COP30, A BELEM, BRESIL- 10 NOVEMBRE 2025
Que reste-t-il des Accords de Paris ?
DEGRADATION ACCELEREE DE L'ENVIRONNEMENT*
Alejandro Teitelbaum
I. L'explication de la dégradation de l'environnement qui s'accélère progressivement est complexe car elle est due à plusieurs facteurs. Mais les causes profondes se trouvent, d'une part, dans le pillage et la destruction systématiques de la nature - en particulier la déforestation - pratiqués à l'échelle planétaire par les puissances coloniales depuis des siècles et, d'autre part, dans la production et la consommation superflues et incontrôlées de toutes sortes d'objets et de produits, certains nécessaires et d'autres non. Ceci, c'est le résultat de ce que l'on appelle en économie la reproduction élargie.
La reproduction élargie est inhérente au système capitaliste. Il est essentiel de connaître son fonctionnement pour comprendre et expliquer la catastrophe écologique.
Sweezy a écrit : "Il est inévitable de conclure que la simple reproduction implique l'abstraction de ce qui est le plus essentiel pour le capitaliste : son intérêt à agrandir son capital. Pour ce faire, il convertit une partie - souvent la plus grande partie - de sa plus-value en capital supplémentaire. Son capital accru lui permet de s'approprier encore plus de plus-value qu'il convertit à son tour en capital supplémentaire et ainsi de suite. C'est le processus connu sous le nom d'accumulation du capital qui constitue la force motrice du développement capitaliste"[1].
Les neurobiologistes sont peut-être capables de localiser ce besoin compulsif d'accumulation quelque part dans le cerveau de nombreux patrons de grandes entreprises, mais Marx l'avait déjà étudié à sa façon : "Le capitaliste n'est respectable que dans la mesure où il est la personnification du capital. En tant que tel, il partage avec le thésauriseur le désir absolu de s'enrichir. Mais en outre, les lois immanentes du mode de production capitaliste, qui imposent à chaque individu capitaliste la concurrence comme une loi coercitive externe, le contraignent à accroître continuellement son capital afin de le préserver "[2]. Déjà dans le Manifeste communiste de 1848, on peut lire :
.... "Poussée par le besoin de marchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le monde entier. Elle a besoin de pénétrer partout, de s'implanter partout, de créer partout des moyens de communication. Par l'exploitation du marché universel, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dépouillé l'industrie de son caractère national. Les anciennes industries nationales sont détruites ou sur le point de l'être. Elles ont été supplantées par de nouvelles industries, dont l'introduction implique une question vitale pour toutes les nations civilisées : des industries qui n'utilisent pas des matières premières indigènes, mais des matières premières provenant des régions les plus éloignées, et dont les produits sont consommés, non seulement dans son propre pays, mais dans toutes les parties du globe. À la place d'anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, de nouveaux besoins apparaissent, exigeant pour leur satisfaction des produits provenant des lieux les plus reculés et des climats les plus divers".
Très schématiquement, la reproduction simple consiste en ce que, à la fin du cycle de production, le capitaliste conserve les mêmes machines, remplace celles qui sont cassées ou usées, paie les salaires et dépense le profit pour lui-même sans augmenter le capital de son entreprise.
En fait, le capitalisme ne fonctionne pas ainsi: pour être compétitif sur le marché, le capitaliste doit améliorer sa production grâce à de nouveaux investissements et, de plus, satisfaire son désir de gagner toujours plus.
Mais, pour atteindre cet objectif, le capitaliste doit vendre ce qu'il produit, y compris les excédents. Certains de ces derniers (aliments, textiles, appareils électroménagers) ne sont pas vendus et, dans les pays riches, ils sont détruits ou recyclés. En France, plus de 650 millions d'euros de produits non alimentaires neufs et invendus sont jetés chaque année (voir : La France envisage d'interdire la destruction des invendus de produits non alimentaires. https://www.france24.com/fr/20190604-gaspillage-destruction-produits-non-alimentaires-invendus-interdite-luxe-dons-recyclage).
Et, dans le monde entier, 1,3 milliard de tonnes de produits alimentaires sont jetés chaque année, depuis leur production et leur transformation jusqu'à leur consommation. Cela représente un demi-kilogramme par jour et par être humain vivant (voir : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/06/07/le-gaspillage-alimentaire-en-france-en-chiffres_5311079_4355770.html).
De plus en plus de produits sont fabriqués avec des innovations réelles ou supposées pour attirer les consommateurs. La publicité incitative est déployée pour cibler le consommateur potentiel avec les moyens les plus sophistiqués dont dispose le marketing.
Les dépenses de publicité dans le monde sont gigantesques et augmentent d'année en année. En 2019, il dépassa 550 milliards de dollars. (https://es.statista.com/estadisticas/600808/gasto-publicitario-a-nivel-mundial/).
Le capital financier contribue à un consumérisme exacerbé en facilitant le crédit. Les consommateurs s'endettent jusqu'à ce que leur pouvoir d'achat soit radicalement réduit ou épuisé et que des crises éclatent, entraînant la fermeture des entreprises les moins compétitives et la concentration progressive de la production entre les mains de quelques-uns (oligopoles et monopoles).
Les raisons de l'existence de la reproduction élargie persistent malgré la concentration oligopolistique/monopolistique et les capitalistes encouragent la demande de biens superflus et/ou inutiles ou produisent des biens (par exemple, des appareils ménagers) à obsolescence programmée : un appareil qui durait 20 ans est maintenant programmé pour durer cinq ans. Il en va de même pour les automobiles.
II. Cette production frénétique d'objets superflus et/ou inutiles nécessite une énorme consommation d'énergie et de matières premières à extraire et une gigantesque accumulation de déchets avec la pollution environnementale qui en découle.
Les téléphones portables et les automobiles en sont des exemples.
Actuellement, 130 millions de téléphones mobiles sont vendus dans le monde par mois ou 1560 millions par an (179 millions ont été vendus en 2009 et 720 millions en 2012). Il y a environ 7,7 milliards de téléphones mobiles actifs en service et 720 millions sont jetés chaque année. De nouveaux modèles dotés d'innovations réelles ou supposées, utiles ou non, sortent constamment et les personnes les achètent à un rythme effréné (voir : https://www.planetoscope.com/electronique/728-ventes-mondiales-de-smartphones.html).
En 2017, 93 millions de voitures ont été fabriquées et il y en a environ un milliard en circulation dans le monde, avec tout ce que cela représente en termes d'énergie et de matières premières utilisées pour leur fabrication, de pollution environnementale due aux gaz émis et aux matériaux issus du démantèlement des voitures déclarées en fin de vie, etc.
Rien qu'en France, 1,5 million de véhicules sont démontés chaque année, générant de nombreuses tonnes de déchets (liquides et solides) considérés comme dangereux pour l'environnement.
Voir : https://www.notre-planete.info/ecologie/transport/placeauto.php et
https://www.planetoscope.com/automobile/76-production-mondiale-de-voitures.html et
https://www.planetoscope.com/automobile/87-recyclage-de-voitures-hors-d-usage-en-france-vhu-.html.
III. La déforestation est une cause majeure de la dégradation de l'environnement. De nombreux exemples peuvent être donnés en plus du cas bien connu de l'Amazonie. Ainsi, en Amérique centrale, les zones forestières qui, en 1960, occupaient 60 % de la superficie totale des terres, n'en occupaient plus que 30 % en 1972. On estime que 350 000 hectares de forêt disparaissent actuellement chaque année dans cette région, ce qui représente un taux de déforestation annuel de 1,5 %, l'un des plus élevés au monde, avec de graves conséquences écologiques, telles qu'une pénurie d'eau pour l'irrigation et pour la consommation des populations. C'est la conséquence d'un processus dit de modernisation d'une part et de stratégies de survie d'autre part. La modernisation a consisté en une exploitation forestière aveugle pour vendre du bois, en l'extension des pâturages pour produire de la viande destinée à l'exportation ("hamburger connection"), en la production de bananes[3], de café et de coton également destinés à l'exportation, en l'exploitation minière, etc.
Les conséquences sociales ont été le déplacement des personnes de leurs terres et la destruction de leurs moyens de subsistance, le déplacement des paysans pauvres et des populations autochtones de leurs terres, qui, lorsqu'ils occupent de nouvelles terres plus éloignées, pratiquent des stratégies de survie, en coupant les arbres pour utiliser le bois comme combustible et aussi pour le vendre. Lorsque les paysans pauvres et les populations autochtones résistaient à la dépossession de leurs terres, la répression et les meurtres ne se furent pas attendre. La Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement financèrent ces processus de "modernisation", dont le résultat a été la concentration de la propriété foncière entre quelques mains, l'enrichissement des élites locales, des profits énormes pour les entreprises transnationales et l'appauvrissement et la dégradation des conditions de vie de larges secteurs de la population, dans un contexte de détérioration accélérée de l'environnement[4].
À première vue, les famines peuvent être attribuées aux conditions climatiques et aux guerres, mais un examen plus approfondi révèle le rôle désastreux joué par la colonisation et la recolonisation européenne, qui a dévasté de vastes étendues de forêts pour s'approprier le bois et promouvoir les cultures d'exportation telles que le café, le cacao et les cacahuètes, ces dernières ayant des effets particulièrement négatifs sur la conservation de l'humidité des sols. Les cultures de subsistance ont été marginalisées et les habitudes agricoles des peuples africains ont été modifiées, comme la culture itinérante, la rotation et la constitution de stocks, toutes conçues pour éviter la famine pendant les périodes de sécheresse. En Afrique, les forêts ont été rasées pour fournir du bois exotique aux marchés des pays dits civilisés. Entre 1930 et 1970, on estime que 25 à 30 % des forêts tropicales d'Afrique ont été détruites. Particulièrement au cours des dernières décennies, ce taux élevé de déforestation aux conséquences écologiques catastrophiques (sécheresse et érosion) est en grande partie dû à la conversion des forêts en terres pour les cultures d'exportation dans une tentative désespérée de gagner des devises étrangères pour le service de la dette. En Asie, la situation n'est pas différente et le Népal, par exemple, dont les forêts renferment du bois très prisé, a aussi le triste privilège d'avoir le taux de déforestation le plus élevé au monde, soit 4 % par an[5].
La déforestation, en plus des conséquences locales telles que la sécheresse, l'érosion et les changements de température, peut produire des effets climatiques dans des régions voisines ou plus éloignées en raison de différents facteurs: changement de direction des vents dominants, transformation des courants atmosphériques humides en courants secs, transformation de régions entières couvertes de végétation en déserts, etc. La disparition d'immenses étendues de forêt réduit le phénomène d'évapotranspiration, donc le régime des précipitations.
La déforestation entraîne également une altération physique et chimique des sols, avec pour conséquence l'érosion et l'accélération du ruissellement des eaux de pluie.
La photosynthèse est un processus qui consiste à transformer la matière inorganique en matière organique grâce à l'énergie fournie par la lumière du soleil. La vie sur notre planète est maintenue principalement par la photosynthèse : dans le milieu aquatique par les algues, et d’autres organismes végétaux et animaux, et dans le milieu terrestre par les plantes, qui ont la capacité de synthétiser la matière organique (biomasse) à partir de la lumière du soleil et de la matière inorganique.
Les épidémies et les pandémies d'origine zoonotique sont de plus en plus fréquentes, entre autres parce que les animaux sauvages porteurs de virus perdent leur habitat naturel et entrent en contact avec des humains qui sont vulnérables à ces virus. Voir : Ministère de la Transition Ecologique, Atteintes aux écosystèmes et à la biodiversité : quels liens avec l’émergence de maladies infectieuses zoonotiques ? https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/thema_essentiel_10_atteintes_ecosystemes_zoonoses_septembre2021.pdf
Pendant le processus de photosynthèse, les arbres et autres plantes absorbent dioxyde de carbone et exhalent oxygène contribuant ainsi a à dépolluer l’atmosphère. De manière telle que la déforestation à grande échelle a des effets directs considérables sur l'augmentation de la pollution atmosphérique avec dioxyde de carbone et comme résultat l'effet de serre.
Ainsi, le système économique dominant, d'une part, produit un énorme excès de CO2 et, d'autre part, empêche l'absorption naturelle de celui-ci par la dévastation des couvertures végétales.
On appelle chaînes de valeur la fragmentation internationale de la production. Les chaînes de valeur mondiales impliquent que les étapes de production, de la conception d'un produit à sa livraison au consommateur final, sont effectuées dans des pays différents. Cette organisation a été impulsée par les entreprises des économies avancées, incitées par la concurrence mondiale à optimiser leurs processus de production par l'externalisation (outsourcing) et la délocalisation à l'étranger de certaines opérations productives (offshoring).
Différents études indiquent que la distance parcourue en moyenne par les composants d’un yaourt (lait, fraises, plastiques) avant de rejoindre le consommateur final, est de 9000 km. (http://www.linternaute.com/actualite/savoir/07/petrole-yaourt/6.shtml; www.walmartwatch.org; https://bbcom21.wordpress.com/2009/11/02/9000-km-pour-un-yaourt-a-la-fraise/; https://www.lemonde.fr/le-rechauffement-climatique/article/2009/12/10/l-objet-du-jour-le-yaourt-par-terra-eco_1278944_1270066.html).
C’est l’illustration de l’explosion du transport, routier, par via aérienne et maritime. Avec pour conséquence une croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre. Système de production irrationnel visant l’optimisation des couts, au profit exclusif des sociétés transnationales.
IV. De nombreux travailleurs dans diverses parties du monde subissent les conséquences de la violation des normes de santé et de sécurité au travail. À cause, parmi d’autres, de l'utilisation de produits et de matériaux très dangereux. Voir la note 3 sur les bananières en Amérique Centrale.
Mais la violation des normes de santé et de sécurité au travail se produit également dans les pays centraux : la société transnationale IBM et ses sous-traitants utilisaient des éthers de glycol (qui sont des substances cancérigènes et provoquent des malformations dans la descendance de ceux qui y ont été exposés) dans des entreprises en France (IBM à Corbeil-Essones ) et aux États-Unis (Fishkill, près de New York), bien que l'Institut Curie ait alerté IBM dès 1988. Ces produits sont interdits en France pour un usage domestique depuis 1998, mais pas dans l'industrie, où leur "utilisation contrôlée" est autorisée. Certaines victimes ont intenté une action en justice contre les entreprises responsables[6]. Il en va de même pour d'autres produits dont l'utilisation est dangereuse pour la santé et dont l'usage domestique est interdit mais dont l'utilisation est autorisée dans l'industrie[7].
V. John Bellamy Foster, dans son livre Marx Ecologist, fait une étude approfondie des idées de Marx sur le concept de rupture métabolique, que Marx a centré sur la relation (antagoniste) ville/campagne. Au sein de chaque pays et entre les pays industrialisés et les pays agro-exportateurs.
Foster la relie à l'installation des formes de production capitalistes dans les campagnes, depuis l'extension progressive des enclosures, surtout aux XVIe et XVIIe siècles, jusqu'à la mécanisation du travail agricole et l'utilisation massive de pesticides et d'engrais chimiques pour la culture intensive, et pour conséquence le dépeuplement des campagnes et l'explosion démographique urbaine.
La fracture métabolique se produit parce qu'avec le développement de l'industrie et la croissance rapide de la population urbaine, la demande de produits agricoles (nourriture pour la population urbaine et matières premières pour l'industrie) croît verticalement. La satisfaction de cette demande entraîne l'épuisement des nutriments des terres agricoles, qui deviennent des déchets urbains polluant les régions urbaines et ne sont pas restitués aux terres agricoles. Comme le soulignait déjà Marx dans le tome III du Capital (Exploitation des résidus de la production), à propos de la pollution de la ville de Londres : "Les premiers sont les déchets de l'industrie et de l'agriculture, les seconds sont, d'une part, les déchets qui résultent des changements physiologiques naturels de l'homme et, d'autre part, la forme sur laquelle subsistent les objets utiles après leur utilisation. Les déchets de production sont donc, dans l'industrie chimique, les sous-produits qui sont gaspillés à un stade inférieur de la production ; les copeaux métalliques qui sont rejetés dans l'industrie de la construction mécanique et qui sont ensuite utilisés comme matières premières dans la production de fer, etc. Les résidus de consommation sont les matières organiques éliminées par l'homme dans le processus d'assimilation, les restes de vêtements sous forme de chiffons, etc. Ces déchets de consommation sont les plus importants pour l'agriculture. L'économie capitaliste est un gigantesque gaspillage dans son utilisation. À Londres, par exemple, on n'a pas trouvé de meilleurs usages pour le fumier de quatre millions et demi d'hommes que de l'utiliser, à un coût gigantesque, pour transformer la Tamise en un foyer pestilentiel".
Ce processus, qui n'était au départ qu'interne, s'est internationalisé et la fracture métabolique a eu lieu, non seulement à l'intérieur de chaque pays, mais aussi entre les grands pays industriels et les pays agricoles périphériques.
Lorsque Christophe Colomb arrive en 1492 sur l'île qu'il appelle Hispaniola (Haïti et Saint-Domingue), il trouve un véritable verger occupé par une importante population indigène vivant paisiblement. Dès le début du XVIe siècle, les Espagnols ont commencé à dévaster l'île et à décimer ses habitants par le travail forcé et la répression lorsqu'ils se révoltaient, au point qu'au milieu du XVIe siècle, ils ont dû commencer à les remplacer par des Africains réduits en esclavage, qu'ils ont également exploités sauvagement et qui se sont bientôt révoltés eux aussi. Au milieu du 17e siècle, les Espagnols ont abandonné une partie de l'île, occupée par les Français, qui ont poursuivi l'œuvre génocidaire et dévastatrice de leurs prédécesseurs, avec de bons résultats pour eux : en 1700, Haïti était le premier producteur mondial de canne à sucre.
Au moment de la conquête espagnole, 80 % de l'île était couverte de forêts d'essences diverses : cocotiers, manguiers, papayers, acajous, ceiba, tamariniers, etc. Au XVIIIe siècle, les cultivateurs de canne à sucre, d'épices, de café et d'indigo ont procédé à une déforestation massive pour faire place à leurs cultures, et pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains ont accéléré la déforestation pour planter du sisal et de l'hévéa[8].
Un exemple actuel de fracture métabolique internationale.
L'Argentine ne reconstitue que 37 % des nutriments du sol. Pour chaque expédition de 40 000 tonnes de graines de soja exportées, environ 4 000 tonnes de nutriments sont perdues. Pour les spécialistes, c'est le "coût caché" de l'agriculture argentine. Une étude de l'INTA (Instituto Nacional de Tecnología Agropecuaria) de Casilda , Santa Fe, a montré que pour chaque cargo qui transporte du soja à l'étranger, des milliers de tonnes de nutriments sont perdues dans les sols argentins, et que ces nutriments ne sont pas reconstitués. Selon Fernando Martínez, responsable de l'unité INTA, "pour 40 000 tonnes de soja, on exporte jusqu'à 8700 tonnes d'engrais, dont seulement 37 % sont reconstitués". La spécialiste Graciela Cordone, également de l'INTA Casilda, a expliqué que dans un navire chargé de 40 000 tonnes de soja, 3 576 tonnes de nutriments sont exportées. Si la cargaison est du blé, les nutriments sont comptabilisés pour 1 176 tonnes et, dans le cas du maïs, pour 966 tonnes. Les experts s'accordent à dire que les 3 576 tonnes de nutriments extraits - azote, phosphore, soufre, potassium et magnésium - correspondent à 8 735 tonnes d'engrais - urée, superphosphate simple, chlorure de potassium et sulfate de magnésium. Une tonne d'engrais a un coût moyen d'environ 450 dollars, ce qui générerait une décapitalisation d'au moins 3 millions de dollars par navire. Graciela Cordone a dressé le graphique de cette perte : "Il faudrait 300 camions pour charger les engrais contenant les nutriments exportés sur chaque navire : pour trois unités de nutriments, une seule est remplacée. (http://intainforma.inta.gov.ar/?p=12116).
Marx faisait déjà référence à l'exploitation impérialiste des nutriments du sol de pays entiers - dérivée de la fracture du métabolisme entre l'homme et la terre. "L'Angleterre, écrit-il dans Le Capital, exporte indirectement le sol de l'Irlande sans donner à ses cultivateurs même les moyens d'en remplacer les éléments " (Capital, chapitre XXIII, La loi générale de l'accumulation capitaliste, Cité dans l'article de John Bellamy Foster dans Le Monde Diplomatique de juin 2018 : Karl Marx et l'exploitation de la nature. https://www.monde-diplomatique.fr/2018/06/BELLAMY_FOSTER/58734 et dans Marx Écologiste, du même auteur, Éditions Amsterdam, Paris 2011)
Lorsque le sol irlandais s'est épuisé et que le sol anglais a commencé à s'épuiser, l’Angleterre a commencé à importer du guano du Pérou pour l'utiliser comme engrais.
Clark et Foster écrivent : "Le commerce international du guano au XIXe siècle met en évidence l'émergence d'une faille métabolique mondiale, le guano et les nitrates étant transférés du Pérou et du Chili vers la Grande-Bretagne (et d'autres nations) dans le but d'enrichir leurs sols appauvris" (Impérialisme écologique et faille métabolique mondiale, échange inégal et commerce du guano/nitrate) [9].
Des années 1820 aux années 1860, le guano était extrait des îles Chincha au Pérou. Elle a été exportée principalement vers les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. En 1863, l'Espagne a tenté de s'emparer des îles Chincha. Le Pérou et le Chili ont uni leurs forces et repoussé les forces navales espagnoles pendant la guerre hispano-sud-américaine, également connue sous le nom de guerre du Guano. La production sur les îles Chincha a atteint 600 000 tonnes par an à la fin des années 1860. Lorsque les gisements ont été épuisés, environ 12,5 millions de tonnes avaient été extraites.
Entre 1840 et 1879, le guano du Pérou a généré une énorme richesse, car le pays, propriétaire exclusif des gisements de guano, avait le monopole mondial de cet engrais. L'État concède l'exploitation du guano aux agriculteurs, mais conserve le contrôle du commerce. De nombreux hommes d'affaires ont bâti d'immenses fortunes en exploitant ces richesses. Ce fut notamment le cas du français Auguste Dreyfus, qui s'est retrouvé à la tête de l'une des plus grandes fortunes du monde grâce au guano.
En 1856, le Congrès des États-Unis a adopté la loi sur les îles Guano, toujours en vigueur au XXIe siècle, qui permet à tout citoyen américain de revendiquer, au nom des États-Unis, toute île inhabitée susceptible de contenir du guano. L'île fait ainsi partie du territoire américain. C'est ainsi que les États-Unis ont intégré à leur territoire de nombreuses petites îles et cayes contenant du guano.
De juin 1862 à août 1863, une vingtaine de navires ont amené environ 1400 indigènes de l'Île de Pâques pour travailler comme esclaves dans les réserves de guano du Pérou. Sous la pression de la France, du Chili et du Royaume-Uni, les autorités péruviennes ont rapatrié une centaine d'habitants de l'île de Pâques, mais seule une quinzaine d'entre eux sont parvenus au bout du voyage, les autres ayant succombé à la tuberculose et à la variole. Ces maladies ont été transmises par les survivants aux habitants de l'île qui avaient échappé aux esclavagistes. En 1877, l'Île de Pâques qui, avant les événements décrits ci-dessus, comptait environ 15 000 habitants, ne comptait plus que 111 personnes (https://fr.wikipedia.org/wiki/Guano).
Le paragraphe précédent, partant d'un cas particulier du sujet de cette note, est une synthèse exemplaire du fonctionnement du système capitaliste : guerres, esclavage, génocides, appropriation de territoires par les grandes puissances et, sur cette base, l'accumulation d'énormes fortunes.
A cet "impérialisme écologique", comme l'appellent Clark et Foster, s’ajoute l'exportation massive de déchets toxiques et la délocalisation des industries polluantes des pays les plus industrialisés vers la périphérie la plus vulnérable[10].
VI. Foster, dans Marx Écologiste, montre d'abord l'actualité de la pensée de Marx, en particulier, sa méthode d'analyse, et il critique avec pertinence les tendances dominantes actuelles des mouvements écologistes.
En conclusion: le système capitaliste et un environnement sain sont incompatibles.
C'est pourquoi Foster, Clark et York ont raison lorsqu'ils écrivent dans la dernière partie de leur article L'écologie de la consommation :
"Une véritable écologie de la consommation - la création d'un nouveau système de besoins durables et la satisfaction de ces besoins - n'est possible qu'en l'intégrant dans une nouvelle écologie de la production qui nécessite pour son émergence la destruction du système capitaliste"...
Antonio Guterres, Secretaire Géneral ONU. Discours inauguration COP 15- 6/12 /2022:
“Les sociétés multinationales se remplissent les poches en vidant notre monde des dons de la nature. Les écosystèmes sont devenus des jouets de profit. À cause de notre appétit sans borne pour une croissance économique effrénée et inégale, l’humanité est devenue une arme d’extinction massive. Nous jetons la nature à l’égout. Et, au bout du compte, nous nous suicidons par procuration ». https://press.un.org/fr/2022/sgsm21619.doc.htm.
Malheureusement, cette approche est minoritaire dans les mouvements et la littérature des environnementalistes, y compris les éco socialistes.
Le lien étroit entre le désastre environnemental et le système capitaliste explique l'échec répété dans les faits des accords internationaux censés ralentir le changement climatique et limiter l'utilisation de polluants et de produits génétiquement modifiés, conclus par des gouvernements qui ne sont rien d'autre que de simples agents et gardiens du système dominant. Les quelques mesures qui sont mises en œuvre sont pour la plupart destinées à apaiser (et à responsabiliser) les gens ordinaires et sont comme de l'aspirine destinée à soigner un cancer avancé.
L'aggravation du désastre environnemental touche à l’immense majorité de la population.
Tant que ces majorités ne comprendront pas que la catastrophe écologique est inhérente au capitalisme, l'environnementalisme ne pourra pas avoir de base solide.
Pour parvenir à cette compréhension, il y a un chemin long et difficile à parcourir, qui consiste notamment à surmonter les lacunes de l'actuel environnementalisme. -----------------------------------------------
*Chapitre 6 du livre Maison Terre, États des Lieux, Editorial Dunken, 2024. https://www.amazon.fr/Maison-Terre-Mirta-Libertad-Teitelbaum-ebook/dp/B0DVQCGWQT
NOTES
[1] Sweezy, Theory of Capitalist Development, 1942. En espagnol:Teoría del desarrollo capitalista, Fondo de cultura económica, Mexico. 1945. Apparemment il n’y a pas d’édition en français de ce classique de l’économie marxiste.
[2] Marx, Le Capital, chapitre XXIV du Livre I, septième section, " Transformation de la plus-value en capital ". III - Théorie de l'abstinence". Voir également Marx, Troisième Manuscrit des Manuscrits économiques et philosophiques.
[3] Dans les années 1970 et 1980, les compagnies bananières du Nicaragua, du Honduras et du Costa Rica (et dans de nombreux autres endroits du monde) ont utilisé un pesticide (le némagon) contenant du 1,2-dibromo- 3-chloropropane, qui a provoqué la stérilité de la procréation chez environ 1500 travailleurs de ces pays d'Amérique centrale. Dans les années 1990, des avocats de la région, en coordination avec des avocats des États-Unis, ont intenté un procès au nom des victimes devant le 212e tribunal de district du comté de Galveston, au Texas, contre les fabricants et les utilisateurs du produit : Shell Oil Company, Dow Chemical Company, Occidental Chemical Corporation, Standard Fruit Company, Standard Fruit and Steamship Co, Dole Food Company, Inc, Dole Fresh Fruit Company, Chiquita Brands Inc et Chiquita Brands International. Il leur était reproché d'utiliser un produit extrêmement nocif, de dissimuler délibérément sa dangerosité et de ne pas informer les travailleurs des mesures et des moyens de protection adéquats lorsqu'ils y étaient exposés. Le jugement de décembre 2002 au Nicaragua donnant tort aux entreprises est passé par les voies légales aux États-Unis. En octobre 2003, le jugement de Nicaragua a été rejeté par la juge du tribunal du district central de Californie. Elle a fait valoir que la société Dole Food Company Inc. n'avait pas été poursuivie correctement, car elle n'existait pas techniquement, puisqu'elle s'appelait Dole Food Company Inc. aux États-Unis et non Corporation, comme indiqué dans la plainte. La juge a fait valoir que les procédures légales du droit américain ont également été violées et que la décision du tribunal nicaraguayen comportait des lacunes.
[4] Peter Utting, The Social Origins and Impact of Deforestation in Central America. United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD) , 1991.
[5] Solon Barraclough and Krishna Guimire, The social dinamics of deforestation in developping countries: Principal Issues and Research Priorities, Discussion paper Num. 16. UNRISD, 1990.
[6] https://www.leparisien.fr/essonne-91/ethers-de-glycol-deux-anciens-salaries-attaquent-ibm-28-04-2006-2006942398.php
[7]Le gouvernement français a suprimé en 2018 quatre facteurs de pénibilité sur dix.Pour les 6 premiers facteurs de pénibilité (travail de nuit, travail en équipes alternantes, travail en milieu hyperbare, gestes répétitifs, travail en températures extrêmes, bruit), les salariés continueront de cumuler des points comme avant. Pour les 4 autres facteurs (manutention manuelle de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, risques chimiques), dont la mesure s’avère trop complexe, les salariés n’engrangeront plus de points, mais pourront, dès 2018, passer une visite médicale quelques années avant leur retraite. (https://www.gouvernement.fr/argumentaire/simplifier-la-prise-en-compte-de-la-penibilite-pour-garantir-les-droits-des-salaries).
Le gouvernement français a ainsi contourné ses obligations internationales: la Convention n° 187 de l’OIT sur le cadre promotionnel pour la sécurité et la santé au travail, en vigueur depuis 2009 et ratifié par la France le 29/10/2014 et d’autres Conventions et Recommendations de l’OIT sur le même sujet.
[8] Voir Haïti : occupation militaire, plusieurs siècles de pillage et de super-exploitation, et quelques semaines de miettes humanitaires). Histoire d'un génocide et d'un écocide. Alejandro Teitelbaum https://www.nodo50.org/ceprid/spip.php?article732).
[9] Voir, Vertigo, La revue electronique en sciences de l’environnement.Hors-série 26. Septembre 2016 https://journals.openedition.org/vertigo/17522
[10] Lawrence Summers, qui fut secrétaire au Trésor du président Clinton, a acquis une certaine notoriété lorsque, en tant qu'économiste en chef de la Banque mondiale, il a déclaré dans un mémo interne que la Banque devrait encourager l'exportation d'industries polluantes vers le tiers-monde, ajoutant que le déversement de déchets toxiques dans les pays à faible revenu était d'une logique économique irréprochable, car la vie d'un habitant du tiers-monde, en termes d'espérance de vie et de revenu par habitant, il valait beaucoup moins que celle d'un habitant d'un pays développé (The Economist, 15/21 février 1992).