayons laisser des réfugiés crever de froid à la frontière biélorusse, alors que nous accueillons pourtant d’autres personnes qui ont vécu exactement le même calvaire. J’ai honte, parce que notre prétendu universalisme est en fait un universalisme pensé d’abord pour les personnes blanches ; je ne le découvre pas maintenant, bien sûr, mais cela apparaît désormais comme une violence brutale, éclatante et absolument insupportable.
Je me sens coupable, parce que nos droits de l’Homme et du citoyen disposent d’une hiérarchie qui, il faut désormais le dire comme tel, est profondément raciste – dans ses actes comme dans sa doctrine. Alors que notre cœur souffre pour l’Ukraine, nous avons été incapables d’une quelconque empathie envers le peuple syrien – ou même, plus près de nous, du peuple géorgien pourtant également déstabilisé par Vladimir Poutine -, tout en montant, partout dans le monde, les peuples les uns contre les autres pour assouvir nos objectifs stratégiques, tout en vendant et en livrant des armes pour le bien de nos économies. Je me sens coupable, parce qu’en miroir de notre réaction face à la guerre en Ukraine, je suis obligé de penser à tous ces Etats que nous participons à déstabiliser, ces peuples que nous participons à déplacer, ces personnes que nous utilisons pour assouvir nos besoins géostratégiques néocoloniaux, partout dans le monde – et notamment en Afrique.
J’ai honte, parce que face à ce bouleversement qui vient d’être opéré, face à ce nouvel ordre mondial qui s’écrit désormais brutalement sans que nous ne puissions y faire grand-chose, je me retrouve face à l’hypocrisie d’une Union Européenne qui entre en guerre sans le dire. J’ai honte, parce que notre veulerie et notre manque d’anticipation nous a mis au pied du mur, là, maintenant. J’ai honte, parce que nous savons toutes et tous, pertinemment, que dans toute relation, fusse-t-elle internationale ou non, il y a toujours une dimension systémique complexe qu’il fait qu’il n’y a jamais les bons d’un côté et les méchants de l’autre ; il y a simplement des Etats, des intérêts et des types de régimes. Et j’ai honte, parce que si cela me fait mal de voir souffrir les Ukrainiens, je sais aussi que les Russes vont souffrir et subir les sanctions à cause du comportement d’un homme qu’ils ne soutiennent pas.
Je me sens coupable, parce que nous nous retrouvons enferrés, que nous le voulions ou non, dans une logique de jeux impérialistes. Face à un impérialisme russe autocratique qui souhaite réécrire une Histoire fantasmée, nous répondons avec un impérialisme occidental et alliances et traités, qui ne sont jamais dépourvus d’intérêts géostratégiques. Je me sens coupable, parce que cela fait littéralement des décennies que puissances occidentales et russe instrumentalisent le peuple ukrainien dans des stratégies d’influences qui déstabilisent cet Etat, d’une révolution l’autre. J’ai honte, parce que tous les philosophes de plateaux, les analystes de salon, les éditorialistes en écharpes et les intellectuels en pantoufles nous donnent des leçons de guerre et de paix, au mépris de la terrible réalité du terrain, agissant comme d’irresponsables va-t-en-guerre, ivres de leur propre couardise.
J’ai honte, parce que face à la complexité d’un monde aux multiples intérêts, certaines et certains choisissent parfois la cécité délibérée, préférant la lâcheté de notre impérialisme universaliste sous couvert de valeurs humanistes. J’ai honte, parce que des candidates et des candidats à l’élection présidentielle ici, en France, n’hésitent pas à enjamber les décombres encore fumants pour produire des polémiques stériles et vaines, espérant ainsi voler deux demi-points dans les sondages à la faveur des cadavres qui jonchent les villes ukrainiennes. Je me sens coupable, parce que je vois que nos démocraties n’auront jamais honte des tactiques politiciennes, quitte à exploiter les actes atroces que nous réprouvons officiellement, mais qui peuvent toujours arranger nos petites affaires, en fonction de nos intérêts bien compris.
Je me sens coupable et triste, parce qu’en Syrie comme en Ukraine, au Mali comme au Myanmar, en Bosnie comme au Venezuela, et jusqu'aux tentes lacérées à Calais ou aux réfugiés violentés porte de la Chapelle à Paris, ce sont les mêmes peuples qui souffrent, les mêmes personnes qui n’aspirent qu’à une vie normale, à acheter à manger pour leurs familles, à permettre à leurs enfants d’aller à l’école, à passer de bons moments avec leurs amis, bref ; à avoir une vie digne, où l’équité et la reconnaissance donnent la chaleur dont nous avons toutes et tous besoin. Je ne suis pas naïf pour autant, et je sais bien que de renommés spécialistes et d’obscurs experts nous expliquent désormais, à longueur d’information en continu, que c’est ça la géopolitique, c’est ça les relations internationales. Que c’est comme ça, et qu’il faut être bien naïf pour ne pas vouloir le voir.
Mais de grâce, dans ce cas, que l’on cesse de nous abreuver de déclarations vides de sens, quand nous classons les réfugiés en fonction de leur couleur de peau. De grâce, qu’on cesse de nous tromper lorsque nous sommes capables de multiplier les milliards pour des budgets de guerre, alors que nous déplorons l’absence de volonté politique pour lutter contre un changement climatique qui sera autrement plus générateur de conflits, d’instabilités et de drames. De grâce, si l’on souhaite vraiment lutter pour des valeurs humanistes tout à fait bienvenues, que l’on commence par réduire les inégalités et les injustices qui creusent les différences entre les êtres – alors que l’on sait parfaitement, par exemple, qu’il n’y a pas de grandes différences entre des oligarques russes et des millionnaires français sur ce point, et que leurs intérêts de classe sont communs.
J’ai honte, parce que nous sommes les spectatrices et les spectateurs d’un spectacle de marionnettes dont nous sommes les principales cibles, au sens figuré comme au sens propre : la cible des guerres, des campagnes publicitaires, des sanctions économiques, des intérêts financiers, des démarches commerciales, des dispositifs médiatiques et de tant d’autres choses encore. Je me sens coupable, parce que j’ai, tout simplement, l’impression de ne jamais avoir assez fait pour empêcher tout cela, faire dérailler cet irrémédiable et effroyable ordre du monde, dont nos démocraties sont les principales bénéficiaires. J’ai honte, parce qu’il y a toujours, dans cette mascarade, des petits bouts de notre humanité qui abandonnent et partent en lambeaux. Je suis désolé que les petits refuges de la vie quotidienne, lorsque celle-ci est suffisamment douce quand nous en avons les moyens matériels et psychiques, nous permettent de regarder ailleurs – souvent, trop souvent. Et j’ai honte parce que ce texte constitue en quelque sorte, en lui-même déjà, une forme de privilège.
Il nous reste énormément de choses à faire, mais une chose est certaine : il n’y a pas d’Histoire sans notre consentement tacite ou sans notre participation, fusse-t-elle accidentelle. A chaque moment, à chaque époque, il ne tient qu’à nous de réécrire l’Histoire, de nous en saisir, de l’embarquer avec nous sur d’autres rives et de la faire nôtre. Parce qu’au-delà des catastrophes climatiques qui ne manqueront pas d’arriver, au-delà des horreurs racistes et des effroyables conflits auxquels nous participons malgré nous, parce que nous laissons nos représentants politiques les entériner, subsistent des peuples certes divers et différents, mais sur la même, toute petite, si petite planète. Et il nous restera toujours le vertige de nos impuissances, la grandeur de nos fragilités et la force de nos incertitudes – en concluant, comme l’écrivait l’anthropologue palestino-américaine Lila Abu-Lughod :
"Les autres vivent exactement comme nous nous voyons vivre, non pas comme des robots programmés par des règles soi-disant culturelles, mais comme des personnes qui vivent leur vie : ils se font du souci à propos des décisions à prendre, font des erreurs, essaient de se faire beaux, traversent des tragédies et des pertes personnelles, aiment être avec les autres et se trouvent des moments de bonheur."[1]
[1] Lila Abu-Lughod (1911), « Writing against culture ». In : Richard G. Fox, Recapturing anthropology : 137-162, p. 158. Santa Fe, School of American Research Press ; traduction du texte original.